🤝 Zdar x de Crécy : “Motorbass, c’était de la techno mixée par des mecs qui faisaient du hip-hop”
En 2003, Patrice BarÂdot, notre directeur des rĂ©dacÂtions alors jourÂnalÂiste Ă Trax, renÂconÂtrait la paire ÉtiÂenne de CrĂ©Âcy et Philippe Zdar qui envisÂageait de rĂ©acÂtivÂer leur proÂjet MotorÂbass dont le mythique album PanÂsoul, ovni inconÂtournÂable des annĂ©es French Touch, venait de faire l’obÂjet d’une réédiÂtion. Une prĂ©Âcieuse archive que nous vous offrons aujourd’hui puisque ce chef‑d’œuvre Ă©lecÂtronÂique va ĂŞtre de nouÂveau disponible le 21 octoÂbre en forÂmat vinyle Ă©diÂtion limÂitĂ©e chez Ed Banger, mais ausÂsi pour la preÂmière fois sur les plateÂformes de streamÂing. Avec une grosse penÂsĂ©e pour Zdar…
Comme le dit plus loin dans cette interÂview Philippe Zdar [disÂparut tragÂiqueÂment en 2019, ndlr] : “C’était un autre monde, une autre vie”. Dans laqueÂlle les ambiÂtions artisÂtiques balÂayaient tout aspect financier, oĂą l’excitation de vivre un instant magÂique illuÂmiÂnait les perÂspecÂtives d’un avenir supÂposĂ© radieux. En clair, c’était le temps de la jeunesse, de la naĂŻvetĂ©, de la rave, et les “vieux de la musique Ă©lecÂtronÂique” Ă©taient encore des ados tout juste pubÂères qui s’extasiaient, au proÂpre comme au figÂurĂ©, sur FreÂquenÂcies de LFO, “Jupiter Jazz” d’Underground ResisÂtance ou “Red One” de Dave Clarke. LauÂrent GarÂnier enflamÂmait les Wake Up du Rex, DJ Cam faiÂsait pleurÂer les platines, les Daft n’étaient pas retombĂ©s en enfance, DimÂitri From Paris ne cachetonÂnait pas pour PlayÂboy, Bob Sinclar kifÂfait le hip-hop sous pseuÂdo Mighty Bop, Air abanÂdonÂnait l’architecture pour le vocoder, et Gilb’r incenÂdiÂait le danceÂfloor des Bains (!) Ă grand coup de junÂgle naissante.
Ă€ la pointe de cette efferÂvesÂcence Ă©lecÂtronÂique oĂą la France se dĂ©couÂvrait, surÂprise, nouÂvelle maĂ®tresse du monde musiÂcal : Philippe Zdar et ÉtiÂenne de CrĂ©Âcy. Deux hommes clĂ©s d’un mouÂveÂment bapÂtisĂ© French Touch par quelques plumiÂtifs anglo-saxons. “La Funk Mob”, “La ChatÂte Rouge”, “Main Basse Sur la Ville”, “L’Homme Qui Valait 3 MilÂliards”, les proÂducÂtions SolÂid, ensemÂble ou sĂ©parĂ©Âment, Zdar et de CrĂ©Âcy crĂ©aient la senÂsaÂtion Ă chaÂcune de leurs appariÂtions discographiques. Le plus beau joyÂau des deux comÂplices se nomÂmait PanÂsoul signĂ© sous le pseuÂdo de MotorÂbass. Vite Ă©puisĂ© après sa sorÂtie en 1995 en forÂmat CD, cet album mythique qui garde Ă©tonÂnement toute sa fraĂ®cheur et son innoÂvaÂtion sept ans après, est rééditĂ©, augÂmenÂtĂ© d’un CD bonus regroupant les deux preÂmiers EPs (001 et Trans-Phunk de MotorÂbass). Et il n’y a pas que le pubÂlic qui se rĂ©jouit de cette rĂ©surrection.
“PerÂsonÂne ne faiÂsait ça. C’est d’ailleurs ce qui me plaisait.”

©Mélanie Elbaz
ÉtiÂenne de CrĂ©Âcy : C’est gĂ©nial, nous allons enfin pouÂvoir avoir un exemÂplaire de PanÂsoul (rires).
