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© Manuel Luego Cid
14 octobre 2024

TTC : L’histoire de Bâtards sensibles | INTERVIEW 1/2

par Tsugi

Il y a vingt ans sortait Bâtards sensibles, le deuxième album de TTC, un disque visionnaire et avant-gardiste, mélangeant rap et musique électronique comme personne ne l’avait fait auparavant. Pour Tsugi, les six membres du groupe, les rappeurs Teki Latex, Tido Berman et Cuizinier, leur DJ Orgasmic, les producteurs Para One et Tacteel, ainsi que l’artiste graphiste Akroe, créateur de la pochette, sont revenus sur la conception de ce disque emblématique, resté unique dans l’histoire du rap français, arrivé deux ans après Ceci n’est pas un disque et deux ans avant 3615 TTC, leur dernier album. 

 

Article issu du Tsugi Mag 169, écrit par Gérome Darmendrail

 

 

UNE NOUVELLE DIRECTION MUSICALE

Teki Latex : Ce qu’on écoutait avait changé. C’est ce que raconte le « moitié thug moitié nerd » du refrain de « Dans le club », qui a été un peu le morceau déclencheur de Bâtards sensibles. On découvrait ces formes de rap axées vers le club, considérées comme commerciales, en tout cas en rupture avec le côté intello « je suis fan de Radiohead » que prenait le rap indé à ce moment-là. On s’est posé la question : est-ce que l’expérimentation dans le rap aujourd’hui n’est pas plus du côté de Timbaland, du grime, de Ludacris, des Cash Money Millionaires, de Missy Elliott, d’Andre 3000, que d’Anticon, Rawkus ou Def Jux ?

Tacteel : Anticon, Rawkus et Def Jux avaient été des labels hyper créatifs, et une grosse influence, mais à ce moment-là, ce qu’on a appelé le rap backpack était en train de devenir un peu chiant. Il se positionnait comme une alternative au rap mainstream américain, mais c’est dans le rap mainstream que ça devenait le plus intéressant d’un point de vue créatif.

DJ Orgasmic : La musique électronique arrivait aussi dans l’équation. On allait souvent chercher des promos chez Pias, qui distribuait Big Dada, notre label, en France. Une fois, par exemple, ils filent un CD mixé de DJ Godfather à Cuizinier. On écoute ça dans le van et on est là : « C’est quoi ce truc ? » Et la ghettotech, ça nous amène à Detroit, Chicago, etc. On se met aussi à écouter des labels qui sortent à la fois de la musique électronique et du rap, comme Warp, avec Prefuse 73, en qui on voit une forme de rap futuriste.

C’est l’époque de Squarepusher, avec des vocaux découpés qui ressemblent à des scratches. « Do You Know Squarepusher », c’est vraiment un morceau qui nous retourne le cerveau. Et c’est l’époque du dirty south, du crunk, de la 808 qui revient dans le rap, mais utilisée différemment, pour faire des lignes de basses. On y voit un tronc commun.

Para One : On avait envie d’explorer toutes les rythmiques cool qui émergeaient ou nous arrivaient aux oreilles. Il y avait une sorte d’émulation autour d’un son électronique qui n’était pas encore poussé dans le premier album, et il était temps que ça devienne la forme musicale de TTC. Je sais que pour Teki, c’était super urgent. Il disait : « Maintenant, on est dans ce son et on veut faire un album cohérent. Et on ne va pas aller chercher des prods à droite, à gauche, on va le faire en équipe. »

Teki Latex : Tacteel et Para One ont vraiment intégré le groupe au moment de Bâtards sensibles. On avait une envie d’aller dans une direction commune qui s’est imposée d’elle-même.

 

TTC

©Manuel Lagos Cid

 

 

« On avait envie d’explorer toutes les rythmiques cool qui émergeaient ou nous arrivaient aux oreilles. Il y avait une sorte d’émulation autour d’un son électronique qui n’était pas encore poussé dans le premier album. » Para One

 

 

 

 

Para One : La plus grosse partie du premier album avait été produite par Mr. Flash. Tacteel et moi n’étions intervenus qu’à la fin.

Tacteel : On avait fait chacun un morceau, mais rapidement, on avait eu l’intuition qu’humainement et musicalement, ça collait. On était jeunes, mais on avait déjà une petite expérience du rap français tradi, dont on avait assez rapidement saisi les limites. On avait aussi vite senti qu’on n’y aurait jamais véritablement notre place. La ref ultime, dans le rap français à cette époque, c’était Mobb Deep. En tant que producteurs, on était à la recherche de quelque chose de plus frais, d’amusant, et empiler les boucles sur des patterns de drum, ça commençait déjà à nous faire chier. Il se trouve que les TTC étaient complètement en phase avec nous.

Cuizinier : Le fait de tourner nous a également influencés. On avait cette chance, par rapport à d’autres groupes de rap français, d’être signés sur un label international, Big Dada. Ça nous permettait de jouer à l’étranger, en Angleterre, aux États-Unis, au Japon, de rencontrer des gens qui nous faisaient découvrir des choses.

