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©Marc Poitvin
21 décembre 2020

Une histoire du Poppers… et d’un incroyable succès

par Maxime Jacob

Comment les petits flacons d’euphorisant sont-ils passés des sex-shops aux bureaux de tabac et pourquoi tout le monde aime les sniffer ? Éléments de réponse.

Article issu du Tsugi 120 : Que reste-il du rêve électronique ? Disponible à la commande en ligne.

Ma mère ne sait pas que je prends du poppers.” Première confidence d’une jeune anonyme à une autre sur le camping du festival Visions, au Fort de Bertheaume, en Bretagne. Il est quatre heures du matin et, dans la nuit du 3 au 4 août 2018, l’air du littoral se fait glacial. Certaines ne semblent toutefois pas pressées de regagner leur sac de couchage. Oubliant l’heure, la jeune insomniaque poursuit ses confessions à voix haute : “J’en ai pris tellement, la dernière fois, que j’en avais des croûtes dans le nez. Quand je suis rentrée, j’ai expliqué à ma mère que je m’étais brûlée en allumant une cigarette.” Depuis une Quechua “deux secondes”, un festivalier en manque de sommeil adresse un “mais ta gueule !” à la jeune femme, privant ainsi son histoire d’une réelle chute. Elle en a pourtant assez dit : depuis quelques mois, le liquide volatil est dans toutes les poches. Publié en 2018, un rapport de l’Observatoire Français des Drogues et Toxicomanies (OFDT) sur les nouvelles pratiques fait état d’une normalisation de la consommation du produit. Les auteurs notent “la présence régulière de l’odeur caractéristique des poppers sur les dancefloors des discothèques et décrivent des consommations totalement assumées en public, les flacons circulant de main en main dans une atmosphère conviviale”.

À l’époque, le patron du club versait du poppers dans la machine à fumée. »

La tête dans les nuages

Il suffit d’évoquer le produit lors d’une conversation pour s’en rendre compte: des anecdotes relatives aux poppers, tout le monde en connaît. Au hasard, celle que raconte Cyprien Rose, ancien résident du Boy, LE club gay de Limoges, de 1991 à 1992 : “À l’époque, le patron du club versait du poppers dans la machine à fumée, se souvient-il. Il y croyait dur comme fer que ça marchait. Les habitués se rassemblaient devant la machine et disparaissaient peu à peu dans le nuage pour en inhaler les vapeurs. Seulement, le poppers, c’est corrosif et la machine n’aimait pas trop ça. On devait la changer tous les deux mois. Les types qui venaient la remplacer ne comprenaient pas ce qui déconnait !” Au début des années 1990 et depuis les années 1970, les petits flacons en vente libre sont essentiellement sniffés au sein de la communauté gay. Connu pour être un vasodilatateur, le nitrite de pentyle contenu dans les flacons est aussi plébiscité pour ses effets relaxants sur les muscles. Dans l’intimité d’un rapport sexuel, sniffer du poppers permet de détendre son sphincter et de rendre la sodomie moins douloureuse.

poppers

©Marc Poitvin

Au cours des années 2000, le produit va se populariser au-delà des rencontres entre garçons. Outre ses effets relaxants, le poppers vendu alors quasi exclusivement en sex-shop offre à celle ou celui qui en sniffe une minute de défonce légale au cours de laquelle il ou elle ressent un sentiment d’euphorie intense, mêlé à l’impression que son cerveau va imploser. Julien, 26 ans, consommateur occasionnel, en décrit les effets immédiats : “Quelques secondes après l’inhalation, on ressent une montée puissante. On commence à avoir très chaud et on devient très bête. On passe par de petits paliers de défonce qui rendent la montée tortueuse. On regarde ses amis et on ne peut que leur dire des choses idiotes et rire.” Si l’opération est trop souvent répétée au cours de la soirée, les lendemains peuvent être difficiles. Une migraine persistante est à prévoir. Sinon, rien : l’effet est fugace comme une averse d’été.