ComÂment est nĂ© Motorbass ?
ÉtiÂenne : Cela remonte au tout dĂ©but des annĂ©es 90. Nous nous sommes renÂconÂtrĂ©s dans un stuÂdio oĂą Philippe Ă©tait ingĂ©nieur du son, j’éÂtais assistant-stagiaire. Nous avons beauÂcoup traÂvailÂlĂ© sur divers proÂjets, ce qui nous a rapprochĂ©s.
Philippe : ÉtiÂenne Ă©tait Ă fond dans le rock. On dĂ©couÂvrait ensemÂble le rap et De la Soul notamment.
ÉtiÂenne : J’avais forÂmĂ© un groupe qui s’apÂpelait The RapÂture, c’est con je me suis fait piquĂ© le nom (rires). Et puis en 1991 on a pris “la” claque dans une rave. Pour la preÂmière fois, on n’entendait la musique du futur, celle que tu imagÂiÂnais pour un film de science-fiction. Pas de celle de Star Wars oĂą quand les mecs entrent dans un bar, tu as un ewok qui joue du piano. (rires)
Philippe : C’était une rave Trance Body Express sur une pĂ©niche. Un type nous a filĂ© un X, et on a pĂ©tĂ© les plombs. Nous Ă©tions une bande de six, sept et après cette preÂmière rave, il y a eu une pĂ©riÂode assez bizarre de notre vie oĂą quand nous faiÂsions des dĂ®nÂers, nous ne parÂlions que de ces soirĂ©es. Toute la semaine, nous attenÂdions le week-end avec impaÂtience. LogiqueÂment, nous avons très vite dĂ©cidĂ© d’aÂcheter des platines. ÉtiÂenne avec une bassline et une TR-808 s’est mis Ă faire des morceaux très acid-house minimaliste.
ÉtiÂenne : Cela corÂreÂspond aux titres de nos deux preÂmiers maxÂis que nous avons ajoutĂ© en bonus pour la réédiÂtion. Hubert (BoomÂbass, parteÂnaire de Zdar au sein de La Funk Mob) nous avait monÂtrĂ© comÂment foncÂtionÂnait un samÂpler, mais cela ne nous branÂchait pas, car il y avait trop de possibilitĂ©s.
À lire également
Motorbass : la folle aventure du studio de Zdar (mais pas que)
MusiÂcaleÂment, quelles Ă©taient vos influences ?
Philippe : Nous Ă©tions Ă fond dans la techÂno de Detroit genre UnderÂground ResisÂtance, ou bien les proÂducÂtions venues de HolÂlande et de BelÂgique. Nous sommes entrĂ©s dans la house parce que nous nous sommes mis Ă dĂ©couÂvrir Blake BaxÂter, Eddie “Flashin” Fowlkes, TerÂrence ParkÂer, de la techÂno soul. Un maxi français nous a ausÂsi sĂ©rieuseÂment influÂencĂ© : c’est SaliÂnas de GuilÂlaume La Tortue. La règle absolue Ă©tait de n’utiliser que des synÂthĂ©s et GuilÂlaume dĂ©boule avec un truc avec des samÂples, une boucle, et des sons futurÂistes. Il nous fait Ă©couter et ça a tout changĂ© pour Motorbass.
ÉtiÂenne : Avec PanÂsoul, nous avons trouÂvĂ© le son que nous voulions dĂ©velopÂper. Il faut dire ausÂsi que nous avions arrĂŞtĂ© de sorÂtir et de nous droguer (rires).
Philippe : Dès le secÂond maxi, nous n’avions plus envie de la musique pour la rave, nous Ă©tions passĂ©s Ă un autre stade. Nous avions dĂ©couÂvert les clubs et j’achetais de plus en plus de house.
L’originalitĂ© de PanÂsoul tient beauÂcoup dans l’influence du hip-hop.
ÉtiÂenne : C’est simÂple : MotorÂbass, c’éÂtait de la techÂno mixĂ©e par des mecs qui faiÂsaient du hip-hop.
