Qui est Yussef Dayes, métronome de la nouvelle scène jazz UK

Au milieu de cet océan sans vague qu’impose cette péri­ode plate et déli­cate, nous nous sommes accroché à Yussef Dayes et à son album What Kin­da Music, con­fec­tion­né dans son inté­gral­ité avec le pro­duc­teur Tom Misch en avril dernier. En bon homme de rythme, bien enten­du, l’insaisissable bat­teur a dynamisé notre quo­ti­di­en pour revenir sur le sien, dont le dernier puis­sant coup de caisse claire en date, à reten­tit jusqu’aux oreilles du légendaire label de jazz Blue Note Records.

Si un jour, vous vous retrou­vez à dis­cuter avec un bat­teur, qu’il vienne du monde du rock, de la pop, du jazz ou qu’importe, pour décrire son instru­ment, il vous dira néces­saire­ment que « la bat­terie, c’est le rythme de la vie, les pul­sa­tions du cœur ». Alors que celui de Yussef Dayes, ce pur kid du sud de Lon­dres, bat plus fort que jamais, celui d’une légende l’ayant à jamais mar­qué s’est, lui, arrêté de bat­tre. En ce triste 30 avril – au lende­main de notre inter­view –, la fon­da­tion ryth­mique de l’afrobeat sur laque­lle Fela Kuti s’appuyait, le métronome Tony Allen a défini­tive­ment arrêté ses vas-et-viens. Il avait 79 ans, et tou­jours cette même volon­té éter­nelle de créer, cette envie aus­si, plus qu’intacte, de com­pos­er de la musique en bande, avec les jeunes, et les plus anciens, avec ses amis, ou sim­ple­ment, en com­pag­nie d’autres pas­sion­nés. Une façon de con­cevoir la vie, encore une fois exac­er­bée par ce dernier morceau de Goril­laz, dont le titre “How Far?”, résonne comme une épi­taphe de choix pour esquiss­er une douce allé­gorie de son existence.

 

Un artiste « live »

Comme pour Tony, c’est « la bat­terie qui a choisi » Yussef, il le sait depuis tou­jours, et nous l’avoue dès les pre­mières sec­on­des de notre inter­view : « J’ai eu le sen­ti­ment très tôt que ça serait mon devoir de jouer de cet instru­ment. » Aus­si, comme Allen, Dayes partage cette idée de créer de la musique à plusieurs. Dès son plus jeune âge, ce cadet de trois frères s’amuse avec eux à « repro­duire fidèle­ment pen­dant des heures et des heures, les lignes de bat­ter­ies de tous ces grands musi­ciens qu[‘il] entendai[t] grâce aux vinyles de [s]on père » ; The Wail­ers, Bob Mar­ley, Her­bie Han­cock, Miles Davies, Nina Simone, Tra­cy Chap­man — « et je peux con­tin­uer comme ça longtemps ! » Ce qui se man­i­fes­tait jusqu’ici comme une obses­sion va rapi­de­ment gliss­er à ce que Yussef appelle désor­mais une « voca­tion ». Accom­pa­g­né de toute sa fratrie, et de leur ami (plus que) proche Wayne Fran­cis, ils fondent leur groupe, Unit­ed Vibra­tions, un pseu­do­nyme qui porte explicite­ment en son sein toute la volon­té de leur union.

J’ai eu le sen­ti­ment très tôt que ça serait mon devoir de jouer de cet instrument.”

Avant de par­ler des galettes estampil­lées de ce nom, Yussef nous souligne avec insis­tance l’essence même de l’artiste qu’il est, un musi­cien de « live » : « Il faut savoir qu’avant qu’on sorte des dis­ques, on jouait déjà dans le Tout-Londres. Je me pro­duis en con­certs depuis que j’ai huit ans, et si tu veux vrai­ment remon­ter à ma toute pre­mière fois, il faut revenir jusqu’aux petites sec­tions d’é­cole ! » C’est donc bien rodé à la réal­ité de la scène et à tout ce qu’elle impose, que la famille Dayes immor­talise enfin sur disque les fruits de leur tra­vail : un pre­mier EP à la fin 2009, RA! — un hom­mage à peine caché au bril­lant Sun Ra. Une par­en­thèse à leur quo­ti­di­en d’accrocs à la scène, qui, bien des années plus tard, pré­cisé­ment à l’orée de 2016, se con­cré­tise par le pre­mier long for­mat de Unit­ed Vibra­tions : The Myth of the Gold­en Ratio. Un album qui, encore aujourd’hui, reste unique aux yeux de Yussef.

