Née en Jordanie de parents palestiniens, Zeyne revendique son identité politique, et assume de vouloir porter la musique arabe au centre du monde. Et à en juger par sa sélection au Foundry YouTube Program — qui a révélé Rosalía ou encore Dua Lipa — et le succès de son premier album AWDA, elle pourrait bien devenir la première popstar internationale venue du monde arabe. On fait les présentations.
Comment as-tu commencé à faire de la musique ?
J’ai grandi dans une famille qui aime la musique : mes parents aiment l’art et j’ai toujours vu ma sœur aînée jouer du piano. Je rêvais déjà de faire de la musique quand j’étais petite, mais je ne pensais pas qu’il était possible d’en faire son métier. J’ai donc déménagé à Londres pour faire un stage et on m’a proposé un emploi là-bas. Mais quand je suis rentrée à Amman, en Jordanie, pour renouveler mon visa, je me suis retrouvée coincée à cause de la pandémie de COVID.
Comme je m’ennuyais beaucoup pendant le confinement, j’ai ouvert une page Instagram « 14 jours de quarantaine » où je chantais en montrant seulement la moitié de mon visage parce que j’étais timide (rires). Finalement, mes proches m’ont reconnue et j’ai fini par rencontrer mon producteur actuel, Nasser, via un ami en commun. C’est là que j’ai commencé à composer quelques morceaux au piano et que j’ai dit à mes parents que je voulais consacrer 100% de mon temps à la musique.

Comment décrirais-tu ton style musical ?
Il a clairement changé depuis mes débuts. Je me rapproche davantage de qui je suis et je trouve que c’est important avec tout ce qu’il se passe dans le monde. Ça m’a donc semblé naturel d’incorporer les paysages sonores traditionnels et le folklore dans lesquels j’ai grandi. J’ai évolué avec beaucoup de musique R&B, de jazz et de soul, mais aussi avec de la musique arabe classique : des grands noms comme Fayrouz et les frères Rahbani. J’ai aussi grandi dans une troupe de dabkeh palestinienne, une danse folklorique levantine. Ça a beaucoup surpris les gens qui ne connaissaient pas cette facette de ma personnalité au départ.
Tu viens de sortir ton premier album, AWDA. Quel est son fil rouge ?
AWDA est un album conceptuel qui parle des deux dernières années de ma vie. Il n’y a pas de thématique centrale parce qu’il parle de la vie telle qu’elle est, avec ses hauts et ses bas. Il explore l’identité, la réappropriation, l’amour, le deuil, la résistance, la famille, la santé mentale. Je pense que l’album suit une courbe émotionnelle. Il commence par un pic, puis il redescend, avant de remonter. C’est la beauté de la vie, c’est comme un cercle.
« Awda » signifie « retour ». Ça donne à l’auditeur la possibilité de décider où il veut retourner. Veut-il revenir à lui-même ? À son identité ? À son premier amour ? À sa famille ? Affronter ses problèmes ?
Ton album s’ouvre sur un poème. Que signifie ce texte pour toi ?
Le premier morceau s’intitule « 7arrir 3aqlak », ce qui signifie « libère ton esprit ». Il parle de la « décolonisation de l’esprit » . C’est une lettre à mon grand-père dans laquelle je lui demande pourquoi nous avons appris à cacher notre identité, pourquoi nous n’en sommes pas fiers et pourquoi nous laissons le discours de l’Occident nous faire croire que nous ne sommes pas assez beaux, civilisés ou intelligents.
Je voulais commencer mon album là-dessus pour que les auditeurs qui écoutent ma musique pour la première fois sachent exactement ce qu’ils écoutent et qui je suis, et que j’en suis fière. J’ai créé un court-métrage pour accompagner la chanson afin que les gens puissent voir ce dont je parle : notre culture, nos vêtements traditionnels, notre nourriture, notre danse, la dabkeh. Tout ça ne peut pas être effacé.
Est-ce la chanson de l’album dont tu es la plus fière ?
