©Marc Poitvin

Une histoire du Poppers… et d’un incroyable succès

Com­ment les petits fla­cons d’euphorisant sont-ils passés des sex-shops aux bureaux de tabac et pourquoi tout le monde aime les snif­fer ? Éléments de réponse.

Arti­cle issu du Tsu­gi 120 : Que reste-il du rêve élec­tron­ique ? Disponible à la com­mande en ligne.

Ma mère ne sait pas que je prends du pop­pers.” Première con­fi­dence d’une jeune anonyme à une autre sur le camp­ing du fes­ti­val Visions, au Fort de Bertheaume, en Bre­tagne. Il est qua­tre heures du matin et, dans la nuit du 3 au 4 août 2018, l’air du lit­toral se fait glacial. Cer­taines ne sem­blent toute­fois pas pressées de regag­n­er leur sac de couchage. Oubliant l’heure, la jeune insom­ni­aque pour­suit ses con­fes­sions à voix haute : “J’en ai pris telle­ment, la dernière fois, que j’en avais des croûtes dans le nez. Quand je suis rentrée, j’ai expliqué à ma mère que je m’étais brûlée en allumant une cig­a­rette.” Depuis une Quechua “deux sec­on­des”, un fes­ti­va­lier en manque de som­meil adresse un “mais ta gueule !” à la jeune femme, pri­vant ain­si son his­toire d’une réelle chute. Elle en a pour­tant assez dit : depuis quelques mois, le liq­uide volatil est dans toutes les poches. Pub­lié en 2018, un rap­port de l’Observatoire Français des Drogues et Tox­i­co­ma­nies (OFDT) sur les nou­velles pra­tiques fait état d’une nor­mal­i­sa­tion de la con­som­ma­tion du pro­duit. Les auteurs notent “la présence régulière de l’odeur caractéristique des pop­pers sur les dance­floors des discothèques et décrivent des con­som­ma­tions totale­ment assumées en pub­lic, les fla­cons cir­cu­lant de main en main dans une atmosphère con­viviale”.

À l’époque, le patron du club ver­sait du pop­pers dans la machine à fumée.”

La tête dans les nuages

Il suf­fit d’évoquer le pro­duit lors d’une con­ver­sa­tion pour s’en ren­dre compte: des anec­dotes rel­a­tives aux pop­pers, tout le monde en connaît. Au hasard, celle que racon­te Cyprien Rose, ancien résident du Boy, LE club gay de Limo­ges, de 1991 à 1992 : “À l’époque, le patron du club ver­sait du pop­pers dans la machine à fumée, se souvient-il. Il y croy­ait dur comme fer que ça mar­chait. Les habitués se rassem­blaient devant la machine et dis­parais­saient peu à peu dans le nuage pour en inhaler les vapeurs. Seule­ment, le pop­pers, c’est cor­rosif et la machine n’aimait pas trop ça. On devait la chang­er tous les deux mois. Les types qui venaient la rem­plac­er ne com­pre­naient pas ce qui déconnait !” Au début des années 1990 et depuis les années 1970, les petits fla­cons en vente libre sont essen­tielle­ment sniffés au sein de la com­mu­nauté gay. Con­nu pour être un vasodi­lata­teur, le nitrite de pentyle con­tenu dans les fla­cons est aus­si plébiscité pour ses effets relax­ants sur les mus­cles. Dans l’intimité d’un rap­port sex­uel, snif­fer du pop­pers per­met de détendre son sphinc­ter et de ren­dre la sodomie moins douloureuse.

poppers

©Marc Poitvin

Au cours des années 2000, le pro­duit va se pop­u­laris­er au-delà des ren­con­tres entre garçons. Out­re ses effets relax­ants, le pop­pers ven­du alors qua­si exclu­sive­ment en sex-shop offre à celle ou celui qui en sniffe une minute de défonce légale au cours de laque­lle il ou elle ressent un sen­ti­ment d’euphorie intense, mêlé à l’impression que son cerveau va implos­er. Julien, 26 ans, con­som­ma­teur occa­sion­nel, en décrit les effets immédiats : “Quelques sec­on­des après l’inhalation, on ressent une montée puis­sante. On com­mence à avoir très chaud et on devient très bête. On passe par de petits paliers de défonce qui ren­dent la montée tortueuse. On regarde ses amis et on ne peut que leur dire des choses idiotes et rire.” Si l’opération est trop sou­vent répétée au cours de la soirée, les lende­mains peu­vent être dif­fi­ciles. Une migraine per­sis­tante est à prévoir. Sinon, rien : l’effet est fugace comme une averse d’été.

