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La team de Gasoline Radio
10 octobre 2022

Ukraine : la musique monte au front

par Tsugi

Par Laurent Bigarella

Déjà plus de sept mois que l’invasion russe de l’Ukraine impacte tout le pays et sa population. Malgré une situation toujours dramatique avec de nombreuses villes détruites, des milliers de personnes tuées et des vies bouleversées à jamais, les Ukrainiens et les Ukrainiennes font preuve d’une grande résilience dans le contexte actuel. À l’instar d’autres pans de la société, la scène électronique aussi s’illustre par son engagement et une forme de résistance.

Le jour se lève à peine lorsque les sirènes retentissent pour la première fois à Kyiv le jeudi 24 février 2022. Depuis l’Occident, les premières dépêches tombent, une à une : la Russie lance une invasion massive de l’Ukraine. Sur les téléphones, les notifications s’affolent. Les médias s’empressent de relayer l’information. Dans ce flux, une alerte Telegram attire l’œil. Elle provient du club ∄. Ce pilier de la scène électronique de Kyiv utilise depuis ses débuts cette application de messagerie instantanée comme canal de communication pour échanger avec sa communauté. Mais en ce matin du 24 février, il n’est pas question de programmation artistique sur le fil Telegram du club. L’équipe du lieu vient de partager, quelques minutes seulement après le début des attaques russes, une carte d’adresses d’abris anti-bombes.

A droite, le club, à gauche l’appel de fond

Épinglé lorsqu’on remonte les messages partagés par le club via l’application, le texte suivant demeure : « Dear community, please remain calm, stay informed, check where the nearest bomb shelter are, look after yourself and your loved ones. Together we will win! » (Chère communauté, merci de rester calme, tenez-vous informés, regardez où est localisé le refuge anti-bombe le plus proche, prenez soin de vous et de vos proches. Ensemble, nous vaincrons !). Une façon pour le « club qui n’existe pas » – du nom qu’il tire du symbole mathématique ∄ – de montrer que, malgré l’invasion et les bombardements, il reste impliqué auprès de sa communauté. Un engagement qui, plus de sept mois après le début de la guerre, ne s’est pas démenti. Et à l’image du club, c’est toute une scène électronique ukrainienne qui, à différents niveaux, s’active depuis plusieurs mois pour soutenir le pays et sa population dans ce contexte de guerre.

Mobilisation générale

Clubs, labels, webradios, collectifs, artistes, médias, promoteur·ices… Depuis le début de l’invasion russe, ils et elles sont nombreux·ses au sein de cette scène, depuis l’Ukraine ou l’étranger où certaines ont pu s’exiler, à avoir mis leur projet, leur savoir, leur compétence ou leur réseau au service de leur pays. Car désormais – comme hier – « tout est politique » comme le décrivait récemment dans le New York Times des membres de Cxema. Fondé en 2014, l’année de l’invasion de la Crimée par la Russie, le célèbre collectif ukrainien organisateur de raves a vu depuis février son équipe s’investir de différentes façons pour soutenir l’effort de guerre, notamment en livrant médicaments et nourriture sur le front.

Cette forme d’engagement se retrouve également du côté de Module. Basé à Dnipro, à l’Est du pays, à moins de 100 kilomètres au Nord de Zaporijia, ce collectif gère un club et un label de musiques électroniques. Peu de temps après le début de l’invasion, ses équipes, ses artistes résident·es et sa communauté habituée de son dancefloor, ont constitué un réseau de bénévoles. Livraison de voitures sur le front, recherche d’équipement militaire, stockage de médicaments, organisation d’événements caritatifs… Chacun·e à Module s’implique à sa façon. « Nous sommes toujours la même structure, nous avons juste un but différent désormais » expliquait à Mixmag le manager du projet, Goncharov.