Tido Berman : Ce qui était sûr, c’est qu’on n’allait pas refaire le même genre d’album que le premier, car on ne voulait pas se répéter. On a vite compris que l’on avait le droit de casser les frontières et d’inventer la musique qui nous correspondait, encore plus que sur le premier album, pas celle que tout le monde produisait. On voulait faire le hip-hop du futur.

 

L’INFLUENCE DES CLUBS

Para One : Ça bougeait dans tous les sens et on bougeait dans tous les sens. On sortait de notre chambre, on arrêtait d’être des nerds du rap indé pour devenir des oiseaux de nuit. Il y avait beaucoup de courants musicaux qu’on découvrait en club. C’est pour ça qu’il y a autant de références aux clubs dans les titres de Bâtards sensibles.

TTCCuizinier : Le week-end, on était souvent en tournée, mais trois à quatre soirs par semaine, on était dehors, en club à Paris, à traîner jusqu’à 4 ou 6 heures du mat’. C’est ce qui a défini aussi le côté électronique de l’album.

Tido Berman : On allait au Rex, au Pulp, au Triptyque…

Para One : Tout ce qui se jouait en club nous intéressait, surtout s’il y avait possibilité de le mélanger avec du rap. On sortait vraiment pour la musique. On se déplaçait pour voir les DJ.

Tacteel : Je pense à une grosse soirée booty bass au Nouveau Casino où Disco D était venu mixer en 2003. Tout le monde était là. Ça a vraiment été une révélation. Je lie cette soirée à ce qu’on a essayé de faire ensuite avec « Girlfriend ».

TTC

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Teki Latex : L’arrivée des platines CD dans les clubs, les Pioneer CDJ-1000, pour moi, ça a été un déclic. On pouvait trouver un morceau sur un blog et le jouer instantanément. Mieux, les producteurs du crew pouvaient créer un morceau, un bootleg ou un remix dans la journée, le graver sur un CD et le jouer en club le soir même dans les soirées qu’on organisait au Triptyque, au Batofar ou à la soirée Clark au Rex. Il était là le game changer.

On pouvait tester en club les sorties de notre label Institubes et les nouveaux extraits des mixtapes de Cuiz. Il y avait un petit effet « les mecs de TTC débarquent dans le club » et non seulement on allait mettre l’ambiance, mais peut-être qu’on allait jouer aussi des morceaux qui ne sortiraient que six mois après.

Akroe : Quand ils arrivaient dans le club, on savait qu’ils étaient là. Ça concernait un petit milieu, mais tu sentais que ça excitait les gens. À Paris, les clubs étaient quand même vachement techno, c’était hyper dur d’entendre du rap, c’était presque interdit. Mais avec les soirées Clark, au Rex, ou les soirées Alors les filles, on se promène ? et Poulet & Bière qu’ils organisaient au Triptyque, ça commençait à changer.

Teki Latex : On insistait toujours auprès de notre tourneur, Mago, pour faire un after ou que le concert se transforme en soirée. On prenait d’ailleurs le DJ Jean Nipon pour faire la première partie de nos concerts plutôt qu’un autre groupe de rap. Même les MC du groupe se sont mis aux platines à ce moment-là. On jouait tous après chaque show sous le nom Superfamilleconne.

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DJ Orgasmic : Et à partir de Bâtards sensibles, on construisait nos concerts comme des DJ-sets, sans temps morts, comme une montée. On faisait aussi des bootlegs, on changeait l’instru au milieu du morceau. « Catalogue » se transformait en « All That She Wants » d’Ace Of Base, par exemple. C’était l’époque de Hollertronix (duo de DJ composé de Diplo et Lowbudget, ndr). On avait été matrixé par ce truc de Diplo qui mélangeait plein de trucs, notamment de la pop avec du rap.

Teki Latex : Je pense que c’est important de parler des gens qui venaient à ces soirées, et de dire que TTC en 2003, pendant la conception de Bâtards sensibles, c’étaient des rappeurs, des producteurs, des DJ, des soirées, mais aussi des forums internet. Des forums comme Institubes, Scenehoppers, que l’on modérait, et d’autres sur lesquels nous étions actifs, sur lesquels on a affûté et diffusé notre manière d’apprécier et de réfléchir à la musique. À ce moment-là, on échange avec notre public via ces forums.

On découvre des styles musicaux, des artistes, des scènes locales et mondiales, la ghettotech, la B’more, le baile funk, on débat, on partage des mp3. On développe tout un réseau d’auditeurs/DJ dans toute la France, qui sont dans le même délire que nous, qui jouent et écoutent la même chose que nous, un vrai underground quoi.

Des gens que je croise toujours au détour d’un DJ-set ou chez Rinse en 2024. Un peu plus tard, on se connecte avec Diplo, Spank Rock, et toute la scène américaine via le forum Hollerboard… Cela nous permettra de nous développer aux États-Unis, de jouer à South By Southwest, à la Knitting Factory de New York, à la Viper Room de Los Angeles. Les forums ont beaucoup compté dans l’histoire de TTC. Nous étions vraiment dans une optique où on se disait que s’ils comprenaient nos influences, les gens comprendraient mieux notre musique.

 

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