La défonce éphémère et légale que per­met le pop­pers explique sans doute sa pop­u­lar­ité dans les cours de récréation. Comme le note Patrick Thévenin dans les colonnes de Brain Mag­a­zine, “[le pop­pers est] l’une des premières ‘drogues’ découvertes et échangées par les collégiens”. Un con­stat que cor­ro­bore une autre enquête menée par l’OFDT, publiée en 2018 : un an plus tôt, près de 9 % des jeunes de 17 ans avaient déjà posé leurs nar­ines au-dessus d’une fiole de nitrite, con­tre à peine plus de 5 % en 2014.

L’une des premières ‘drogues’ découvertes et échangées par les collégiens.”

Poppers où t’es ?

Les pistes de danse des années 2000 sen­taient la cig­a­rette. En 2019, elles dégagent une odeur âcre de ves­ti­aire de piscine publique en fin de journée, caractéristique du nitrite de propy­le. Un par­fum que tous les danseurs asso­cient main­tenant à la petite fiole. Le 19 jan­vi­er dernier, sur la piste de la Douche Froide, un club généraliste de Metz, l’odeur est apparue dès 1 h du matin. À son con­tact, une jeune femme qui dan­sait là s’est immédiatement exclamée : “Quelqu’un a du pop­pers!” Les dix min­utes suiv­antes furent consacrées à la recherche du précieux liq­uide. Les autres danseurs pou­vaient l’observer en train d’arpenter le dance­floor de long en large, papil­lon­nant de groupe en groupe pour finale­ment tomber sur la propriétaire du fla­con. Après une brève phase de négociation, la fiole s’ouvrait à la jeune femme en même temps que les bouffées de chaleur et l’euphorie. En dix min­utes, la danseuse avait ri avec tout le club. Au cours de la soirée, la fiole fut bringuebalée de nez à nez, devenant un des sujets prin­ci­paux de con­ver­sa­tion. C’est l’autre effet du pop­pers : provo­quer la con­vivi­alité sur le dance­floor et ain­si par­ticiper à la réussite d’une soirée.

À Paris, cer­tains pro­mo­teurs en ont pris bonne note. Les habitués des soirées itinérantes Pos­ses­sion, rendez-vous semi-secrets techno-queer organisés depuis 2015, le savent bien : au comp­toir, les organ­isa­teurs vendent du pop­pers aux couleurs du col­lec­tif au prix de 7 euros. “Un moyen de se désinhiber à bas coût, affirme Mathil­da M, en charge de la com­mu­ni­ca­tion chez Pos­ses­sion. Le prix est très bas parce qu’on est proche d’un four­nisseur de pop­pers. Ça nous per­met de ven­dre entre 50 et 100 fioles par soirée et de ren­tr­er dans nos frais.” Le pro­duit par­ticiperait même à la réputation du col­lec­tif : “C’est un objet que les gens col­lec­tion­nent, con­state la com­mu­ni­cante. Après la soirée, ils empor­tent le pop­pers ‘Pos­ses­sion’ en sou­venir et notre nom cir­cule. Pour moi, l’odeur du pop­pers est dev­enue un sig­nal au fil des premières soirées organisées au Gibus. Quand elle commençait à se répandre dans le club, je savais que la fête était lancée.”

poppers

©DR

 

Poppers à la barre

Sniffé par tous, tantôt out­il de com­mu­ni­ca­tion dans le secteur de l’événementiel, tantôt prétexte à la dis­cus­sion, le pop­pers vit aujourd’hui ses grandes heures. La démocratisation du pro­duit n’allait pour­tant pas de soi. Dès 1990, les pop­pers à base de nitrites de butyle et pentyle – ceux qui provo­quaient le plus d’effets – avaient été inter­dits depuis 1990 et remplacés dans les sex-shops par le pop­pers le moins puis­sant. En 2007 et 2011, par deux fois, les gou­verne­ments de François Fil­lon ont tenté de met­tre fin à la suc­cess sto­ry en inter­dis­ant la vente de cette ver­sion du pro­duit sur le ter­ri­toire français. C’était sans compter l’intervention du Syn­di­cat nation­al des entre­pris­es gaies (Sneg) qui n’a pas hésité à saisir la jus­tice pour sauver les petits fla­cons de la pro­hi­bi­tion. Son directeur exécutif, Rémy Cal­mon, explique son com­bat: “Beau­coup d’entreprises qui adhèrent au Sneg pro­duisent ou reven­dent du pop­pers. Inter­dire la com­mer­cial­i­sa­tion du pro­duit, c’était les met­tre directe­ment en dan­ger. Nous avons donc saisi le Con­seil d’État pour faire annuler les textes prévoyant l’interdiction de com­mer­cial­i­sa­tion.”

