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© DR | Tune-Yards, Merrill Garbus (à gauche), Nate Brenner (à droite).
9 avril 2025

Tune-Yards, danser pour ne pas sombrer | INTERVIEW

par Siam Catrain

Le 18 mai, Tune-Yards sortira son sixième album, Better Dreaming chez 4AD. Un disque oscillant entre pop, folk et funk. Tsugi les a rencontrés, histoire de répondre à une question : « pourquoi vaut-il mieux rêver ? »

Par quel miracle Merrill Garbus et Nate Brenner continuent-ils de faire de la musique aussi habitée et sauvagement vivante ? En 2025, alors que le monde continue de sombrer sous le poids de ses névroses collectives, Tune-Yards signe Better Dreaming. Un disque de pop funk hybride, aussi dansant que profondément politique — une transe joyeusement lucide, qui suinte le groove et l’angoisse.

On se souvient qu’en 2011, Whokill avait foutu une claque monumentale à tout ce que la pop pouvait être : solaire, bizarre, urgente. Depuis, Tune-Yards n’a jamais cessé d’arpenter les zones grises, les détours, les virages à 90° sans clignotant. Avec Better Dreaming, ils ne choisissent toujours pas. Et c’est tant mieux. Parce que dans un monde où tout pousse à raccourcir, à lisser, à faire propre et carré, eux continuent à faire de la musique qui déborde, qui rit, qui sue, qui rêve. Fort.

 

« Faire de l’art aujourd’hui, c’est une bataille pour la concentration” balance, la voix du groupe, Merill Garbus, comme si elle venait d’appuyer sur pause en pleine avalanche de notifications. On la croit sur parole. Mais à force de bruits parasites, elle a trouvé la solution : du son, du vrai, du viscéral. Exit les grandes machines de production, retour à l’essentiel : une voix, des boucles, du rythme. Pas de batteur ici, juste le souffle organique des débuts.

 

À  lire également sur tsugi.fr : « Real Things » : Merrill Garbus de tUnE-yArDs est toujours aussi barrée

 

Et pourtant, Better Dreaming est tout sauf un retour en arrière. C’est même leur disque le plus fluide, le plus funky, peut-être le plus dansant. Drôle de paradoxe ? Pas chez Tune-Yards. Ici la pop flirte avec l’apocalypse, le dancefloor devient terrain d’insurrection intérieure. « Proudly waving an anti-fascist, liberation, freak flag » dit la bio. C’est beau comme une manif qui groove.

On sent l’envie de mouvement partout : après l’enfermement lié au Covid, la naissance d’un enfant (une autre forme d’apocalypse intime), il fallait que ça sorte. Mission accompli, avec Better Dreaming, ça remue, ça bouillonne, ça se contorsionne. Chaque morceau est un cri stylisé, un spasme chic, une invitation à mouvoir son âme par le bassin.

 

Pourquoi alors ne pas les rencontrer ? Histoire de comprendre comment on fait un album où la danse ne permet pas d’oublier mais de se réveiller.

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Pourquoi vaut-il mieux rêver ?

Merrill Garbus : On aime l’idée que c’est un concept ouvert. Pour nous, c’est lié à l’idée du rêve américain, un rêve qui ne fonctionne plus, auquel on ne croit plus aujourd’hui. Si la surconsommation n’est plus ce rêve, vers quoi doit-on tendre ?

Better Dreaming évoque évidemment des choses différentes pour chacun, selon son vécu, ses expériences. La traduction européenne pourrait être : « je ferais mieux de rêver ». Surtout quand on voit l’état actuel du monde.

J’aime l’idée que notre musique est ancrée dans le réel. Toutefois, il est essentiel de continuer à rêver pour ne pas se laisser submerger par la réalité.

 

Quel genre de « heartbreak » peut faire commencer un album ?

Merrill Garbus : (rires) La plupart des gens associent le cœur brisé aux relations amoureuses ou, plus largement, aux relations personnelles. Pour nous, c’était plutôt le cœur brisé au sens large. Un déchirement vis-à-vis des choses terribles qui nous entourent.

 

Dans ce morceau, on entend d’ailleurs des claps et la voix d’un enfant, qui donnent un grain intime à ce début d’album. Que représentent ces éléments, ces sonorités humaines et organiques, pour toi dans tes productions ?

Nate Brenner : L’idée, en utilisant ces éléments, est de ne pas se cacher derrière la production, mais d’être nous-mêmes. C’est tellement facile pour des groupes de manipuler les sons, de passer par l’autotune et de devenir une sorte de robot. Nous, on veut tendre vers une musique plus pure, plus humaine.

Merrill Garbus : Et montrer l’humanité derrière les machines.

Nate Brenner : Le numérique accentue cette idée de devoir être « parfait » — dans les accords, les harmonies, le tempo. Mais cette manière de produire fait perdre du caractère, car au fond, nous ne sommes pas parfaits.

Merrill Garbus : Intégrer la voix de notre fils, c’est aussi inviter les auditeurs à entrer dans notre intimité, notre quotidien. Ce sont des enregistrements que j’ai pris avec mon téléphone, des moments de notre vie de tous les jours. Je me suis dit que cela apportait une forme d’honnêteté sur qui nous sommes — et, en fin de compte, sur la musique que nous voulons faire.

 

« On fait avec notre musique ce qu’on est : juste des personnes vraies, réelles » Tune-Yards

 

La voix est un véritable outil rythmique, tantôt multipliée, tantôt découpée. Comment s’intègre-t-elle dans la création d’un morceau comme « Swarm » ?

