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25 juillet 2024

Vers la fin des clips musicaux ?

par Tsugi

L’industrie des clips musicaux n’est plus limitée à la diffusion TV, comme ce fut le cas dans les années 1980-1990. À l’ère du tout numérique, la vidéo d’un morceau se décline dans tous les formats pour satisfaire un besoin de contenus visuels toujours plus grands.

Par Benoit Carretier

 

Article issu du Tsugi Mag 171 : L’Impératrice mène la danse

Clip ou pas clip ? À 26 ans, Claude a tranché. Au moment de faire paraître son nouveau son nouveau single conçu en diptyque “Addition/Soustraction”, le jeune musicien, proto Jacques Brel signé chez Microqlima, a dit : “Non, aucun intérêt.” 

Lui qui avait pourtant clippé quatre des cinq titres de son premier EP Bientôt la nuit (2022), grimé tour à tour en Superman, chirurgien opérant un lifting terrifiant et prêtre amoureux transi, d’une fidèle – celui-ci -, supprimé depuis, lui a valu d’être déprogrammé du festival acoustique Qui va piano va sano, au sein de l’église Saint-Eustache à Paris. “ Une démarche douloureuse, dit-il. Je trouvais donc plus intéressant cette fois de mettre en images une minute de chaque morceau, en développant deux idées fortes et simples, en format vertical, plutôt que de faire deux clips de quatre minutes qui n’auraient intéressé personne.”

 

Ainsi, Claude joue les équilibristes sur une étrange pile d’objets pour signifier la peur de l’engagement (“Addition”) ou se retrouve ridiculement rétréci pour illustrer l’affadissement des sentiments amoureux (“Soustraction”).

Plutôt habituée des esthétiques léchées et vaporeuses qui se déploient sur la durée, Diane Sagnier, photographe, réalisatrice et musicienne-chanteuse du groupe Camp Claude, s’est d’ores et déjà confrontée à l’exercice pour elle-même et pour d’autres. Récemment, Simone Ringer (Minuit) et Mathilde Fernandez (ascendant vierge) lui ont commandé une dizaine de vidéos courtes façon reels Instagram pour faire la promotion de leur premier morceau à quatre mains, “Intentionnel”. Les sœurs siamoises de circonstance s’illustrent ainsi dans plusieurs saynètes, très chorégraphiées, aux confins de l’absurde. La vidéaste se serait bien amusée à juxtaposer ces tableaux pour en faire un “vrai” clip, mais ça n’était pas franchement au goût du label CryBaby !

 

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Une publication partagée par Simone Ringer (@simone_ringer)

 

La seule chose qu’elle a pu bricoler in extremis, c’est une “lyrics video” filmée en plan-séquence, dans un taxi, avec un mini-caméscope auquel elle a scotché un objectif fisheye (effet oeil de poisson ultra grand-angle garanti) : les deux jeunes femmes lip-sync (c’est-à-dire qu’elles synchronisent les mouvements de leurs lèvres sur les paroles du morceau), dans un habile jeu de zoom-dézoom-machine à laver. 

Les contenus qui regorgent de lip-sync, de danses et autres tendances millenials ont la cote sur les réseaux sociaux, mais aussi sur la plateforme de vidéo YouTube. “On est moins dans la mythification de l’artiste, inapprochable, le public se sent ainsi plus proche de lui et c’est ce qui explique à mon sens le succès de ces formats”, atteste un porte-parole de YouTube, qui note également une nette augmentation du nombre de vidéos musicales de toutes sortes sur la plateforme d’année en année.

On peut aussi citer les performances live, les backstages, le live stream, les making-of, les vidéos dites visualizer quasi statiques, avec un ou plusieurs éléments animés, ou qui développent une boucle d’images sur toute la durée d’un morceau. Si le clip tel que nous le connaissions avant l’arrivée d’Internet n’est pas (encore) mort, force est de constater qu’il se décline aujourd’hui dans une multitude d’incarnations et de formats. 

 

Déficit de l’attention

“On n’a jamais eu autant besoin d’images, relativise Pierre Walfisz, directeur du label Tôt ou Tard. Mais puisque financer un clip peut d’un seul coup faire passer le niveau d’investissement marketing du simple au double, la question qu’on se pose, tous les jours, c’est : “Quelle alternative ?”” N’est pas Beyoncé qui veut ! En 2013, Queen B créait la surprise avec un album-visuel comportant dix-sept clips, un pour chaque titre et trois bonus.

Clémence Quélennec alias Aja, chanteuse échappée du groupe La Femme, est animée par la même pulsion pour mettre en images sa compilation d’ambient-pop Ajasphère. Pour le volume I (2020), la musicienne a mis en mouvement ses peintures, onze au total, et pour le volume II, paru le 24 mai dernier, ce sont ses déambulations contemplatives entre ciel et terre qui viennent illustrer ses sept longs morceaux de méditation atmosphérique, qui “ne se prêtaient pas forcément à des clips très scénarisés” selon elle.

 

Voir cette publication sur Instagram

 

Une publication partagée par Aja (@aja_sphere)

 

Elle a tourné les images en forêt, pendant une journée entière, avec seulement un vidéaste. Une bonne affaire financière, “parce que ça ne demandait pas de repartir à chaque fois sur un nouveau lieu de tournage, avec une nouvelle équipe, de louer un spot, encore du matériel ou des nouveaux costumes, d’écrire de nouveaux scénarios, donc non seulement c’était pratique et en plus ça répondait parfaitement à mon intention pour les morceaux.

