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4 juin 2024

Tubes : de plus en plus courts ?

par Tsugi

En dix ans, la durée moyenne des tubes, en France comme aux États-Unis, a significativement baissé. Une tendance cyclique qui s’explique par des habitudes globales de consommation plus effrénée, mais aussi par la domination des nouveaux canaux de diffusion.

Article rédigé par Brice Miclet pour le Tsugi 162

La vie est faite de cycles. Les marées, le revival disco, la mode des perfectos… L’abaissement de la durée globale des chansons ne fait pas exception. C’est un éternel constat qui refait régulièrement surface à grands coups de désolation et de nostalgie, convoquant une époque, celle des années 1970, où les morceaux pouvaient être étirés sur des longueurs impensables de nos jours. Il se trouve que nous évoluons dans une ère de l’histoire moderne où les titres ont tendance à être plus courts.

Et les chiffres le montrent: en 2019, le média américain Quartz menait une étude sur les chansons du Billboard Hot 100 de 2013 à 2018. « La durée moyenne d’une chanson est passée de 3min 50s à 3min 30s. Seulement 1% de ces hits durait 2min 30s ou moins en 2013, contre 6% en 2018. » Avec l’omnipotence grandissante des plateformes de streaming et l’émergence de TikTok et de ses formats courts depuis 2020, cette évolution est encore parfaitement d’actualité.

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©DR

Une vieille habitude

Tout d’abord, il est important de rappeler l’origine de ces standards. Les contraintes technologiques du début du XXe siècle et de la musique enregistrée ne permettaient pas aux supports de contenir plus de quelques minutes de son sur les microsillons. Cette histoire pourrait être longuement retracée, mais retenons que les premières radios diffusant de la musique se sont logiquement basées sur ces formats d’enregistrement, les ont répandus et intégrés aux usages des populations.

Mais une fois la technologie améliorée, notamment après-guerre, les standards de durée n’ont pas tout de suite évolué. Selon une étude très sérieuse réalisée par nos soins, de 1963 à 1966, soit sur leurs sept premiers albums officiels, The Beatles n’ont publié que trois morceaux faisant plus de trois minutes : « You Really Got A Hold On Me » (3min 01s), « Ticket To Ride » (3 min 09 s) et « You Won’t See Me » (3 min 19 s).

Un micro-exemple qui vaut ce qu’il vaut, mais qui illustre bien les normes d’alors, nettement plus basses qu’aujourd’hui. Lorsque le format album, et donc 33-tours, notamment dans le rock, a explosé au milieu des années 1960, les morceaux se sont allongés, poussant les musiciens à envoyer des titres populaires longs comme le bras. Pink Floyd, Mike Oldfield, le rock prog et psyché en sont les illustrations les plus évidentes, qui dominent la mémoire collective. On pourrait en citer des centaines. Ça, c’est dit.

 

Peur du zapping
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Que se passe-t-il aujourd’hui ? Via sa société ELP Musiconsulting, Éric Lelièvre est plugger radio. En d’autres termes, il fait le lien entre les maisons de disques ou artistes, et les radios musicales. Chargé de glisser des singles dans les playlists de programmateurs musicaux, sa place est donc privilégiée pour observer les évolutions des formats radiophoniques.

Et il est formel : « La durée idéale aujourd’hui, ce n’est pas plus de 3 min 30 s, voire pas plus de trois minutes. Ce qui compte avant tout, c’est d’avoir de très bonnes chansons qui ne perdent pas les auditeurs. Plus on se rapproche des trois minutes, mieux c’est. Si c’est très court, pourquoi pas. Mais je travaille avec de grands artistes pour qui faire des chansons de 2 min 30 s est impossible. » Et de souligner que la baisse des durées est finalement en adéquation avec une tendance globale inhérente à l’époque, celle du zapping, du digital, de l’immédiateté.

Éric Lelièvre continue : « Les radios ont peur d’une chose : que les gens zappent. Elles ont des formats de programme sur une heure que l’on appelle des horloges. Chaque horloge diffuse un certain nombre de titres décidé à l’avance. C’est minuté, comme la publicité. D’ailleurs, les interventions des animateurs entre les chansons sont elles aussi bien plus courtes qu’avant, beaucoup plus calibrées et écrites qu’il y a quinze ans. »

 

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Il en va d’ailleurs de même pour le streaming. En se structurant, les plateformes, telles que Spotify, Deezer, Apple Music et consorts, se sont accordées sur le fait qu’un stream est comptabilisé à partir de trente secondes d’écoute d’un morceau. Au-delà, elle génère un revenu pour les artistes et les producteurs phonographiques. Entraînant alors, progressivement, une tendance à faire baisser les durées des titres afin de caler plus de morceaux différents dans un même album sans trop perdre l’auditeur, et donc de multiplier les écoutes de plus de trente secondes.

 

« La durée moyenne d’une chanson est passée de 3min 50 à 3min 30. Seulement 1% de ces tubes durait 2min 30 ou moins en 2013, contre 6% en 2018 » – Étude du média américain Quartz en 2019 sur les chansons du Billboard Hot 100 de 2013 à 2018.

 

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Le rappeur Lorenzo l’a bien compris et en a joué : en 2022, il sortait l’album Légende vivante, découpé en plages de trente et une secondes chacune, étirant certains morceaux sur quatre ou cinq pistes. Un joli troll lucratif, pas spécialement du goût de certaines plateformes qui ont retiré le projet de leur catalogue.

Une radio comme Skyrock, leader sur le rap, cale en très grande partie sa programmation sur les tops streams des plateformes, entraînant alors une transposition des formats digitaux sur les formats radio. Une uniformisation des durées entre les deux supports s’opère alors, généralisant la fameuse baisse constatée aujourd’hui. L’influence de TikTok, elle, est discutable. Si la plateforme chinoise contribue au zapping général, il est encore rare de voir des contenus courts créés spécialement pour elle être transformés en versions longues destinées au radio.

Rien n’est automatique ou totalement préconçu. « Lorsque je propose un titre à un programmateur radio, sa durée n’est pas un argument, certifie Éric Lelièvre. Arriver avec un titre de 2 min 30 s n’augmente pas les chances d’être diffusé, ça n’est pas le plus important. L’important, c’est que la chanson soit forte et efficace. Mais si elle est trop longue, ça peut être un contre‑argument. » Dans ce cas, il est possible de créer un radio edit, une version plus courte destinée aux radios, tout en réservant la version plus originale plus longue à l’album.

« Les artistes le savent et le font souvent d’eux‑mêmes, conclut Éric Lelièvre. En revanche, il faut faire attention à ce que les diffuseurs, les radios par exemple, ne fassent pas les edits de leur côté. C’est à l’artiste de décider. » Pour combien de temps encore ?

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