Philippe : BoomÂbass nous avait ouvert sur la culÂture hip-hop. BeauÂcoup de titres du deuxÂième maxi ont Ă©tĂ© rĂ©alÂisĂ©s penÂdant les sĂ©ances de Solaar sur lesquels j’étais ingĂ©nieur du son et je taxÂais des samÂples (rires). Et il ne faut pas oubliÂer non plus l’importance des scratchÂes de JimÂmy Jay.
ÉtiÂenne : Hormis KenÂny Dope, perÂsonÂne ne faiÂsait ça. C’est d’ailleurs ce qui me plaisait.
Philippe : TechÂniqueÂment, nous Ă©tions dans un gros stuÂdio pour le mixÂage de cerÂtains morceaux alors que la house d’habiÂtude cela se fait Ă la maison.
ÉtiÂenne : Avant tout, nous savions nous servir de machines. Nous avions vu des mecs faire de la musique en stuÂdio. On conÂnaisÂsait la mĂ©thÂode Ă utilisÂer et cela nous a donÂnĂ© un petit plus. Tout ce son en proÂfondeur provient de ces expĂ©riences.
Encore aujourd’hui, PanÂsoul a un cĂ´tĂ© OVNI et intemÂporel. C’est un album qui n’a pas vieilli.
ÉtiÂenne : Ce n’éÂtait pas rĂ©flĂ©chi. Notre dĂ©marche Ă©tait totaleÂment sponÂtanĂ©e. L’amÂbiÂtion de dĂ©part est venue d’un douÂble maxi amĂ©riÂcain de Nature Boy : tous les morceaux Ă©taient morÂtels. Nous nous sommes dit, il faut faire pareil.
Philippe : C’éÂtait un proÂducÂteur de New York que Romain du magÂaÂsin BPM m’avait fait dĂ©couÂvrir. Sa proÂducÂtion tourne beauÂcoup sur des samÂples de disÂco. Aujourd’hui, c’est un peu cramĂ©, vu tout ce que l’on s’est tapĂ© dans le style, mais en 1993–94, tu n’avais quatre-cinq disÂques house avec des boucles disÂco comme InjecÂtion, Paul Johnson.
Si au niveau de la criÂtique, ce fut un sucÂcès, comÂmerÂcialeÂment c’est restĂ© une affaire d’initiĂ©s, non ?
Philippe : Oui, mais nous Ă©tions dĂ©pourvus de toute volonÂtĂ© comÂmerÂciale. Avec ÉtiÂenne nous aimions tous les trucs les plus obscurs de la techÂno de Detroit oĂą le mec, moins il en vendait, plus c’éÂtait fabÂuleux (rires). C’éÂtait un autre monde, une autre vie. Il n’y avait pas de maisons de disÂques derÂrière, les disÂques venaient directeÂment du cofÂfre de la bagÂnole. Il ne faut pas oubliÂer qu’à l’origine, PanÂsoul Ă©tait sorÂti comme un douÂble maxi vinyle. Nos deux preÂmiers EPs se sont venÂdus Ă 3 000 exemÂplaires et lĂ tout d’un coup on a Ă©coulĂ© 20 000. Pour nous, c’éÂtait incroyable.
ÉtiÂenne : Les maisons de disÂques qui se sont intĂ©ressĂ©es Ă PanÂsoul ne se comptent mĂŞme pas sur les doigts de la main. Seul PIAS, nous a dit : “Ok, je vous distribue”.
Philippe : Il a falÂlu sept ou huit bons mois avant que nous ayons des retours posiÂtifs. La preÂmière fois, j’ai amenĂ© des exemÂplaires chez Rough Trade, ils ne voulaient pas les prenÂdre. (rires)
“Je disÂais souÂvent : “MotorÂbass, c’est du jazz.”
Que s’est-il passĂ© après PanÂsoul ?
Philippe : ÉtiÂenne a renÂconÂtrĂ© sa copine, nous avons arrĂŞtĂ© d’habiter ensemÂble or le foncÂtionÂnement de MotorÂbass tenait beauÂcoup Ă cette intimÂitĂ©. Après nous sommes parÂtis sur d’autres proÂjets, ÉtiÂenne a fait Super DisÂcount, moi j’ai crĂ©e CasÂsius avec Hubert.