 

Un premier album fondateur

Comme Yussef nous le détaille, grâce à cet objet-disque, il a pu assim­i­l­er les sub­til­ités du « game » : « The Myth of the Gold­en Ratio a été un moyen pour moi de com­pren­dre com­ment fonc­tionne un groupe, et de manière plus glob­ale, l’industrie. J’ai aus­si cap­té la façon de faire vivre un album, de son enreg­istrement, à toute l’étape de la pro­mo­tion. Cette expéri­ence m’a servi de base. Elle sym­bol­ise mes orig­ines, mes racines. Tout ce qui s’est passé après est dingue, mais tu dois te rap­pel­er d’où tu viens. Et pour moi, c’est vrai­ment là que tout a com­mencé ». Pour que cette équa­tion n’affiche plus d’inconnu, et que (presque) tous les mem­bres de sa famille soient cités, le plus jeune des frères Dayes embraye avec son père, un homme de musique, dont « l’opinion compte beau­coup », et qui, comme Yussef s’en amuse, l’a « tou­jours poussé à [s]’améliorer, comme Ser­e­na Williams et son pater­nel ». Une référence à cette légende du sport, qui le ren­voie directe­ment à une autre, qu’il a eu la « chance » de côtoy­er lorsqu’il était encore ado.

 

Sa rencontre avec Billy Cobham, l’aventure Black Focus

Si Yussef est devenu la per­son­ne et le musi­cien qu’il est aujourd’hui, en plus de sa famille, il le doit aus­si beau­coup au légendaire Bil­ly Cob­ham – bat­teur hors pair et homme de rythme du Mahav­ish­nu Orches­tra. Une nou­velle fois, c’est son père que l’on retrou­ve à l’origine de cette ren­con­tre : « J’ai gran­di avec son tra­vail. À la mai­son, j’entendais tou­jours le Mahav­ish­nu Orches­tra, son album Spec­trum… C’est vrai­ment devenu mon héros ! » Tout prend une autre tour­nure quand, des dis­ques, Yussef passe à l’homme : « J’ai pu étudi­er avec lui pen­dant un moment. Cette “mas­ter­class” que j’ai suiv­ie sous sa gou­verne a com­plète­ment changé ma vie. En plus de ren­con­tr­er ton idole, tu te rends compte que c’est une super per­son­ne, qui partage sans hésiter son amour et son savoir. Ça restera en moi jusqu’à la fin de mes jours ! » De notre point de vue, cette affil­i­a­tion prend tout son sens. Il est dif­fi­cile de tiss­er un lien entre le Mahav­ish­nu Orches­tra et le duo Yussef Kamaal. Pour­tant, ce pro­jet qui unit Hen­ry Wu (alias Kamaal Williams) et Yussef Dayes, trou­ve une inspi­ra­tion dans ce glo­rieux passé.

 

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La nouvelle scène jazz ne serait pas ce qu’elle est sans Robert Glasper

 

Sans se prêter au jeu plus que hasardeux des com­para­isons, deux points com­muns exis­tent tout de même entre le Mahav­ish­nu Orches­tra et Yussef Kamaal. L’un, comme l’autre, et con­traire­ment à Prévert, sont nus de toutes Paroles – une évi­dence nous direz-vous, encore fallait-il la met­tre en avant. Surtout, à la façon dont le pre­mier tran­scende le rock avec le jazz, le sec­ond gon­fle ce « jazz », de toute cette cul­ture élec­tron­ique so british, enrac­inée dans le bro­ken beat et la drum & bass. Yussef con­firme notre intu­ition : « Black Focus a vrai­ment noué un lien entre tout ce que tu viens d’évoquer — même si, à la place de “jazz”, je dirai de façon plus générale, la “musique noire clas­sique”, ou qu’importe le nom finale­ment. En tout cas, je crois que notre album a con­tribué à l’essor de la scène instru­men­tale anglaise. » À nou­veau, comme pour Bil­ly Cob­ham and Co, Black Focus s’impose comme témoin d’une « syn­ergie » pro­pre aux col­lab­o­ra­tions réussies, bâtis­sant un pont doré entre le « com­plexe et l’accessible ». Une tech­nique de haut vol, per­cep­ti­ble au mieux, « en live » — on y revient.

