Capture d'écran du documentaire "Projet Sextoy"

20 ans de la mort de Sextoy : itinéraire d’une enfant gâtée

Il y a vingt ans, le 3 févri­er 2002, une étoile s’éteignait sur le dance­floor. À 33 ans, Del­phine Palat­si – plus con­nue sous le pseu­do DJ Sex­toy – nous quit­tait, lais­sant la com­mu­nauté club­bing en état de choc. À l’oc­ca­sion de cet anniver­saire, les proches de Sex­toy (musi­ciens, DJ, écrivains, per­formeurs, pho­tographes et cinéastes) organ­isent un grand évène­ment com­mé­moratif en son hon­neur au Rosa Bon­heur sur Seine, le dimanche 27 mars 2022. De notre côté, nous avons ressor­ti des tiroirs cet arti­cle paru dans le Tsu­gi 103 (avril 2017). Nous lui ren­dons hom­mage à nouveau.

SEXTOY, chez elle, Paris, 1997 ©Olivi­er Degorce M&M’S

Elle por­tait des tatouages partout, des nou­veaux seins par­faits, elle tirait à la mitrailleuse, elle mix­ait le vis­age masqué par une cagoule en latex. Ce dimanche, elle s’est envolée pour l’éternité. On aurait voulu la voir mer­cre­di prochain à Pal­la­di­um. Pour longtemps, elle sera donc une grande absente et elle va nous man­quer. Mais elle revien­dra prob­a­ble­ment hanter nos nuits, car elle doit dis­pos­er de pou­voirs mag­iques réservés aux super­héros. Elle flot­tera dans l’air, elle sera désor­mais plus grande que nous. Et elle con­tin­uera à nous tir­er des flèch­es de LOVE. Comme avant, du temps où ses pieds touchaient encore la piste”, écrivait à l’époque Jérôme Viger-Kholer, un des trois trublions des soirées Respect, alors DA des soirées Palladium.

Née en ban­lieue parisi­enne à Saint-Mandé le 7 octo­bre 1968, issue d’une famille rel­a­tive­ment bour­geoise, Del­phine est une petite fille sage et réservée qui, à 18 ans, arbore un style BCBG – chemise cin­trée, foulard autour du cou et coupe au car­ré. Un look qui tranche avec le per­son­nage qu’elle va se forg­er les dix années suiv­antes. Elle se des­tine à suiv­re les traces de son père, chef opéra­teur à la télévi­sion, mais se voit vite rat­trapée par l’arrivée de la house et de la tech­no, qu’elle décou­vre au Stu­dio A et dans les raves du pont de Tol­bi­ac. C’est le grand cham­barde­ment dans la nuit, l’ecstasy pointe le bout de son nez, le DJ s’impose comme le maître de céré­monie, le mélange se démoc­ra­tise, Del­phine s’achète une paire de platines et passe des journées entières à appren­dre à mix­er, dévelop­pant une manière très féline d’enchaîner les dis­ques. Dans la cave de la mai­son de ses par­ents, qu’elle a soigneuse­ment amé­nagée en boîte de nuit, elle organ­ise des soirées et se rêve déjà en haut de l’affiche, en pop-star ultime à l’image de David Bowie, son idole de tou­jours. “Ce que j’aimerais ? J’aimerais être le plus grand DJ du monde, j’aimerais voy­ager partout dans le monde, aller à New York, à Tokyo…” déclare-t-elle à ses débuts dans le doc­u­men­taire, Le pro­jet Sex­toy, que lui ont con­sacré Anas­ta­sia Mordin et Lidia Ter­ki qui l’ont côtoyée et filmée de longues années.

 