 

« C’est le nerf de la guerre : tu as plus de chance d’être vu et découvert si tu joues le jeu des plateformes de diffusion, et c’est le format vertical qui est le plus demandé, parce que plus facilement duplicable qu’un 16/9ème de sept minutes. » Enora Pellerin (InFiné)

 

Avec Ajasphère, je raconte une histoire autour de la récolte, il y a l’idée d’un tout, d’une sphère, donc je voulais qu’il y ait une unité d’images, et je trouvais intéressant de développer plutôt une ambiance, une impression, une humeur en trente secondes max, qui suffisent à se projeter dans un univers”. Une manière de s’aligner aussi avec Instagram – les reels les plus performants durent souvent entre sept et quinze secondes, et pour Youtube, elle a créé des visualizers à partir du premier contenu, répété en boucle pendant toute la durée des morceaux. De quoi se disputer notre temps d’attention à tout prix. Selon des études récentes, il ne dépasserait pas les huit secondes !

 

Source d’images déclinables

Le tout est de savoir si ce n’est pas trop redondant. “Pas plus que de faire des stories tous les jours, lance-t-elle. J’ai toujours l’impression de faire trop contenus, mais en même temps, j’ai aussi l’impression que ça n’est jamais assez. Il faut tout le temps en avoir, le renouveler, et le visualiser répond peut-être à cette demande-là : avoir quelque chose à poster régulièrement.” C’est tout l’enjeu d’aujourd’hui. “C’est du jamais vu l’énergie qu’il faut déployer pour continuer d’attirer l’attention, confirme Pierre de Tôt ou Tard. J’ai 53 ans et j’ai connu le JT qui s’arrête pour diffuser le dernier clip de Michael Jackson.Cette événementialisation là est révolue ; un effet collatéral de la dilution du marché. A une époque, le Top 50 en représentait 80%. Aujourd’hui, c’est 100 000 morceaux uploadés par jour ! C’est un truc de malade.”

Seule solution : saturer l’espace. “C’est le nerf de la guerre ; tu as plus de chance d’être vu et découvert si tu joues le jeu des plateformes de diffusion, et c’est le format vertical qui est le plus demandé, parce que plus facilement duplicable qu’un 16/9ème de sept minutes, précise Enora Pellerin, label manageuse chez InFiné, qui ne sort plus que des clips occasionnellement pour des artistes comme Rone, qui n’ont jamais fait sans. C’est vraiment une question d’usage et de consommation du contenu digital.”

C’est quelque chose que Diane Sagnier a complètement intégré au moment de développer l’identité visuelle du nouvel album de Camp Claude, Moody Moon, sorti l’année dernière. Elle a concentré son attention sur la fabrique de “Canvas” sur Spotify, une boucle vidéo de trois à huit secondes qui s’affiche sur l’application mobile pendant la lecture d’un morceau et qui se doit d’être visuellement attractive pour littéralement faire bloquer l’auditeur sur le contenu proposé, et donc sur la musique. Ici, les membres du groupe se dérobent à la caméra les uns après les autres. Toujours les mêmes plans qui viennent et reviennent, “mais pour moi, ce sont des créations à part entière” assure-t-elle.

Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais on est assez loin de la manière dont les choses se faisaient dans les années 1990. “La course à l’effet un peu impressionnant s’est faite au détriment du sens et de la narration”, observe Cyrille de Vignemont, petit génie de l’informatique sous Mitterrand, devenu photographe puis réalisateur pour Poni Hoax ou Ghostpoet, en passant par Y.A.S. (duo électro-pop en langue arabe formé par Mirwais et Yasmine Hamdan) dans les années 2000, en même temps que l’arrivée d’Internet.

 

À lire sur Tsugi.fr : Remi Wolf, Orion Sun, Kendrick Lamar… Les clips de la semaine

 

Féru de clips musicaux depuis l’enfance, le désormais plasticien est aussi un témoin privilégié de leur évolution ces quarante dernières années. Il raconte : “Il y a un premier âge d’or qui s’ouvre avec Jean-Baptiste Mondino, au milieu des années 1980. On quitte le scopitone et l’artiste est absolument glorifié. derrière, tu as toute une génération de réalisateurs, comme Michel Gondry, Stéphane Sednaoui, Jonathan Glazer, Anton Corbijn ou encore Chris Cunningham, qui fabriquent une esthétique de clip de plus en plus personnelle, où l’artiste finit par se fondre dans l’univers du réalisateur, jusqu’à complètement sortir du champ. Il faut ensuite attendre les années 2005-2010 pour voir émerger des vidéos plus subversives, plus narratives aussi, car pas forcément taillées pour la télé. Ce sont les prémices de ce qui se consomme aujourd’hui sur YouTube.”

Diane sagnier, 34 ans, a profité de ce temps béni pour se faire un nom – grâce à son père, ingénieur, équipé du matériel dernier cri, elle monte ses premières vidéos, filmées avec un simple appareil photo numérique, sans même un stabilisateur, et continue aujourd’hui de faire ses montages sur After Effects. “Peu importe ton outil, ce qui compte, c’est ce que tu vas en faire, dit-elle. Et comme je suis un peu geek, j’adore voir les choses se simplifier au fur et à mesure des avancées technologiques.”

La vague suivante est déjà devant nos yeux. “Elle fait le grand écart entre le court-métrage et la vidéo d’un seul plan, sans compter les vidéos amateurs, en marge des clips officiels, qui font des centaines de millions de vues sur TikTok”, résume Cyrille de Vignemont. “Tout le monde aujourd’hui peut devenir créateur sans avoir des moyens de production conséquents, et avec la démocratisation des outils de diffusion, le champ des possibles est complètement ouvert”, confirme un porte-parole de YouTube. L’association images et musique a encore de beaux jours devant elle. “Parce qu’on n’a pas encore trouvé aussi fort que la vidéo pour installer l’image d’un artiste”, conclut Pierre de Tôt ou Tard.

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