Les Dubplates, galettes des rois

par | 25 06 2025 | magazine


Créés à l’origine pour tester un morceau auprès du public des sound systems jamaïcains, les dubplates sont progressivement tombés en désuétude à l’ère du tout numérique. Ces très fragiles disques de 10 pouces font cependant partie du patrimoine de bon nombre de scènes électroniques, au point d’être aujourd’hui considérés comme des objets cultes qui se revendent parfois à prix d’or.

un article de Julien Duez à lire sur le numéro 180 de Tsugi

En Jamaïque, l’un des piliers de la culture des sound systems est le clash : deux collectifs s’affrontent à coups de tracks dans le but de « tuer » l’adversaire. Pour s’assurer la victoire finale, les DJ utilisent souvent une arme secrète appelée dubplate, un disque contenant un ou deux morceaux par face et qui a la particularité d’avoir été pressé spécialement pour eux par un artiste, dans le but de tester ses dernières productions. Si l’expérience se révèle concluante, ce dernier pourra alors envisager un nouveau pressage grand public au format 45 tours.

Voilà pour les fondamentaux. Maintenant, fast forward : lorsque le reggae débarque au Royaume-Uni dans les années 1970, il apporte le dubplate dans ses valises et le concept va progressivement s’étendre à d’autres genres underground, de la jungle au dubstep, en passant par le UK garage et le grime.

Avec toujours le même double objectif : tester un track en conditions réelles pour les producteurs et proposer la setlist la plus originale possible pour les selectors. « Si tu es DJ et que je suis DJ, tu peux aller chez le disquaire et acheter exactement les mêmes disques que moi. Donc en quoi on se différenciera l’un de l’autre ?, illustre DJ Rap dans les colonnes de Bonafide Magazine. Mais si tu te procures certains dubplates et moi d’autres, on aura une occasion de démontrer nos styles respectifs.« 

De précieuses galettes

Depuis qu’un ingé son du nom de King Tubby l’a expérimenté pour la première fois dans son studio de Kingston, là où est née à la fin de la décennie 1960 la musique dub qui, selon la légende, aurait vu le jour après qu’il a oublié de brancher la piste vocale d’un morceau sur lequel il travaillait, l’objet n’a pas évolué. Il se présente sous la forme d’un disque, le plus souvent de format 10 pouces, qui n’est pas véritablement un vinyle, même s’il en a l’apparence.

D’ailleurs, l’usage du terme « acetate », qui sert également à le désigner outre-Manche, est un abus de langage, le dubplate étant en réalité constitué d’une plaque d’aluminium recouverte de laque nitrocellulosique, dont l’acétone qu’elle contient va servir de vernis. La chose est donc très fragile, bien plus qu’un vinyle classique, de telle sorte qu’elle mourra de sa belle mort après une grosse cinquantaine de lectures au maximum. De quoi renforcer l’aspect précieux de ces galettes qui, contrairement aux white labels ou aux test pressings, ne sont produites que pour l’usage exclusif d’un DJ spécifique.

@bpushr1 What is an Acetate? Despite appearances, it's not actually made from vinyl. It's made from aluminium with a laquer coating. It's a one-off cut, that serves as a reference so you can hear what your music will sound like on a record, before you press it.#techno #recordlabel #vinyl #recordbusiness #dj #vinylonly #musichistory #musicfacts ♬ original sound – B-Pushr


Une règle implicite voudrait d’ailleurs qu’il soit interdit de jouer un dubplate en public si celui-ci n’a pas été remis en mains propres par l’artiste lui même. Autrement dit : en recevoir un est un honneur qui témoigne d’une relation de confiance entre un producteur et un DJ, comme l’explique Fabio à DJ Mag : « Le premier ‘dub’ que j’ai reçu, c’est le morceau ‘Killer’ d’Adamski (sorti en 1990, ndr), dont je connaissais très bien la copine. Il était tout juste en train d’exploser et faisait des trucs en live que personne n’avait jamais vus avant. J’étais fan de lui, il était fan de moi, il y avait donc ce respect mutuel entre nous.