La défonce éphémère et légale que permet le poppers explique sans doute sa popularité dans les cours de récréation. Comme le note Patrick Thévenin dans les colonnes de Brain Magazine, “[le poppers est] l’une des premières ‘drogues’ découvertes et échangées par les collégiens”. Un constat que corrobore une autre enquête menée par l’OFDT, publiée en 2018 : un an plus tôt, près de 9 % des jeunes de 17 ans avaient déjà posé leurs narines au-dessus d’une fiole de nitrite, contre à peine plus de 5 % en 2014.

« L’une des premières ‘drogues’ découvertes et échangées par les collégiens. »

Poppers où t’es ?

Les pistes de danse des années 2000 sentaient la cigarette. En 2019, elles dégagent une odeur âcre de vestiaire de piscine publique en fin de journée, caractéristique du nitrite de propyle. Un parfum que tous les danseurs associent maintenant à la petite fiole. Le 19 janvier dernier, sur la piste de la Douche Froide, un club généraliste de Metz, l’odeur est apparue dès 1 h du matin. À son contact, une jeune femme qui dansait là s’est immédiatement exclamée : “Quelqu’un a du poppers!” Les dix minutes suivantes furent consacrées à la recherche du précieux liquide. Les autres danseurs pouvaient l’observer en train d’arpenter le dancefloor de long en large, papillonnant de groupe en groupe pour finalement tomber sur la propriétaire du flacon. Après une brève phase de négociation, la fiole s’ouvrait à la jeune femme en même temps que les bouffées de chaleur et l’euphorie. En dix minutes, la danseuse avait ri avec tout le club. Au cours de la soirée, la fiole fut bringuebalée de nez à nez, devenant un des sujets principaux de conversation. C’est l’autre effet du poppers : provoquer la convivialité sur le dancefloor et ainsi participer à la réussite d’une soirée.

À Paris, certains promoteurs en ont pris bonne note. Les habitués des soirées itinérantes Possession, rendez-vous semi-secrets techno-queer organisés depuis 2015, le savent bien : au comptoir, les organisateurs vendent du poppers aux couleurs du collectif au prix de 7 euros. “Un moyen de se désinhiber à bas coût, affirme Mathilda M, en charge de la communication chez Possession. Le prix est très bas parce qu’on est proche d’un fournisseur de poppers. Ça nous permet de vendre entre 50 et 100 fioles par soirée et de rentrer dans nos frais.” Le produit participerait même à la réputation du collectif : “C’est un objet que les gens collectionnent, constate la communicante. Après la soirée, ils emportent le poppers ‘Possession’ en souvenir et notre nom circule. Pour moi, l’odeur du poppers est devenue un signal au fil des premières soirées organisées au Gibus. Quand elle commençait à se répandre dans le club, je savais que la fête était lancée.”

poppers

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Poppers à la barre

Sniffé par tous, tantôt outil de communication dans le secteur de l’événementiel, tantôt prétexte à la discussion, le poppers vit aujourd’hui ses grandes heures. La démocratisation du produit n’allait pourtant pas de soi. Dès 1990, les poppers à base de nitrites de butyle et pentyle – ceux qui provoquaient le plus d’effets – avaient été interdits depuis 1990 et remplacés dans les sex-shops par le poppers le moins puissant. En 2007 et 2011, par deux fois, les gouvernements de François Fillon ont tenté de mettre fin à la success story en interdisant la vente de cette version du produit sur le territoire français. C’était sans compter l’intervention du Syndicat national des entreprises gaies (Sneg) qui n’a pas hésité à saisir la justice pour sauver les petits flacons de la prohibition. Son directeur exécutif, Rémy Calmon, explique son combat: “Beaucoup d’entreprises qui adhèrent au Sneg produisent ou revendent du poppers. Interdire la commercialisation du produit, c’était les mettre directement en danger. Nous avons donc saisi le Conseil d’État pour faire annuler les textes prévoyant l’interdiction de commercialisation.”