Je ne pense pas qu’il y ait une chanson en particulier dont je sois la plus fière. Je suis fière de l’ensemble du disque. La fin de chaque histoire est le début de la suivante, c’est comme un grand morceau de 40 minutes. Chaque chanson est une partie de moi-même, et je ne peux pas choisir une partie de moi-même et vous dire que c’est ma préférée.

Y a-t-il des artistes qui t’ont inspirée ?
Dans la musique arabe, j’adore Fayrouz. J’aime la dualité qu’elle apporte à sa musique avec la douceur de sa voix et la profondeur des paroles qu’elle interprète. Dans beaucoup de mes chansons, j’utilise ma voix de tête, mais les paroles que je chante ne sont pas nécessairement légères. Je vais vers quelque chose de profond.
J’aime aussi beaucoup son fils, Ziad Rahbani, qui composait beaucoup pour elle. Je pense que c’est un des premiers compositeurs à avoir su mélanger l’Orient et l’Occident sans tomber dans le cliché parce qu’il avait une solide formation en jazz et une très bonne compréhension de la musique et des gammes arabes. À l’époque où il composait, dans les années 1980, 1990 et au début des années 2000, les gens n’appréciaient pas vraiment sa musique, maintenant, tout le monde sait qu’il était en avance sur son temps.
Il y a aussi le poète Mahmoud Darwish qui m’a beaucoup inspirée pour ce projet. J’ai samplé certains extraits de ses poèmes dans l’une de mes chansons (« Kollo Lena », ndlr), on y entend sa voix.
Pour le R&B, Lauryn Hill évidemment, je n’ai pas besoin d’en dire plus. J’aime beaucoup d’artistes, mais je suis très inspirée par Rosalía, par la façon dont elle mélange le flamenco et son identité espagnole avec sa musique de manière très moderne. Je suis aussi inspirée par l’écriture de Billie Eilish, sa vulnérabilité, en encore Frank Ocean !
Tu as écrit des chansons dédiées au peuple palestinien, et tu danses la dabkeh depuis ton enfance. Quel lien entretiens-tu avec ces racines ?
Ça fait partie intégrante de qui je suis. Ce n’est pas seulement un lien, c’est mon être, mon existence, c’est tout ce que je connais depuis ma naissance.
Mes deux parents sont d’origine palestinienne et mes grands-parents vivaient en Palestine avant d’être déplacés de force en 1948. J’entends donc des histoires sur la Palestine, je vois des photos depuis petite. Je suis allée deux fois en Palestine, mais dans des zones très spécifiques, car je n’ai pas le droit d’aller partout à cause des complications liées aux frontières et à l’occupation.
Ma deuxième chanson, qui s’intitulait « Nostalgia » parle du fait que l’on peut être nostalgique de quelque chose qu’on n’a jamais connu, comme si on avait hérité d’un chagrin et d’une nostalgie pour quelque chose qu’on n’a jamais réellement connu. J’éprouve un sentiment doux-amer envers la Palestine : j’ai vraiment envie d’y être, mais je suis aussi très triste de tout ce qu’elle a traversé. Depuis que je suis née, je n’ai connu que l’occupation. J’espère un jour, pouvoir la voir autrement. J’ai bon espoir pour la libération du peuple palestinien, peut-être pas de mon vivant, mais peut-être de celui de mes enfants ou de mes petits-enfants.
Considères-tu ta musique comme politiquement engagée ?
Je ne pense pas pouvoir la qualifier de politiquement engagée. Je n’ai pas choisi d’avoir une identité politique, je suis simplement née avec, mais je la porte très fièrement. À ce stade, il s’agit plus d’une question d’humanité que d’une question politique : on parle de l’éradication systématique d’un peuple.
Tu es la première artiste du monde arabe à rejoindre le Foundry Program de YouTube, auquel Rosalía et Dua Lipa ont participé. Qu’est-ce que cela signifie pour toi ?