Un jour, il me dit : ‘Je vais te produire un vrai morceau à la Fabio.’ Plus tard, sa copine me confie que c’est la meilleure chose qu’il ait jamais composée. Je l’ai écouté sur cassette et demandé si je pouvais en avoir une copie. Elle m’a répondu : « Adam est en train de le masteriser, il va t’en faire un dubplate.' »

Trois versions sont cuttées, une pour Fabio et deux qui ne verront jamais le jour. « C’était comme avoir un disque d’or entre les mains, reprend l’intéressé. Deux ou trois mois plus tard, le morceau était numéro 1 et aujourd’hui, Seal (qui pose sa voix sur la production, ndr) est multimillionnaire, il a des enfants avec Heidi Klum et vit à Calabasas à côté de chez Kim Kardashian !« 

Dubplate Social Club

Au mitan des eighties, les premières cutting houses, ces studios où l’on grave des dubplates à la chaîne, voient le jour à Londres. La plus emblématique d’entre elles, Music House, existe d’ailleurs toujours et se trouve au nord de la capitale anglaise, dans le quartier de Tottenham. Dansson ouvrage Grime Kids : The Inside Story Of The Global Grime Takeover (publié chez Trapeze, non traduit), DJ Target se souvient de ce passage obligatoire pour tous les producteurs de l’époque :

« Aujourd’hui, si un artiste produit un morceau et veut le partager avec un DJ en amont de sa sortie, il suffit de télécharger un fichier WAV ou MP3 et d’appuyer sur ‘envoyer’. L’intégralité du processus ne prend que quelques secondes. Mais dans les années 1990, la façon dont les DJ de la scène jungle avaient accès à de nouveaux sons était totalement différente. […] Au lieu de presser 500 copies d’un vinyle, les producteurs sortaient un track en dubplate. Ça coûtait 30 livres, mais c’était le moyen le moins cher de découvrir quelles réactions le morceau susciterait. »

Une définition de la slow-culture analogique à l’état pur en somme.

Concrètement, le producteur apporte son enregistrement à l’ingénieur du son sur une cassette DAT et, une fois celui-ci mixé, il sera gravé en direct, de telle sorte que les autres artistes qui attendent leur tour à l’extérieur peuvent entendre les créations de leurs pairs. « Ça te faisait garder les pieds sur terre parce que tout le monde pouvait entendre [ton morceau]. Il fallait donner le maximum pour le rendre bon. […] La culture dubplate a contribué à maintenir les standards élevés dans les sets des DJ », analyse le producteur Digital dans l’ouvrage de Carl Loben et Ben Murphy Renegade Snares : The Resistance And Resilience Of Drum & Bass (Jawbone, non traduit).

« Ça nous forçait aussi à socialiser avec des gens avec lesquels on n’aurait peut-être pas parlé en temps normal, ajoute son compère J Majik sur le site Drum & Bass Arena. Music House mixait tous les genres possibles et poussait les producteurs à s’asseoir à la même table. Tu n’envoyais pas ta bande par la poste ou via un taxi. Si tu voulais [ton dubplate], tu devais attendre et ça provoquait des interactions, ce qui était super parce qu’après quatre ou cinq heures passées avec quelqu’un, tu finis par le comprendre différemment. »

Au sein de ce « réseau social en face-à-face« , pour paraphraser DJ Storm, tout le monde n’est pourtant pas sur un pied d’égalité. Même dans le monde pré-Internet, la concurrence fait rage. « Les dubplates sont rapidement devenus un moyen de partager un track avec des DJ avant leur sortie officielle, mais ces pressages n’atterrissaient que dans les mains des ‘big boys' », pointe DJ Target, faisant indirectement écho à l’anecdote de Fabio.


« Des DJ comme Brockie, Andy C et Jumpin Jack Frost avaient leurs sacs remplis de dubplates et jouaient chaque semaine des morceaux que, pour ma part, je cherchais à trouver chez un disquaire qui me répondait : ‘Ça ne sortira pas avant au moins six mois mec.’ C’était donc quelque chose que tu devais mériter, une histoire de respect. Il existait une hiérarchie et seuls ceux au sommet pouvaient récupérer des dubplates de tracks de Shy FX, DJ Zinc et Roni Size. Le reste, dont je faisais partie, devait attendre qu’ils aient suffisamment été joués en club pour créer une demande qui justifierait une sortie à grande échelle.« 

Digital murder


L’artiste reste cependant seul décisionnaire de l’avenir de son œuvre, et certains participent à créer une sorte de mystique autour d’un morceau en le laissant délibérément au frigo pour ne l’en ressortir que sporadiquement à l’occasion d’un DJ-set. C’est par exemple le cas du track dubstep « Woman », produit vers 2004 par le Londonien Loefah, mais qui n’est paru officiellement que dix ans plus tard sur le label Berceuse Heroique à un nombre d’exemplaires tellement confidentiel que le moins cher se négocie aujourd’hui à 300 euros sur la plateforme Discogs.

Les plus fauchés (ou radins, c’est selon) peuvent malgré tout écouter le morceau en question à moindres frais sur Internet. Comme son cousin en polychlorure de vinyle, le dubplate n’a pas réussi à échapper à la mort lente du format physique au profit de son pendant numérique à la fin des années 2000. Tout à coup, il apparaît presque absurde continuer à dépenser des sommes folles pour presser un seul morceau sur une galette d’aluminium alors qu’on peut tout à fait se démarquer en jouant des exclus enregistrées sur CD, puis clé USB.

