© Willy Vainqueur

1984 : quand le rap lance son premier festival

Par Romain Salas (extrait du Tsu­gi 151)

Quel est le lien entre George Orwell et la Seine-Saint-Denis ? Rien de moins que l’année 1984. La dystopie en moins, le rêve en plus, cette année mar­qua l’apparition du pre­mier fes­ti­val hip-hop / rap de l’Hexagone: un défi inter­cités dans le fort aban­don­né d’Aubervilliers entre «jeunes glad­i­a­teurs de la danse».

Il y a plus de quar­ante ans, l’association Ban­lieue 89 lançait l’opération Fêtes et Forts afin d’animer les forter­ess­es aban­don­nées de la région parisi­enne. D’anciens bas­tions mil­i­taires étaient désor­mais envis­agés comme des points d’entrée cul­turels et géo­graphiques vers la cap­i­tale. De quoi hybrid­er la ban­lieue et lancer les prémices du Grand Paris. C’est à ce moment que Claude Kiavué, surnom­mé Jim­my, trente­naire impliqué dans la vie d’une cité de La Courneuve, a l’idée d’une grande coupe inter­cités autour du smurf et du break­dance. Du jamais vu en France. «C’était dans la foulée du New York City Rap Tour de 1982, qui a intro­duit le mou­ve­ment hip-hop en France, notam­ment par la danse et le graf­fi­ti. Il y avait aus­si l’émission H.I.P. H.O.P. de TF1 en 1984, qui avait per­mis une expo­si­tion impor­tante », con­tex­tu­alise Willy Vain­queur, témoin rap­proché de l’essor du hip-hop en France et unique pho­tographe de la bat­tle. «C’est dans cette effer­ves­cence que Claude a invité des crews de Seine-Saint-Denis pour organ­is­er une grande bat­tle de danse au fort d’Aubervilliers. Il y avait les 3000 City Break­ers, les Kid’s Street et les Raguenet Bad Guys… des noms à l’américaine, sou­vent en référence à leurs cités du 93», souligne Willy. C’est l’été 1984, les jeunes s’inscrivent en masse et com­men­cent à s’entraîner tous les jours en bas de leur bloc, sur le park­ing ou dans le hall de l’immeuble. Le prix pour les vain­queurs : 5000 francs, de quoi s’acheter un gros ghet­to blaster. Le tout pre­mier fes­ti­val de hip-hop français est en ordre de marche.

 

festival rap

 

DE LA COULEUR DANS LA GRISAILLE

Si de petites bat­tles locales avaient déjà essaimé dans Paris ou Mar­seille, rien n’était de l’envergure du défi inter­cités de juil­let 1984. Plus de quatre-vingts break­dancers et smur­feurs de Seine-Saint-Denis se sont retrou­vés dans ce qui était devenu la casse auto­mo­bile du fort d’Aubervilliers. «Le fort était rem­pli. Seize équipes étaient réu­nies, issues de cités de la Villeneuve-la-Garenne, Mont­fer­meil, Aulnay-sous-Bois, La Courneuve, Bobigny, Gen­nevil­liers, etc. Ils étaient presque tous en survêt cas­quette ban­deau, avec comme seul objec­tif la mon­tée sur le podi­um, lequel avait été spé­ciale­ment affrété pour l’occasion», se rap­pelle Willy en fouil­lant ses archives. Le décor a un côté Mad Max avec les car­cass­es de bag­nole éven­trées, empilées les unes sur les autres. «L’énergie était très bon enfant. Les par­ents, les frères et sœurs et les amis de chaque crew venaient voir les bat­tles. Chaque groupe avait la niaque, ses sup­por­t­eurs sur­voltés. Franche­ment, l’ambiance était incroy­able. » L’entrée est évidem­ment gra­tu­ite. Le pre­mier jour, mer­cre­di 18 juil­let, était dédié aux présélec­tions, avec des bat­tles élim­i­na­toires. Le mer­cre­di suiv­ant, c’était demi-finale et finale. « Il y avait un côté jeunes glad­i­a­teurs de la danse qui était assez sai­sis­sant. Les danseurs enchaî­naient les coupoles, les toupies, des mou­ve­ments mille fois répétés en bas du bloc », affirme le pho­tographe. Ce seront finale­ment les Raguenet Bad Guys qui rem­porteront la coupe et ter­mineront sur le podi­um. «De futurs rappeurs étaient aus­si présents, comme JoeyStarr et Kool Shen. NTM n’existait pas encore. À l’époque, on dan­sait plus que l’on ne rap­pait.» Il faut dire que danser tran­scende les ques­tions de langue et de cul­ture, là où le rap demande une adap­ta­tion. «C’est pour ça que le pre­mier fes­ti­val hip-hop de France était une bat­tle, pré­cise Willy Vain­queur. Il y avait aus­si pas mal de graf­feurs venus met­tre de la couleur dans la gri­saille, ain­si que les scratchs du célèbre DJ Dee Nasty, pio­nnier majeur du hip-hop français et de la Zulu Nation. » Fun fact, celui qui ani­mera le ter­rain vague de la Chapelle deux ans plus tard touchera pour la bat­tle 200 francs. Honnête.