 

Une petite histoire de genre

Arrivé là, il est plus que légitime de deman­der à Yussef si, comme Hen­ry Wu, il est touché du même amour pour la musique élec­tron­ique. « Je ne réfléchis pas vrai­ment comme ça – balaye-t-il preste­ment. Je me laisse guider par mes envies. Mais en gran­dis­sant, j’ai aus­si écouté Bur­ial, Aphex Twin, Fly­ing Lotus… Ces derniers temps, j’ai beau­coup tra­vail­lé à Los Ange­les, que ça soit sur mes pro­pres pro­duc­tions, ou pour d’autres. Tout ce que je peux te dire, c’est que dif­férentes choses arrivent ! » Con­cer­nant la musique élec­tron­ique, et tous les styles qui en découlent, le bat­teur ne se mon­tr­era pas plus pré­cis, invo­quant la sacro-sainte jus­ti­fi­ca­tion de « l’étiquetage inadap­té ». Une sale manie, qui a bien enten­du impacté le sens même du mot « jazz », comme Yussef l’analyse :

«Les gens aiment l’utiliser de la façon qu’ils veu­lent, mais ce n’est pas ça. Si tu par­les à Mansur [Brown] par exem­ple, il t’expliquera que sa musique ne ressem­ble pas à du jazz. Pareil pour moi : je n’écoute pas qu’une seule gamme de choses ! Je ne con­sid­ère pas Love Is the Mes­sage comme du jazz, mais cer­tains ont dit que ça l’était, parce que c’est instru­men­tal, et qu’il y a beau­coup d’improvisations… Si tu tends l’oreille, tu enten­dras plein de sons dif­férents, rien que dans l’intro. Je com­prends ce besoin de tout class­er pour les gens de l’extérieur, mais en réal­ité, on com­pose juste de la musique ! Regarde Prince, Jimi Hen­drix, Led Zep­pelin… Per­son­ne ne s’est vrai­ment accordé sur leurs styles. »

La clef, c’est la lib­erté. Une notion essen­tielle pour les artistes.”

Avec cette expli­ca­tion, What Kin­da Music, son dernier disque – qui suc­cède au pro­jet court Dual­i­ty (décem­bre 2019) –, résonne d’une tout autre manière. Comme pour Black Radio de Robert Glasper, la fusion des univers de Tom Misch et de Yussef Dayes a séduit l’iconique label améri­cain Blue Note Records, qui, de lui-même, s’est pro­posé comme témoin de ce mariage ; « plus qu’une fierté » résume l’un des prin­ci­paux intéressés. Plutôt que de se la jouer Mar­cel Proust, péri­ode À la recherche du temps per­du, pour expli­quer le pourquoi du com­ment de la cohérence et de l’homogénéité de son tra­vail avec Tom, Yussef adopte une pos­ture sim­ple : « Cet album, c’est vrai­ment des bouts de nos œuvres que nous avons réu­nies. On n’a pas trop réfléchi, et on a lais­sé les choses se faire. La clef, c’est la lib­erté. Une notion essen­tielle pour les artistes ». Faudrait-il voir ici la réponse typ­ique d’un musi­cien live ? « Oui, c’est ce que je suis. Tu ver­ras ça pen­dant les con­certs ! » Avec plaisir, en espérant que l’on puisse s’y ren­dre le plus vite possible.

Yussef Dayes et Tom Misch en studio

 

À plusieurs, on est plus fort

Pour finir, sub­siste une ques­tion. Depuis ses débuts, Yussef s’est tou­jours dis­tin­gué en groupe, que ce soit avec ses frères, avec Hen­ry Wu, Mansur Brown, Roc­co Pal­ladi­no, ou bien Alfa Mist. Mais, a‑t-il déjà pen­sé à con­fec­tion­ner de la musique en solo ? Il répond d’une ultime pirou­ette : « Si tu viens en con­cert, tu préfér­erais voir, moi, Mansur, Roc­co, Alfa, Tom, etc., tous ensem­ble, ou juste l’un d’entre nous ? Il va sans dire que d’imaginer tous ces grands tal­ents réu­nis sur une unique scène laisse rêveur : “La musique atteint un tout autre niveau quand tu t’entoures des meilleurs. Et ça ne date pas d’hier !” Si l’union fait la force, de cette même force peut naître l’intelligence. C’est en tout cas val­able pour Yussef Dayes et sa clique.

Comme véri­fi­ca­tion, on vous pro­pose un rapi­de live, de cir­con­stance enreg­istrée à dis­tance, de référence pilotée par l’excellente équipe de NPR Music Tiny Desk (home) con­certs. Une (trop) petite dizaine de min­utes, agréable d’abord, qui nous installe con­fort­able­ment sur ce nuage coton­neux que leur musique tisse avec élé­gance – frus­trante dans un sec­ond temps : à quand un retour en salles pour ressen­tir pleine­ment et physique­ment toutes ces bonnes vibes ?

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