©Yana Franz

Raves citoyennes et clubs bases-arrières

Autre mobilisation citoyenne répondant à un enjeu majeur : celle liée à la réparation du patrimoine et des infrastructures ukrainiennes. Depuis mai dernier, Repair Together incarne ce mouvement. Rassemblant initialement des centaines de jeunes bénévoles désireux·ses de se sentir utiles à l’occasion de l’organisation de six premiers événements dédiés à la réparation de bâtiments détruits, le projet a rapidement intégré une dimension festive à ses activités. « Pour réparer notre pays pendant la guerre, le volontariat est l’une des clés. C’est un mode de vie pour notre génération. Et, pour ça, nous devons en faire quelque chose de joyeux, social et attractif pour les jeunes. Puisqu’on est des amoureux de la fête, on a décidé de combiner ces deux éléments » raconte Dima Kyrpa, l’un des initiateurs de la démarche. En quelques mois, les 2000 bénévoles de Repair Together ont ainsi contribué à réparer 25 maisons, nettoyé 2 centres culturels et plus de 200 lieux de vies impactés par des explosions dans 15 villages, retapé une scène d’un lieu artistique, organisé 10 concerts et 3 « clean up raves ». Désormais, « l’équipe construit 16 maisons pour des personnes ayant perdu la leur » poursuit Dima.

Les clubs ukrainiens prennent eux aussi part à l’effort de guerre. L’institution Closer a par exemple mis à disposition sa cuisine pour réaliser jusqu’à 300 repas par jour. La nourriture est destinée à des associations telles que le Female Pokrov Monastery, l’Institute of Pediatrics, Obstetrics and Gynecology, l’Ohmatdet Children’s Hospital ou encore pour les forces de défenses territoriales d’Ukraine. Le club sert par ailleurs d’atelier de confections de cocktail molotov. Même chose du côté du numéro 41 de la rue Kyrylivska dans le quartier Podil de la capitale. Localisation du ∄, l’endroit a d’abord servi de refuge « pour une centaine de personnes le temps de l’occupation de la région de Kyiv par l’armée russe, jusqu’en avril » explique l’une des personnes travaillant pour le club. Un fonds fut par la suite lancé par cette même équipe, pour venir en aide à différentes associations actives sur le front de la guerre, comme Kyiv Angels, Art52 cafe, Help Front UA ou ITshelter. Depuis peu, le club – qui avant l’invasion était devenu un haut lieu des cultures électroniques locales – a repris une activité événementielle. « C’est un lieu de rencontre pour notre communauté. Après une longue période sans pouvoir se voir, ça permet d’offrir un endroit de retrouvailles pour ces gens » témoigne la même personne de l’équipe, avant de poursuivre : « Les événements sont gratuits, chacun·e est libre de faire un don pour les initiatives que nous soutenons. On y joue de la musique non-dansante ».

Guerre d’influence

Comme c’est le cas en temps de guerre, le rôle de la communication, des récits et des représentations est prépondérant. Dans la période actuelle, le combat est notamment mené sur le front des réseaux sociaux et des médias, où les mots servent parfois d’armes pour un certain nombre d’Ukrainien·nes. Journaliste, bookeuse d’un club kyvien et co-fondatrice du média TIGHT, Tanya Voytkyo a par exemple récemment mis son réseau d’acteur·ices de la scène électronique ukrainienne à contribution pour rédiger dans DJ Mag un article détaillant comment un certain nombre d’entre eux et elles continuent leur pratique ou l’ont adapté suite à l’invasion russe.