Et à deux reprises, le Palais Royal va donner gain de cause au corps intermédiaire. “Les Conseillers ont établi que les textes prévoyant l’interdiction de commercialisation du poppers n’étaient pas motivés, rappelle Rémi Calmon. Les poppers ne sont pas considérés par la loi comme des produits stupéfiants.” L’impact des poppers sur la santé est en effet minime. Si l’OFDT dénombre quelques rares cas d’addiction, la plupart des accidents liés à leur consommation proviennent de la méconnaissance du produit. “Certaines personnes versent le poppers dans une boisson gazeuse pour en inhaler les vapeurs. Les cas rares d’accidents sont rapportés quand un verre est abandonné dans le club et qu’une autre personne le boit par inadvertance, ce qui est très dangereux”, affirme Clément Gérome, chargé d’études tendances récentes et nouvelles drogues à l’OFDT, qui rappelle qu’une trentaine d’hospitalisations liées au poppers ont été recensées en 2017, un nombre qui reste marginal au regard de l’importance de la consommation du produit. L’effet vasodilatateur des poppers peut aussi entraîner une altération temporaire du champ de vision ou des complications cardiaques si le produit est combiné à d’autres substances, comme du Viagra. Ironie du sort, en voulant interdire les poppers, le gouvernement a en fait facilité leur commercialisation. Quand le Conseil d’État annule le texte en juin 2013, le poppers n’est plus encadré par aucun texte. Résultat : les poppers à base de nitrites de butyle et pentyle, interdits depuis 1990, peuvent se vendre à nouveau. Et il va s’en vendre beaucoup.

« Au nez, je peux vous dire si vous avez affaire à du poppers canadien, anglais ou français. »

Entre les briquets et les chewing- gums

Malgré le succès du produit, les clients ne se bousculent pas dans les allées du sex-shop Iris de Metz en cette fin janvier. Derrière les stores vénitiens fermés, la lumière crue des néons éclaire pourtant les godes multicolores et les vagins de silicone qui débordent des présentoirs. “Les poppers sont là sur votre droite, indique Pascal, le patron, depuis la caisse. Vous me dites lequel il vous faut, je les ai tous mis au frais.” Rush, Amsterdam Poppers, Jungle Juice, lequel choisir ? “Tout dépend de l’usage que vous souhaitez en faire… mais si vous voulez un produit de qualité à usage sexuel, je vous recommande le Jungle Juice Black Label”, conseille l’expert. Chez lui, les clients achètent du poppers pour faire l’amour. “Il y a peut-être deux trois jeunes qui m’en achètent pour avoir la tête qui tourne, mais c’est assez rare”, confie-t-il.

Si son magasin n’est pas bondé, c’est que les poppers ne se vendent plus uniquement derrière les vitres teintées des sex-shops. On les trouve maintenant posés bien en évidence sur les présentoirs des bureaux de tabac, entre les briquets et les chewing- gums. Une révolution pour l’industrie française du poppers, étrangement favorisée par… la série Plus belle la vie, diffusée sur France 3. “Un épisode diffusé en 2015 présentait deux hommes et une femme qui s’apprêtaient à faire un plan à trois. On les voyait en sous-vêtements en train de sniffer du poppers et de prendre du plaisir”, résume Ludovic Lemoues, l’homme à la tête de Poppers Planet, le plus gros des deux producteurs français de poppers. “Après la diffusion de l’épisode, notre téléphone ne s’est plus arrêté de sonner. Les tabacs nous appelaient parce qu’ils avaient regardé France 3. Nos commandes ont plus que doublé en deux ans”, certifie l’industriel.

Son usine de poppers, située dans la région de Perpignan, emploie désormais dix personnes. “L’accès aux bureaux de tabac a vraiment changé la donne. Il y a eu un jeu sur les marges qui fait que les fioles sont moins chères qu’avant. Et surtout, les femmes sont moins réticentes à entrer dans un bureau de tabac que dans un sex-shop”, constate- t-il. Les marques que Ludovic Lemoues possède – Jungle Fever, Rush – se déclinent en plusieurs gammes qui mélangent différents nitrites à de l’alcool. Sans jamais évoquer le sexe, leurs noms pourraient plutôt s’appliquer à du bon whisky : “original”, “black label”, ou encore “platinum edition”. Le patron parle d’ailleurs comme un œnologue: “Au nez, je peux vous dire si vous avez affaire à du poppers canadien, anglais ou français.” Vous reprendrez bien un peu de poppers?

Article issu du Tsugi 120 : Que reste-il du rêve électronique ? Disponible à la commande en ligne.

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