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Carte de membre de JD Beauvallet
13 décembre 2020

Retour à l’Haçienda de Manchester, épicentre de la révolution acid des 80’s

par Tsugi

L’Haçienda de Manchester fut l’épicentre de la révolution acid. C’est aussi là que les voyous ont appris à mélanger rock et house. Un lieu légendaire, qui a pourtant mal démarré et mal fini.

Article issu du Tsugi 135 : La musique fait son #MeToo, disponible à la commande en ligne.
Par JD Beauvallet

Pour elle, j’ai tout plaqué au début des années 80. À peine évadé de l’adolescence, j’abandonnais études, famille, proches : je voulais passer mes nuits avec elle. Et dès mon arrivée à Manchester, je cherchais un pied-à-terre qui ne nous sépare que de quelques minutes à pied. En courant, souvent: c’était Hulme, une pieuvre de béton armée jusqu’aux dents où régnaient la violence, le malheur, la folie. Mais l’amour me rendait aveugle, et quelques minutes à peine après avoir posé mes valises, j’étais avec elle, ému jusqu’aux larmes de finalement la rencontrer, la toucher, la pénétrer: l’Haçienda.

Ce lieu autour duquel j’avais construit tant de rêves, de fantasmes, il m’avait clairement appelé un an plus tôt. J’avais lu cet ordre de mobilisation dans le NME : le label Factory ouvrait son propre club au cœur de Manchester, une vaste salle accueillant concerts, DJs, bars et le who’s who mancunien. Je vénérais alors Factory, achetant religieusement chaque nouvelle sortie, l’adorant par principe, par devoir. Une fidélité sans faille. Et puis ce club, c’était l’idée dérangée de New Order. Le groupe avait découvert lors de ses tournées américaines le clubbing newyorkais, l’électronique en construction, dont New Order et ses idoles Kraftwerk formaient le socle. New Order finança ainsi la construction puis les pertes colossales de l’Haçienda, en faisant semblant de ne pas être au courant.

« Ma carte de membre a été plus importante pour moi que mon passeport, me révélant des continents inconnus, des populations qui ne semblaient exister que la nuit, qu’ici. »

Carte n°9014

Dès ce premier jour dont je n’oublierai jamais l’émerveillement naïf, je possédais, pour la vie, une carte de membre. N°9014. Ce sésame reste, aujourd’hui encore, l’un de mes objets les plus précieux, pour ce qu’il m’a ouvert les yeux, ouvert des portes, ouvert à un monde vertigineux dont j’aurais sans doute tout ignoré. Ma carte de membre a été plus importante pour moi que mon passeport, me révélant des continents inconnus, des populations qui ne semblaient exister que la nuit, qu’ici. Ma vie pouvait commencer.

Le même soir, après une queue rapide sur Whitworth Street, entouré de gens de mon âge aux looks si sophistiqués, si personnels, je passais enfin la porte de métal de l’Haçienda. Grande est la stupeur: il fait un froid de gueux, il n’y a pas un chat, la musique résonne lugubrement dans ces volumes exorbitants. Il n’y a pas de concert ce soir-là, mais la politique jusqu’auboutiste de Factory impose l’ouverture du club tous les soirs, afin de devenir un hub social, un lieu d’échanges et de rencontres. Et ça marche: je croise sans comprendre un mot de ce qu’elle baragouine ma colocataire brièvement rencontrée dans l’après-midi. Elle avait compris, consternée, que j’étais ici pour être au plus proche de Factory. Ça tombe bien, son copain joue dans le groupe A Certain Ratio, alors encore une sorte de Joy Division funky, et il me présenta son crew. Au balcon de l’Haçienda, nous dépenserons au fil des mois des fortunes au flipper. Je ne fréquentais alors guère les soirées clubbing, où il y avait souvent plus de staff derrière les bars que de clients sur le dancefloor. Le lundi était gay, le mardi morose: la soirée s’appelait The End No Funk et des garçons tristes en pardessus râpés dodelinaient, au mieux, sur des musiques déprimées. Mais je ne ratais quasiment aucun concert. Dans le même mois, on pouvait ainsi voir Pigbag, Birthday Party, Eurythmics, Pale Fountains et John Cale. Ou, en quelques jours, Frankie Goes To Hollywood, la très habituée Divine et The Smiths. On passait ainsi de la musique industrielle d’Einstürzende Neubauten à la soul suave de Curtis Mayfield, des Cramps à la première prestation européenne de Madonna, de Johnny Thunders à Grandmaster Flash, des Cocteau Twins à Prodigy, des Stone Roses à Lee Scratch Perry…

Nous étions ainsi nombreux, en ce début des eighties, à considérer l’Haçienda comme une simple salle de concert. La notion de clubbing, hormis chez les surexcités de la northern soul, n’existait guère dans le Nord anglais : on en était encore aux boîtes de nuit où des lads se castagnaient après deux pintes, où les filles dansaient comme dans un clip de Human League autour de leurs sacs à main.

« L’Haçienda devient l’épicentre d’une révolution sonique, esthétique et même sociétale. »

Perrys & scallies

Mais Factory avait des antennes, des fournisseurs de sons à New York, Detroit et Chicago. De Mike Pickering à Laurent Garnier, on observe alors à l’Haçienda une curieuse migration des regards : ils délaissent soudain la scène, semblent rivés à la cabine de DJ, une cabane sur le balcon. Cette vénération qui change de camp, elle alimentera dès les débuts des légendaires soirées Nude toute une scène locale, grandie à l’Haçienda. La singularité des Stone Roses, Charlatans ou Happy Mondays, c’est d’avoir accompagné musicalement cette mutation du club, mélangeant les guitares stridentes de l’indie-rock et les beats hédonistes de la house. Ces groupes forment un pont, du rock vers la dance, dont personne ne reviendra. L’Haçienda devient l’épicentre d’une révolution sonique, esthétique et même sociétale. Les perrys et les scallies, petites frappes du Nord, trouvent dans l’ecstasy un accord de paix pour leur guerre de 100 ans et fraternisent même sur le dancefloor. Les DJs deviennent des stars, une génération de weekenders les suit à la trace et transforme d’obscurs singles de Chicago en des tubes nationaux. C’est l’été de l’amour ‘88, puis son remake de ‘89 – les concerts des Stone Roses ou Happy Mondays de l’époque comptent parmi les plus enthousiasmants de ma vie, tant les salles de concerts improvisent des raves, tant le spectacle est autant dans les danses tribales du public que sur scène.

Un jour, j’ai traité les Happy Mondays de « délinquants juvéniles ». Ils me remercièrent longtemps pour l’acuité de cette description. Car s’ils avaient ouvert très tôt leur petit commerce de la drogue sous les escaliers de l’Haçienda, ils furent vite remplacés par les industriels du trafic et leurs milices armées. La violence précipitera la fermeture en pente douce du club, en 1997.

Je reviens souvent à Manchester. Ma rue a été rasée, l’Haçienda transformée en lofts. Je pense avoir été la seule personne à passer ses nuits à l’Haçienda ayant réussi cet exploit: adorer la musique, mais ne jamais danser. Il faut dire que les danses de Bez des Happy Mondays pouvaient filer de sacrés complexes.

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