La sextoysation de la nuit

C’est en 1995, lors d’un de ses voy­ages aux États-Unis, le pays qui n’aura de cesse de la fascin­er, que Del­phine a le déclic et com­mence, lente­ment mais sûre­ment, à façon­ner physique­ment le per­son­nage de Sex­toy – elle a hésité longtemps avec Delta – le surnom de scène qui ne la quit­tera plus. “Elle mar­chait dans New York avec sa copine Anas­ta­sia. Elles ont croisé un mec avec des points en feu­trine à la place des sour­cils, racon­te Stan, qui fut son agent. Elles ont trou­vé l’idée sym­pa, du coup elles se sont fait tatouer la même chose dans la foulée.” Elle revient de New York avec une suc­ces­sion de points (sept pour être exact) tatoués au-dessus de ses sour­cils. Une pre­mière mod­i­fi­ca­tion en forme de point de départ de tout un tra­vail sur son apparence, à base de tatouages qui vont pro­gres­sive­ment recou­vrir son corps, de pierc­ings divers et var­iés, de canines limées à l’image de celles des vam­pires, de gril­lz en or bien avant Madon­na, de chirurgie plas­tique et d’une garde-robe qui mélange les ves­ti­aires féminins et mas­culins, le bag­gy de la scène tech­no et la quin­cail­lerie bling du rap, comme une tomboy dou­blée d’une cagole hip-hop. Une héroïne du futur fascinée par les man­gas et le porno, les arts mar­ti­aux et le hall of fame, le rock’n’roll et la tech­no, une star under­ground qui a fait du vivre vite et vivre fort sa philoso­phie. Et qui répète à son entourage qu’à 33 ans, tout sera fini !

Sex­toy ce fut le rock’n’roll, le cul, les femmes, les armes… Mais surtout une lucid­ité assez déchi­rante sur ce ‘vivre vite’.” Ivan Smagghe

C’est au Scan­da­lo en 1993, un des pre­miers bars les­bi­ens de Paris, où il faut mon­tr­er pat­te blanche pour entr­er, que Sex­toy va faire ses débuts der­rière les platines. Elle a envoyé à Nicole Miquel, l’âme du lieu, un long mix sur cas­sette où elle opère déjà le grand mix de toutes ses obses­sions : la hard-house new-yorkaise, pois­seuse, salace et sex­uelle que joue Junior Vasquez, le rock en colère de The Clash ou Lou Reed qui ont bercé son ado­les­cence, la tech­no qui prend au ven­tre telle qu’on l’entend dans les raves, les bandes-son de films d’horreur, les extraits de porno, le tout entre­coupé de morceaux au kitch assumé comme la BO de La Boum ou le “Boys” de Sab­ri­na, qui vont devenir des oblig­és. Des sets qui, dans la nuit les­bi­enne plutôt spé­cial­isée chan­son française, font l’effet de véri­ta­bles électrochocs.

Très vite, la car­rière de Sex­toy explose, elle est repérée par Christophe Vix, alors directeur artis­tique de Radio FG, qui lui offre une émis­sion et la booke au Queen, elle joue aus­si bien dans les déjan­tées Ladies Room de la Chocha que dans des raves hard­core, pour les défilés de Jean-Paul Gaulti­er que dans des par­ties fétichistes. Elle fait pro­jeter des visuels par Anas­ta­sia pen­dant ses sets, forme avec la jeune Jen­nifer Car­di­ni le duo Pussy Killers, qui mixe cagoule de catch sur la tête et chaînes de moto autour du cou, elle organ­ise des lec­tures avec Vir­ginie Despentes. On la voit sur les plateaux de télé et dans tous les mag­a­zines branchés : la sex­toy­i­sa­tion de la nuit est en route et rien ne sem­ble vouloir l’arrêter.

Cap­ture d’écran du doc­u­men­taire “Pro­jet Sextoy”

Pulp et Villa du Progrès

À cette époque, la fin des années 90, Del­phine est la chef de file d’une bande de les­bi­ennes qui sème le souk à Paris, entre la Vil­la du Pro­grès (une sorte de kib­boutz fémin­iste où on peut crois­er le per­former Yan­nick, l’illustrateur Pino, Rachid Taha, la Japon­aise Hiromix, la jeune Miss Kit­tin, Anas­ta­sia) et le Pulp qui vient de naître et dont le nom – trou­vée par Sex­toy évidem­ment – est une référence aux romans pop­u­laires du milieu du XXe siè­cle qui ont nour­ri l’imaginaire les­bi­en. Entre la vil­la aux alen­tours des Buttes Chau­mont et le club du boule­vard Pois­son­nière s’établit une sorte de va-et-vient fait de ren­con­tres et de col­lab­o­ra­tions d’où émerge toute une nou­velle généra­tion de filles, les­bi­ennes ou pas d’ailleurs, plus déver­gondées, fêtardes, vis­i­bles, indépen­dantes, sex­uelles et rebelles.