Nate Brenner : On essaie de ne pas suivre d’étapes préconçues, quand on construit un morceau. Ce ne sont pas les drums et la basse qu’on colle sur une voix, ou l’inverse. Cette liberté nous permet d’avoir une approche plus créative. On explore davantage les sonorités qu’on produit, en évitant d’être mécaniques. Donc ça peut vraiment partir de n’importe quelle partie du morceau, même d’improvisations. Parfois, on lance des projets sous forme de jeux — par exemple écrire une musique en 30 minutes, faire un beat en 10 minutes…

Merrill Garbus : « Swarm » est arrivé très rapidement. On a improvisé les paroles et la ligne de basse. J’en ai essayé plusieurs, et on a senti que c’était celle qu’on entend dans le morceau.

Nate Brenner : La voix est souvent utilisée comme une « drum ». J’ai essayé différents rythmes à base de *tiditit, tiditi, tiditit*. C’était un cadre pour la suite du morceau. Ensuite, j’ai placé des harmonies *fredonne plus aigu*. On n’a pas cherché d’autres paroles pour la chanson par la suite, c’était déjà super comme ça. Tout ça, on l’a fait ensemble et en même temps.

 

Comment la basse arrive-t-elle à répondre à la voix dans un morceau de Tune-Yards ?

Nate Brenner : Je pense que cette connexion vient de notre complémentarité naturelle. Je suis plutôt introverti, plus en retrait. Merrill au contraire, est très extravertie et adore parler. Naturellement, la basse et la voix ne sont pas en concurrence. Elles dialoguent, à la différence de la guitare, par exemple.

Merrill Garbus : Je pense aussi qu’après toutes ces années à travailler ensemble, on ne laisse pas de place à l’ego dans ce que chacun apporte. Tous les arrangements se font dans une communication très saine. C’est même parfait, un moyen de pallier nos moments de doute. Ça nous tire vers le haut.

Nate Brenner : On n’a rien à prouver. Je ne joue pas des lignes de basse ultra-techniques ou rapides. Je fais en sorte que ça sonne bien ensemble.

 

Sur « See You There », on a l’impression d’une hybridation entre un héritage disco dans les chœurs et une fougue punk. Quel artiste ou genre musical vous a influencés pour ce morceau, et plus largement, pour l’album ?

Merrill Garbus : Pour moi, Ani DiFranco a été une grande source d’inspiration. Je la connais depuis les années 1990. Elle a beaucoup fait de spoken word accompagné d’une guitare très mélodique et distordue. Je pense aussi à PJ Harvey, qui réussit à juxtaposer une voix suave et râleuse avec des cris — un peu comme ça : *cri punk* (rires). J’aime ces voix à deux versants, qu’on n’attend pas forcément chez les femmes.

 

Sur cet album — tout particulièrement sur « Suspended » — on a parfois l’impression de suivre un conte chanté. Pour toi, quelle est la place du storytelling dans un album ?

Merrill Garbus : J’aime quand les choses sont plus abstraites que des flows purement narratifs. Toutefois derrière chaque projet, il y a un arc, une histoire sous-jacente.

« Heartbreak » était une belle manière de poser l’essence de l’album. Il donne l’idée qu’on va danser tout au long du disque. Mais les tempos changent, et il y a quelque chose de brûlant derrière certains sons. Ça crée un équilibre entre des morceaux suspendus, plus expérimentaux — comme « Better Dreaming » — et d’autres plus énergiques, percutants. Aujourd’hui, on écrit beaucoup de titres qui pourraient être des singles. On produit track by track tout en essayant de garder l’idée du voyage que représente un album.

 

Un album rime souvent avec promo et tournée. Avez-vous déjà préparé le live ? À quoi va-t-il ressembler ?

Merrill Garbus : On travaille dessus. Hier en Belgique, on a fait une première version de ce que ça pourrait être, mais ça reste encore à l’état de prototype. Dans l’histoire de Tune-Yards, on a déjà fait des concerts avec plusieurs musiciens, accompagnés de trois saxophonistes. Cette fois, on ne sera que tous les deux. Je pense jouer aussi des percussions et du synthé, en plus du chant, sur ce live.

Nate Brenner : Ça fait depuis 2010 qu’on n’a pas joué à deux sur scène. On a fait quelques shows de 30 minutes dans des magasins ou des disquaires. C’est plus fun, parce qu’on ne peut davantage se laisser aller à l’impro.

Merrill Garbus : C’était bien hier !

Nate Brenner : Les concerts sont toujours différents. C’est assez excitant.

 

Après 15 ans de concerts, d’albums et de sessions studio, comment composez-vous aujourd’hui ? Quelles sont vos nouvelles inspirations et les contraintes que vous ressentez dans l’industrie ?

Nate Brenner : Plus je vieillis, plus je suis tenté de composer des musiques plus simples. Je prends de moins en moins en compte ce que les autres peuvent dire ou penser. Avant, je voulais prouver que je n’étais pas juste un bassiste d’accompagnement, mais que je pouvais briller par la technicité. Maintenant, je m’en fous (rires). C’est juste plus sympa comme ça, on profite davantage des moments en studio, en concert. Ça donne plus de sens.

Merrill Garbus : Par rapport à l’industrie, évidemment, c’est notre travail, et on veut savoir comment on va vivre. Mais chaque fois que j’ai écrit une musique en pensant qu’elle allait plaire aux gens, je me suis trompée — et inversement. Ça nous a appris à rester nous-mêmes, parce qu’au final, c’est ce qu’on fait de mieux. C’est ce qui fait notre différence, notre cachet.

Le monde est fou. Le temps est trop précieux pour faire de la musique qui ne m’apporte pas de la joie, « de l’amour ». (en français)

 

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Better Dreaming sort le 18 mai chez 4AD. Un timing parfait pour danser le rêve avant l’été.

 

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