Inflation des billets de concerts : où va l’argent ?
L’inflation n’épargne personne, et surtout pas la musique live. Depuis quelques années, les prix des billets de concert n’ont cessé de grimper (avec un pic depuis l’après-Covid), au point de transformer ce qui était autrefois un plaisir accessible en un luxe, que beaucoup ne peuvent plus s’offrir.
Si cette hausse est évidente depuis la sortie de la période Covid, ses causes restent multiples et parfois mal connues. François Moreau, économiste et professeur des Universités Sorbonne Paris Nord, apporte un éclairage sur cette problématique. Le basculement du modèle de revenus a des conséquences directes sur le coût des billets : les artistes, même ceux dits ‘de niche’, dépendent de la scène pour assurer leur subsistance.
Depuis la baisse des ventes de disques, les concerts sont devenus la source de revenus incontournable pour les musiciens, qui ont vu leurs attentes financières augmenter en conséquence. Les têtes d’affiche, notamment celles des grandes tournées internationales, exigent désormais des sommes considérables, parfois supérieures à un million d’euros pour une seule prestation.
Cachets XXL : quand les têtes d’affiche font exploser les budgets
François Moreau rappelle que « des stars comme Taylor Swift gagnent des dizaines de millions en concerts, bien plus qu’avec le streaming », et que « même les artistes très peu connus ne gagnent généralement rien sur les ventes de musique enregistrée, mais un peu leur vie grâce aux concerts ». Cette logique incite les producteurs et organisateurs à optimiser les revenus générés par la billetterie, particulièrement pour les tournées de grande envergure.
Mais la rémunération des artistes n’est qu’un élément parmi d’autres. « Sur un concert ou un festival, la partie qui est rémunération des artistes, ce n’est pas du tout la seule dimension. Le coût artistique représente en moyenne 30 % du budget global », explique François Moreau. Le reste est absorbé par la logistique, la technique, des postes de dépense qui ont eux aussi connu une inflation importante ces dernières années. À cela s’ajoute un autre facteur structurel : l’explosion des dépenses liées à la sécurité, devenue incontournable dans l’organisation d’événements publics. « Les questions de sécurité sont considérées de plus en plus importantes, et ce sont des éléments qui font énormément augmenter les charges ».
La domination de Live Nation et Ticketmaster
Un autre moteur de cette flambée tarifaire, réside dans la concentration extrême du marché, incarnée par des mastodontes comme Live Nation et Ticketmaster. « On a une énorme concentration du marché des concerts avec Live Nation, et une énorme concentration au niveau des plateformes de billetterie avec Ticketmaster, qui est lui-même une filiale de Live Nation », souligne François Moreau. Une telle position dominante engendre une dynamique quasi monopolistique : « Ce n’est pas une surprise quand on a une situation quasiment monopolistique, de voir que les prix augmentent. C’est une leçon de première année en économie ».
Ce monopole s’accompagne de pratiques contestées, comme la tarification dynamique ou la revente massive de billets par des intermédiaires. « Les prix peuvent changer en temps réel sur la plateforme, comme on l’a vu avec le concert d’Oasis. Ce sont des techniques directement inspirées du transport aérien » explique François Moreau, avant de pointer une autre problématique. « Sur Ticketmaster très souvent, ce sont des revendeurs qui achètent en gros les places et qui les revendent ensuite sur le marché à des prix bien supérieurs au prix initial ». Résultat : « Le prix du ticket n’a même plus beaucoup de sens, car très peu de gens le payent réellement ».
£355 for « in demand » standing. Ticketmaster are scum.
byu/BlaMenck inoasis
Ces mécanismes ont alimenté une course au gigantisme dans les productions scéniques, chaque tournée cherchant à surpasser la précédente en moyens techniques, logistiques et artistiques. « Les tournées sont absolument délirantes aujourd’hui, avec un nombre de musiciens, des effets spéciaux, du matériel et du personnel à déplacer, ce qui justifie les budgets gigantesques », constate François Moreau.
Le phénomène alimente un cercle vicieux : « Les prix élevés justifient des spectacles plus impressionnants, et ces spectacles plus coûteux justifient à leur tour des prix encore plus élevés ».
Une spirale renforcée par un contexte économique tendu, comme le souligne Malika Seguineau, directrice générale d’Ekhoscènes, dans une interview à BFM Bourse : « On n’augmente pas les prix pour augmenter les prix. L’inflation, la crise économique qui impacte tous les secteurs économiques impacte aussi le spectacle vivant.« Elle détaille les nombreuses sources de surcoûts : « Quand vous lancez une tournée, vous partez dans des camions, vous mettez de l’essence… Ensuite vous louez une salle de spectacle, où il y a l’impact de la hausse du coût énergétique, vous devez monter des scènes, où il y a l’impact de la hausse du coût du matériel. »
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Toutefois, cette logique n’est pas universelle. François Moreau insiste sur la nécessité de différencier les situations : « L’augmentation des prix est surtout très importante pour les plus gros concerts, les plus grosses tournées. Pour les autres, l’augmentation n’a pas été très différente de l’évolution de l’inflation ». De même « pour les concerts et festivals hors du périmètre Live Nation et dont les billets ne passent pas par Ticketmaster, les prix sont restés relativement raisonnables ». C’est donc bien un segment spécifique du marché, qui tire les prix vers le haut : celui des superstars.
Vers une culture élitiste ?
Cette évolution soulève une question de fond : celle de l’accès démocratique à la culture. Aller voir un concert de Taylor Swift ou d’Oasis peut désormais coûter plusieurs centaines d’euros. « Des prix qu’on imaginait mal il y a 30 ou 40 ans, à une époque où on pouvait voir les plus grandes stars pour des tarifs bien plus accessibles ». L’économiste François Moreau ne mâche pas ses mots : « Pour ce type de concerts-là, on est dans une pure logique capitalistique. On a une marque, une offre. On essaie de maximiser les profits. Le souci d’un accès démocratique à la culture, ce n’est pas du tout le principal souci ».
Il nuance néanmoins son propos pour les scènes plus modestes, qui bénéficiaient jusqu’à récemment de subventions locales : « Là, la vraie question se pose. Si jamais il n’y a plus de subventions publiques, ce sera une pure logique de marché, et les prix risquent d’exclure les fans aux moyens les plus modestes ».
Au final, ce sont les lois ‘classiques’ de l’économie qui s’appliquent. « Une demande gigantesque, une offre limitée même dans des stades, et une logique de rentabilité maximale », résume François Moreau.
Le concert deviendrait alors un produit comme un autre, soumis à des logiques de rareté et de spéculation, loin de l’idéal d’un accès libre et équitable à la culture. Ce glissement pose des questions cruciales, non seulement sur la place de la musique dans nos vies, mais aussi sur la manière dont nous choisissons, ou acceptons, de la consommer et de la faire vivre.
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