Des filles qui s’appellent Sex­toy, Ann Scott, Vir­ginie Despentes, Chloé, Axelle le Dauphin, Anna la Chocha, Dana Wise, Anas­ta­sia, Michelle Cas­saro, Zouzou Auzou, Dame Pipi, toute une bande de meufs à qui on ne la fait pas et qui en plus de faire la fête, de danser, de bais­er et de s’aimer, écrivent, font de la musique, pho­togra­phient, peignent, se lan­cent dans l’art con­tem­po­rain ou fil­ment, lan­cent des soirées qui s’appellent Bar­bie Pouf­fi­asse, Future Kill, Girlspot­ting, Trash Mup­pet, font venir des pom-pom girls en plein Pulp, organ­isent des soirées spé­cial neige ou s’expriment sans fil­tres dans le fanzine House­wife, un véri­ta­ble petit bijou under­ground bour­ré d’audace, d’humour, d’insolence, de cul et de fémin­isme, lancé comme un gros doigt d’honneur ten­du au machisme et aux looks pro­prets de la scène tech­no de l’époque et sa bande de Ver­sail­lais occupée à sam­pler des boucles disco.

L’icône underground

Cap­ture d’écran du doc­u­men­taire “Pro­jet Sextoy”

À la fin des années 90, toute petite, minus­cule même, avec son sourire à se damn­er, ses tatouages qui dépassent de son cou, ses seins refaits selon ceux de Saman­tha Fox, ses slips Calvin Klein pour hommes dont les filles raf­fo­lent, son goût pour l’iconographie religieuse comme pour les guns et son look inspiré des grandes gueules du hip-hop comme Lil Kim, Sex­toy est la star de la nuit les­bi­enne et under­ground. Une icône qui ne se déplace jamais sans son dogue alle­mand, sa Ford Puma pim­pée et sa bande de fans qui la suit partout, un con­cen­tré explosif dont l’image hard­core, qui con­traste avec sa gen­til­lesse, fait peur à beau­coup dans la nuit parisi­enne. Sex­toy est alors au som­met de son per­son­nage, à la con­flu­ence de la body mod­i­fi­ca­tion, de la flu­id­ité sex­uelle, du fémin­isme exac­er­bé façon Riot Grrrls, du tran­shu­man­isme, de la vis­i­bil­ité les­bi­enne, de la sex­u­al­ité revendiquée et du culte de la per­son­nal­ité. Une diva Insta­gram avant que les réseaux soci­aux soient inven­tés, un croise­ment entre une Rihan­na élec­tro et une Kim K sil­i­conée, une femme dont la lib­erté et l’émancipation font fris­son­ner, une vision­naire qui va lancer la mode des DJs stars, pouss­er les filles à s’emparer des platines, mélanger les gen­res, intro­duire du rock dans l’électro avant tout le monde et laiss­er une trace indélé­bile sur son époque. Des traces qu’on retrou­ve dans Kiko, le court-métrage culte sur la scène les­bi­enne de l’époque signée Anna Albe­lo, dans le tra­vail de l’artiste con­tem­po­raine Rebec­ca Bourni­gault dont elle fut la muse, dans le per­son­nage prin­ci­pal du best-seller Super­stars d’Ann Scott, entre les lignes des livres au fémin­isme exac­er­bé de Vir­ginie Despentes, et bien sûr dans l’explosion du Pulp, et de la scène les­bi­enne, au milieu des années 2000.

Mais vivre inten­sé­ment a ses lim­ites, et Sex­toy sera rapi­de­ment rat­trapée par ses démons, son goût pour la lumière comme pour l’obscurité. Épuisée par le dee­jay­ing, la nuit et le per­son­nage de super héroïne qu’elle s’est créé, prise dans le piège de la drogue, elle essaie de se débar­rass­er de ses ten­ta­tions, par­le de tout lâch­er, rêve de se lancer dans la pro­duc­tion. Le 4 févri­er 2002, alors qu’elle est par­tie se repos­er dans une clin­ique en dehors de Paris, son cœur lâche. À 33 ans, sa dis­pari­tion, alors qu’elle est juste au début de sa gloire, plonge la nuit parisi­enne, qui ne mesure pas encore le vide qu’elle va laiss­er, dans la con­ster­na­tion. Un trau­ma­tisme résumé par­faite­ment à l’époque par Ivan Smag­ghe : “Sex­toy ce fut le rock’n’roll, le cul, les femmes, les armes… Mais surtout une lucid­ité assez déchi­rante sur ce ‘vivre vite’ et la dif­fi­culté qu’on peut tous avoir à vivre avec l’image qu’on s’est façon­née. Avec la cer­ti­tude qu’il ne faut jamais laiss­er tomber ceux qui vont mal.”