Suivre les traces de certains de mes artistes préférés, dont je respecte vraiment l’éthique de travail, et être sélectionnée dans ce même programme, c’est fou. Je suis très reconnaissante envers YouTube d’avoir apprécié ma musique et d’avoir vu tout le travail que j’y ai consacré, ça me conforte dans mes choix.
Plusieurs journalistes te décrivent comme la future popstar internationale…
Je suis flattée et honorée ! On est ici à Paris pour une interview avec un magazine français, donc je pense qu’on est sur la bonne voie (rires). Pour moi, le plus important, c’est de continuer à me concentrer principalement sur la musique et de toujours me rappeler pourquoi je fais ça. Je suis très reconnaissante d’avoir autour de moi des gens qui me permettent de garder les pieds sur Terre.
As-tu l’ambition de promouvoir la musique arabe à l’échelle internationale ?
Bien sûr, c’est ce que j’essaye déjà de faire. C’était très important pour moi de ne pas inclure un seul mot d’anglais dans AWDA. Je voulais que tout l’album soit en arabe, parce que notre langue est tellement belle. Et puis, je veux que les gens écoutent de la musique arabe comme j’écoute de la musique espagnole, de la K-pop, ou de l’afrobeat, par exemple. Nous écoutons tellement de genres et de langues différentes, je ne vois pas pourquoi l’arabe ne serait pas à la hauteur.
Ce qui me touche le plus, c’est quand je reçois des messages de personnes qui me disent qu’elles ne comprennent pas l’arabe, mais que grâce à ma musique, elles ont envie de creuser les paroles et d’apprendre la langue pour pouvoir la comprendre.
Je me souviens d’un concert à Oslo l’année dernière, et je vous jure que 90 % du public ne parlait pas arabe. Et je me souviens que quand je chantais en arabe, les gens étaient tellement captivés même s’ils ne comprenaient pas.
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As-tu déjà envisagé de chanter dans une autre langue pour toucher un public plus large ?
Pour l’instant, je veux me concentrer sur l’arabe. Je pense que le simple fait de chanter en arabe en dit long, et le fait d’avoir un public qui n’est pas majoritairement arabe en dit long aussi. Donc, pour l’instant, je vais m’en tenir à l’arabe. Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve, mais ça ne me dérange pas si c’est pour une collaboration, par exemple.
Il y a un an, tu as sorti « Balak »avec Saint Levant, qui a très bien marché. Peux-tu nous parler de cette collaboration ?
À l’époque, je ne l’avais jamais rencontré en personne, on se suivait juste en ligne. Je lui avais proposé de faire un couplet sur ma chanson « Nostalgia » mais finalement, ça ne s’était pas fait par manque de temps.
Un an plus tard, j’ai écrit la chanson « Balak », qui parle d’une relation à distance et je cherchais un partenaire pour la chanson afin d’apporter le point de vue masculin sur la relation. J’ai donc proposé à Saint Levant d’écrire un couplet dessus. Il l’a fait, et le morceau a cartonné !
Nous sommes devenus très bons amis. Chaque fois que je travaille sur de la musique, je lui envoie et il me donne ses conseils et je le fais en retour sur la sienne. On a aussi collaboré sur mon album, mais il ne chantait pas. Il joue du saxophone sur le morceau « Arrib Minni ».
Y a-t-il d’autres artistes avec lesquels tu aimerais collaborer ?
J’aimerais beaucoup collaborer avec Marina Sátti. C’est une artiste grecque et soudanaise. J’adore Ghali aussi, c’est aussi un rappeur tuniso-italien.
As-tu des rêves ?
J’en ai tous les soirs ! (rires) Non, plus sérieusement, j’espère que la musique arabe va prendre en importance dans le monde, et j’espère que le message restera clair et précis. Parce que la musique arabe est entourée de narration. On aime raconter nos histoires parce qu’on a l’impression que si on ne le fait pas, les gens ne sauront pas vraiment qui nous sommes. Donc j’espère que la narration restera au cœur de la musique arabe.
J’aimerais aussi faire une tournée mondiale des arenas un jour. J’ai beaucoup de rêves, mais pour l’instant, restons en là (rires).