Sur les réseaux sociaux, d’autres mènent également la bataille, rappelant avec insistance la nécessité de boycotter artistes et promoteur·ices russes silenceux·ses sur la guerre menée par leur pays. Récemment, c’est le festival Sensor en Arménie qui en a fait les frais. Accusé d’être relié à un club russe, le Mutabor – qui depuis le début de l’invasion n’a pas pris position pour dénoncer la guerre –, le festival a fait l’objet de polémiques sur le réseau social Instagram. La journaliste Maya Baklanova, anciennement chargée de communication d’organisations de la scène culturelle de Kyiv considère les réseaux sociaux « comme des outils pour communiquer sur la guerre ». Elle fait partie de celles et ceux qui ont sommé les artistes programmé·es à Sensor de refuser de jouer pour un promoteur lié à des oligarques russes. Suite à cette campagne en ligne, plusieurs artistes ont décidé d’annuler leur venue au festival qui s’est tenu en septembre, dont Job Sifre, Animistic Beliefs, Jane Fitz, DJ Bone, Andrew Pekler et Rabih Beaini. Active sur la plateforme sociale, Maya considère ce travail de sensibilisation comme un effort qui paiera sur le long terme. Elle continue ainsi d’interpeller clubs et festivals qui programment des artistes russes silencieux·ses face à l’invasion, et observe « de moins en moins d’artistes russes sur la plupart des line-ups de certains clubs ».

Cet activisme en ligne s’était déjà manifesté début mars, avec la réunion de plus d’une centaine d’acteur·ices de la scène électronique ukrainienne. Ensemble, ils et elles avaient signé une lettre (« Letters from the Ukrainian electronic music scene ») appelant notamment au boycott des « artistes russes, promoteurs, clubs et organisations qui ne résiste pas activement aux actions de leur gouvernement et qui ne mènent pas d’actions pour arrêter l’invasion militaire russe de l’Ukraine ». Un texte partagé massivement sur les réseaux sociaux de toutes ces structures de l’écosystème électronique ukrainien.

Le son comme arme

Les artistes et DJs sont aussi impliqué·es en ces temps de guerre. En utilisant leur propre moyen d’expression – le son –, ils et elles contribuent à parler de la situation, à lever des fonds ou à faire rayonner la culture ukrainienne par-delà les frontières du pays. Cette production de contre-récits face à la propagande russe par la musique s’incarne bien à travers le média Gasoline Radio. Lancé pendant l’été 2022, la webradio s’est donnée pour objectif de visibiliser la scène électronique ukrainienne, comme l’explique Oleksii Makarenko, l’un de ses co-fondateurs : « Un des problèmes qui nous a amené à lancer la plateforme Gasoline est le complexe d’infériorité dont souffre les Ukrainien·nes ». Il poursuit : « Ces dernières années, la scène ukrainienne s’est développée à un rythme effréné. Pourtant, il y avait toujours une tendance de centrer l’attention sur les artistes étrangers. Le public local n’avait pas forcément conscience de la grande valeur de la scène musicale ukrainienne ».

Un mix @Gasoline Radio

 

Depuis son lancement, la webradio héberge ainsi de nombreuses résidences d’artistes du pays, certaines ayant une dimension caritative. C’est le cas par exemple de Illuminate Ukraine, une émission de l’artiste Vova Siabruk ayant pour but de « lever des fonds pour l’équipe de POD.ALL, un groupe d’ami·es engagé·es dans la reconstruction de maisons dans les régions affectées par l’invasion ». Le label ukrainien mystictrax, qui reverse l’intégralité des recettes de ses ventes aux forcées armées ukrainiennes, tient également une émission régulière sur la radio.