C’est d’ailleurs à la suite d’une mésaventure, alors qu’il se rendait dans une cutting house pour y presser un morceau de Photek, que Fabio a constaté malgré lui que le dubplate à l’ancienne lui faisait prendre trop de retard sur ses concurrents, et qu’il a fini par jeter l’éponge : « J’ai pris un taxi qui m’a coûté 25 livres, puis fait cutter le dub, ce qui était entre-temps monté à 65 livres. » Un autre taxi plus tard en direction du West End, où il doit mixer à une soirée Swerve, et le coût total de l’opération lui revient à 110 livres sterling. Pour un seul titre.

« C’est là que je me suis dit que tout ça commençait à coûter cher, soupire-t-il, mais aussi que j’allais tout déchirer ce soir-là.« 


Il n’en sera rien : en pénétrant dans le club, Fabio constate avec effroi que le DJ en charge du warm-up joue exactement le même morceau sur sa CDJ. Le seul à pouvoir se réjouir de cet état de fait n’est autre que son comptable : « Il m’a appelé un jour et m’a dit que j’allais devoir lever le pied, qu’avec tout ce que j’avais dépensé, j’aurais pu acheter une maison à un million. Je ne l’avais jamais réalisé, mais je claquais 2 500 à 3 000 balles par mois, juste pour être sûr d’avoir des tracks de toute première main…« 


La petite mort du dubplate physique ne signifie pas pour autant celle de la créativité. Avec l’avènement des plateformes en ligne, les producteurs disposent d’un terrain de jeu quasiment illimité pour partager leurs versions VIP (pour « Variations In Production ») à moindres frais et sans se soucier d’une quelconque place dans la hiérarchie de leurs scènes respectives. Le revers de la médaille, c’est l’apparition d’un nombre incalculable de remixes, un trop-plein dans lequel il est parfois difficile de se retrouver.


« Avec ce que j’ai dépensé en dubplates, j’aurais pu acheter une maison à un million. Je claquais 2 500 à 3 000 balles par mois, juste pour être sûr d’avoir des tracks de toute première main.« 

Fabio

Une renaissance teintée de snobisme


Comme toute mode étant par définition cyclique, le format analogique a fini par renaître de ses cendres après une grosse décennie passée dans l’ombre. L’un des pionniers de cette résurrection est le label ec2a, nommé d’après le code postal du club londonien Plastic People, dont le manager n’était autre que le père de Yanis Koudjo, qui officie sous le nom de scène de Dr Dubplate. « J’ai toujours voulu qu’ec2a soit la voix de la nouvelle génération« , explique à DJ Mag celui qui jure se concentrer exclusivement sur la qualité de la musique proposée et pas sur le nombre de followers des artistes de son répertoire, dans lequel on retrouve Silva Bumpa, Soul Mass Transit System, Skeptic ou Main Phase.

Dr Dubplate porte bien son nom, puisque c’est précisément ce format qui a fait la réputation de son label lancé en 2020, à une époque où le UK garage recommençait à avoir le vent en poupe et où, en pleine période Covid, l’affection pour les objets physiques est remontée en flèche. À quelques différences près : les dubplates d’ec2a, vendus une trentaine d’euros pièce, ne sont plus pressés sur un disque en alu, et chaque nouvel élément de son catalogue est annoncé publiquement un dimanche par mois et limité à 50 exemplaires, sans repressage prévu derrière, obligeant les fans à se montrer vifs, car l’intégralité des copies s’arrache en quelques minutes seulement.

On reste donc attaché à une rareté, mais dont la durée de vie se retrouve considérablement augmentée. Cependant, comme pour chaque limited release, on se retrouve parfois face à des boursicoteurs qui ne s’offrent un exemplaire que pour le revendre plusieurs fois son prix dans la foulée sur Discogs. Dr Dubplate ne le voit cependant que comme un dommage collatéral d’une tendance dans l’air du temps et qui, selon lui, n’est pas spécialement nouvelle : « Il y a toujours eu un marché pour les disques de collection, en particulier de dance music et je comprends l’intérêt de posséder un morceau que même Ben UFO (DJ fondateur de la station de radio pirate Sub FM, ndr) n’a pas dans sa collection.« 

Reste à savoir combien de temps durera cette deuxième vague et, surtout, si elle continuera de rester (volontairement ?) élitiste, pour ne pas dire carrément snob. Cela dit, n’est-ce pas là l’essence même du dubplate ?