ÉtiÂenne : On s’était dit : “Nous sommes comme le Wu-Tang Clan, on lance des trucs Ă gauche et Ă droite”. Ce n’était pas du show-biz clasÂsique, nous ne monÂtriÂons pas notre gueule, nous n’étions pas un vrai groupe. C’éÂtait plutĂ´t une affaire de colÂlabÂoÂraÂtions un peu comme dans le jazz. D’ailleurs je disÂais souÂvent : “MotorÂbass, c’est du jazz.”
Qu’est-ce qui vous a dĂ©cidĂ© Ă retraÂvailler ensemble ?
ÉtiÂenne : PenÂdant sept ans, chaque fois que l’on se voyÂait, on se disÂait : “Tiens la semaine prochaine, t’es libre ? Bon tu viens, on fait un morceau”, et puis la veille on se tĂ©lĂ©phonait : “Ha, non lĂ je ne peux pas”, et on reporÂtait Ă quinze jours. Nous n’avons pas pris la dĂ©ciÂsion de tout d’un coup s’y remetÂtre, c’est arrivĂ© naturellement.
Philippe : On a comÂmencĂ© sept minÂutes avant que tu n’arrives donc c’est un peu frais pour en parÂler (rires). Six annĂ©es se sont Ă©coulĂ©es depuis PanÂsoul et nous n’avons vraiÂment aucune presÂsion. Si c’est nul, tant pis on gardera ça dans les placards.
“Tu ne peux pas avoir toute ta vie vingt ans.”
Est-ce que ce n’est pas dur de retrouÂver la sponÂtanĂ©itĂ© des dĂ©buts ?
ÉtiÂenne : Nous serons sponÂtanĂ©s, mais en tenÂant compte des expĂ©riÂences que nous avons vĂ©cu depuis PanÂsoul.
Philippe : Tu ne peux pas avoir toute ta vie vingt ans. C’est Ă toi de faire un cocon pour que ce soit sponÂtanĂ© mĂŞme d’une manière rĂ©flĂ©chie.
Vos influÂences ont forÂcĂ©Âment changĂ© depuis PanÂsoul…
Philippe : Ces temps-ci, j’éÂcoute pas mal Pharoah Sanders et Alice Coltrane. Mais conÂtraireÂment Ă ce que tu dis, il y a un truc bizarre : nous nous retrouÂvons Ă traÂvailler ensemÂble au moment oĂą nous recomÂmençons Ă aimer les disÂques que nous Ă©coutions Ă l’époque. Lorsque nous achetions les disÂques, nous Ă©tions tous ensemÂble, c’éÂtait comme une messe. On se disÂait : “Dans quinze ans quand on Ă©coutera cela, on pleurÂera”. J’ai gardĂ© religieuseÂment tous ces disÂques, je m’éÂtais dit que je ne les Ă©couterais jamais, que j’auÂrais trop de frisÂsons. FinaleÂment l’autre jour, on les a tous rééÂcoutĂ©s, donc en ce moment les grossÂes influÂences sont Deko, sorÂti sur Probe, le secÂond label de Richie Hawtin ; VainÂqueur sur Chain ReacÂtion, ; AccelÂerÂate, le preÂmier label de Daniel Bell. Mais on Ă©coute ausÂsi des trucs plus modÂernes comme les NepÂtunes ou TimÂbaÂland qui sont inconÂtournÂables lorsque tu es proÂducÂteur. Et puis Metro Area qui me fait penser Ă MotorÂbass pour le temÂpo. J’ai vu leur live Ă VilÂlette NumĂ©rique et j’ai pris une grosse claque. On me parÂlait de ce groupe depuis des mois et pour une fois le buzz Ă©tait jusÂtiÂfiĂ©, mĂŞme si ça n’avait pas le cĂ´tĂ© Aphex Twin oĂą tu vois le futur de la musique.
Tout comme la preÂmière fois oĂą l’on a Ă©coutĂ© PanÂsoul de Motorbass.
❏
MotorÂbass — PanÂsoul (Ed Banger) réédiÂtion le 21 octobre.