Et à deux repris­es, le Palais Roy­al va don­ner gain de cause au corps intermédiaire. “Les Con­seillers ont établi que les textes prévoyant l’interdiction de com­mer­cial­i­sa­tion du pop­pers n’étaient pas motivés, rap­pelle Rémi Cal­mon. Les pop­pers ne sont pas considérés par la loi comme des pro­duits stupéfiants.” L’impact des pop­pers sur la santé est en effet min­ime. Si l’OFDT dénombre quelques rares cas d’addiction, la plu­part des acci­dents liés à leur con­som­ma­tion provi­en­nent de la méconnaissance du pro­duit. “Cer­taines per­son­nes versent le pop­pers dans une bois­son gazeuse pour en inhaler les vapeurs. Les cas rares d’accidents sont rapportés quand un verre est aban­donné dans le club et qu’une autre per­son­ne le boit par inad­ver­tance, ce qui est très dan­gereux”, affirme Clément Gérome, chargé d’études ten­dances récentes et nou­velles drogues à l’OFDT, qui rap­pelle qu’une trentaine d’hospitalisations liées au pop­pers ont été recensées en 2017, un nom­bre qui reste mar­gin­al au regard de l’importance de la con­som­ma­tion du pro­duit. L’effet vasodi­lata­teur des pop­pers peut aus­si entraîner une altération tem­po­raire du champ de vision ou des com­pli­ca­tions car­diaques si le pro­duit est com­biné à d’autres sub­stances, comme du Via­gra. Ironie du sort, en voulant inter­dire les pop­pers, le gou­verne­ment a en fait facilité leur com­mer­cial­i­sa­tion. Quand le Con­seil d’État annule le texte en juin 2013, le pop­pers n’est plus encadré par aucun texte. Résultat : les pop­pers à base de nitrites de butyle et pentyle, inter­dits depuis 1990, peu­vent se ven­dre à nou­veau. Et il va s’en ven­dre beaucoup.

Au nez, je peux vous dire si vous avez affaire à du pop­pers cana­di­en, anglais ou français.”

Entre les briquets et les chewing- gums

Mal­gré le succès du pro­duit, les clients ne se bous­cu­lent pas dans les allées du sex-shop Iris de Metz en cette fin jan­vi­er. Derrière les stores vénitiens fermés, la lumière crue des néons éclaire pour­tant les godes mul­ti­col­ores et les vagins de sil­i­cone qui débordent des présentoirs. “Les pop­pers sont là sur votre droite, indique Pas­cal, le patron, depuis la caisse. Vous me dites lequel il vous faut, je les ai tous mis au frais.” Rush, Ams­ter­dam Pop­pers, Jun­gle Juice, lequel choisir ? “Tout dépend de l’usage que vous souhaitez en faire… mais si vous voulez un pro­duit de qualité à usage sex­uel, je vous recom­mande le Jun­gle Juice Black Label”, con­seille l’expert. Chez lui, les clients achètent du pop­pers pour faire l’amour. “Il y a peut‑être deux trois jeunes qui m’en achètent pour avoir la tête qui tourne, mais c’est assez rare”, confie-t-il.

Si son mag­a­sin n’est pas bondé, c’est que les pop­pers ne se vendent plus unique­ment derrière les vit­res teintées des sex-shops. On les trou­ve main­tenant posés bien en évidence sur les présentoirs des bureaux de tabac, entre les bri­quets et les chewing- gums. Une révolution pour l’industrie française du pop­pers, étrangement favorisée par… la série Plus belle la vie, diffusée sur France 3. “Un épisode dif­fusé en 2015 présentait deux hommes et une femme qui s’apprêtaient à faire un plan à trois. On les voy­ait en sous-vêtements en train de snif­fer du pop­pers et de pren­dre du plaisir”, résume Ludovic Lemoues, l’homme à la tête de Pop­pers Plan­et, le plus gros des deux pro­duc­teurs français de pop­pers. “Après la dif­fu­sion de l’épisode, notre téléphone ne s’est plus arrêté de son­ner. Les tabacs nous appelaient parce qu’ils avaient regardé France 3. Nos com­man­des ont plus que dou­blé en deux ans”, cer­ti­fie l’industriel.

Son usine de pop­pers, située dans la région de Per­pig­nan, emploie désormais dix per­son­nes. “L’accès aux bureaux de tabac a vrai­ment changé la donne. Il y a eu un jeu sur les marges qui fait que les fioles sont moins chères qu’avant. Et surtout, les femmes sont moins réticentes à entr­er dans un bureau de tabac que dans un sex-shop”, constate- t‑il. Les mar­ques que Ludovic Lemoues possède – Jun­gle Fever, Rush – se déclinent en plusieurs gammes qui mélangent différents nitrites à de l’alcool. Sans jamais évoquer le sexe, leurs noms pour­raient plutôt s’appliquer à du bon whisky : “orig­i­nal”, “black label”, ou encore “plat­inum edi­tion”. Le patron par­le d’ailleurs comme un œno­logue: “Au nez, je peux vous dire si vous avez affaire à du pop­pers cana­di­en, anglais ou français.” Vous repren­drez bien un peu de poppers?

Article issu du Tsugi 120 : Que reste-il du rêve électronique ? Disponible à la commande en ligne.

(Vis­ité 17 669 fois)