Sasha Tessio est un autre résident de Gasoline, via sa plateforme Krossfingers. Chaîne de podcast renommée au sein de la communauté des diggers et diggeuses à la fin des années 2010 (ayant reçue des artistes comme Tolouse Low Trax, DJ Sundae, Prins Thomas, Suzanne Kraft, Zaltan, Heap, The Pilotwings, Lena Willikens, Stevie Whisper, Jacques Satre…), elle a connu un coup d’arrêt il y a deux ans. Finalement, quelques mois après le début de l’invasion, la chaîne se relance, Sasha Tessio expliquant « vouloir soutenir son pays contre l’agression russe ». Pour ça, il lance avec Artem Yarmosh un Patreon via lequel il est possible de récolter les tracklists de l’ensemble des sets joués. L’argent reçu permet de financer des organisations actives dans l’aide pendant la guerre. Parmi les premiers invités : Vladimir Ivkovic, Awesome Tapes From Africa, Tornado Wallace… « On a commencé à digger beaucoup de musiques au début de la guerre, c’est devenu une routine pour se libérer l’esprit. En revenant à Kyiv, on s’est demandés comment on pourrait partager ces trouvailles. Les Ukrainien·nes faisant beaucoup de dons, on s’est inscrit dans ce mouvement, et c’est comme ça que j’ai relancé Krossfingers avec des artistes de la scène internationale » raconte Sasha Tessio qui revient sur la genèse de la renaissance de la plateforme. « L’un de nos plus gros donateurs est l’un des invités dans l’émission : les artistes prennent donc aussi part à cette forme de charité » fait-il d’ailleurs remarquer.

Sasha Tessio, le boss de Krossfingers

 

Plus ancienne, 20ft Radio est une autre webradio ukrainienne. Quelques semaines après le lancement de l’invasion, elle a lancé Grains of Peace, un projet caritatif pensé comme une « zone récréationnelle pour aider l’Ukraine grâce à la musique, avec des mixes calmes, des performances apaisantes et des émissions en direct de résident·es de la radio ou d’ami·es du monde entier ». Certains labels ukrainiens ont eux aussi rapidement réagit en sortant plusieurs compilations caritatives. On peut notamment citer le projet commun de Standard Deviation et de mystictrax, Stand For Ukraine, ou celui du collective Shum.Rave ; Друзі (potes, en ukrainien). Autre forme de mobilisation par le son : le mouvement lié à la production de sons patriotiques. L’artiste Koloah en fait partie. « J’écris de la musique pour des vidéos de motivation à destination de l’armée, j’écris des chants patriotiques » racontait-il en mai dernier. D’autres artistes ont choisi de partir au front, comme John Object, qui documente quand il le peut ce qu’il s’y passe sur sa propre page Instagram.

Promouvoir la culture ukrainienne hors les murs

Beaucoup d’autres artistes ukrainien·nes jouent pour leur part à l’étranger, continuent de tourner. « Ils et elles participent à répandre la vérité sur la situation en Ukraine » indique Sasha Tessio. Une dimension tout aussi importante dans la guerre actuelle, pour que la communauté internationale continue de se mobiliser sur ce sujet. Depuis Berlin, la journaliste Mariana Berezovski s’inscrit elle aussi dans cette démarche. En septembre, elle a organisé à la Kantine du Berghain (l’une des salles du célèbre club allemand) Letters to Kyiv : le premier d’une série d’événements dédié à la culture ukrainienne, pensée comme une déclaration d’amour à la capitale du pays. Avant de devenir une publication, le projet se décline sous ce format événementiel, en musique. Les invité·es de son premier événement étant Space Afrika, Nastya Vogan, Laure Croft et Maryana Klochko.

D’autres événements se produisent ailleurs, pour faire la promotion de la culture ukrainienne. Ce fut par exemple le cas, le 24 août dernier, jour du 31ème anniversaire de l’indépendance du pays de l’Union soviétique. Une rave à Vilnius vit le jour, coïncidant avec le sixième mois d’invasion russe. De quoi faire vivre la mémoire du pays meurtri, au-delà de ses frontières. Un événement qui illustre la possibilité pour l’ensemble de la scène électronique européenne et d’ailleurs de s’impliquer face à la guerre subie par l’Ukraine. Chacun·e peut prendre sa part et agir : en invitant des artistes ukrainien·nes sur un événement, parler de la situation, soutenir des projets caritatifs liés à la guerre. Un juste retour des choses quand on se souvient que Kyiv fut considéré quelques temps avant la guerre comme le nouvel eldorado de la fête, où nombreux·ses se sont rendu·es pour profiter de la qualité de sa scène et de ses clubs.

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