 

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PEACE, UNITY, LOVE AND HAVING FUN 

 Côté lieu, le choix du fort d’Aubervilliers n’avait rien d’anodin. Comme l’ensemble des forts de la cein­ture parisi­enne, il avait été util­isé à des fins mil­i­taires avant d’être aban­don­né et trans­for­mé par la force des choses en casse auto­mo­bile. « Il faut savoir que les sites alen­tour étaient large­ment pol­lués par les indus­tries chim­iques. Autant dire que ce n’était pas un poumon vert, pour­suit le pho­tographe. Mais la vétusté du fort ren­forçait l’ambiance block par­ty à la new-yorkaise, ces fêtes de quarti­er où les cais­sons et lesta­bles sont branchés sur les lam­padaires. » En plus des simil­i­tudes organ­i­sa­tion­nelles, c’est aus­si les valeurs du hip-hop améri­cain qui se propa­gent dans la ban­lieue française. Le cre­do «Peace, Uni­ty, Love And Hav­ing Fun» d’Afrika Bam­baataa tra­verse une France elle aus­si mar­quée par le racisme, le chô­mage et la drogue. « J’ai vu des jeunes tran­scen­der ces prob­lèmes grâce au hip-hop, qui demande une cer­taine hygiène du corps et de l’esprit. La jeunesse se met­tait à danser dans la rue, à graf­fer, à rap­per. Toute une nou­velle généra­tion se lev­ait dans un con­texte dif­fi­cile, et ce défi inter­cités en fut la pre­mière expres­sion», racon­te le pho­tographe, qui a tra­vail­lé pen­dant un temps pour la ville d’Aubervilliers. La bat­tle aura d’ailleurs de nou­veau lieu l’année suiv­ante, tou­jours au fort d’Aubervilliers, avec un nou­veau défi graf­fi­ti et des show de rap. «Finale­ment le hip-hop a su canalis­er la colère des vio­lences poli­cières et du racisme pour en faire quelque chose de créatif et fécond. » Une métaboli­sa­tion de la vio­lence en expres­sion artis­tique qui rap­pelle la dimen­sion sal­va­trice de la cul­ture, a for­tiori la cul­ture pop­u­laire. Au point qu’aujourd’hui, le 93 est l’une des grandes cap­i­tales des cul­tures urbaines. JoeyStarr, Kool Shen, Sefyu, mais aus­si Kaaris, Dinos, Kalash Crim­inel ou encore Vald sont nés sur cette terre sainte où, dis­ait Vic­tor Hugo, il n’y a ni mau­vais­es herbes ni mau­vais hommes, seule­ment de mau­vais cultivateurs.