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18 octobre 2022

💿 Lalalar, de frustration et de colère

par Antoine Gailhanou

Lalalar vient secouer le rock anatolien. Fini l’exotisme facile: avec son premier disque, le trio veut aborder la musique traditionnelle turque à sa manière. Et ça passe par des beats indus brûlants et des guitares fiévreuses. Et ils seront à Nantes pour notre Tsugi Birthday Tour, aux côtés de Arnaud Rebotini, Madben et Cheap House !

Bi Cinnete Bakar, soit « tout ce qu’il faut, c’est de la folie Â». C’est ce qu’affirme le trio turc Lalalar, qui a fait de cette formule le titre de son premier album paru dĂ©but mai. Mais c’est surtout ce qu’il amène dans un revival turc dont on perçoit des signes d’essoufflement. Les inflexions anatoliennes si caractĂ©ristiques sont bien lĂ , mais le psychĂ© mollasson est terrassĂ© par un immense kick synthĂ©tique. Il suffisait de les voir aux dernières Trans Musicales : avec ses rythmes indus aux percussions tranchantes, le groupe d’Istanbul a retournĂ© la salle. Tout sauf rĂŞveuse, l’ambiance Ă©tait avant tout moite et Ă©lectrique. Extatique, finalement.

Ce revival anatolien, un pied en Orient et l’autre en Occident, les trois Lalalar le connaissent très bien. Car chaque membre a dĂ©jĂ  vingt ans d’expĂ©rience dans le domaine. Le leader du groupe, Ali GüçlĂĽ Simsek, a participĂ© au renouveau turc via son groupe Bubituzak, et surtout son travail auprès de l’excellente chanteuse Gaye Su Akyol. Aux machines, Kaan DĂĽzarat a vĂ©cu aux premières loges le retour de cette musique, Ă  travers son travail de DJ. Quant au guitariste Barlas Tan Ă–zemek, il a Ă©cumĂ© tout l’underground du pays. Une Ă©quipe finement Ă©quilibrĂ©e, mĂ»rement rĂ©flĂ©chie par Ali. « J’avais une recette en tĂŞte depuis six ou sept ans. J’attendais le bon moment, explique-t-il. Au dĂ©part, je voulais un duo. Jouer avec des groupes Ă©tait devenu Ă©puisant: les balances, devoir trouver un lieu de rĂ©pĂ©tition assez grand, la logistique des tournĂ©es… Je ne voulais plus vivre ça. Finalement, on est trois, mais on est une famille maintenant. Â»

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© Cem Gültepe

Au bord de l’explosion

Avec ses rythmiques irrĂ©gulières et ses Ă©chelles mĂ©lodiques orientales, on ne peut pas se tromper sur l’origine de cette musique. Mais cela n’a rien d’une volontĂ© identitaire. « En tant que musiciens turcs, on porte la responsabilitĂ© de cette musique, confesse Ali. Mais on n’est pas lĂ  pour porter un drapeau. On essaie juste d’être nous‑mĂŞmes. Â» Une chose est certaine : le groupe n’est pas du tout dans la mĂŞme dĂ©marche qu’Altin GĂĽn ou d’autres formations souvent rĂ©tro. « Ce n’est pas un mauvais groupe du tout, mais ce qu’ils font n’est pas très original Â», lâche le chanteur. Lalalar, lui, cherche d’abord son propre son. Bien sĂ»r, ils ont des rĂ©fĂ©rences, que ce soit Depeche Mode ou le duo d’IDM nĂ©o‑orlĂ©anais Telefon Tel Aviv. Et les samples ne manquent pas dans leur musique. Mais c’est toujours pour les passer Ă  travers leur filtre. « L’authenticitĂ© est quelque chose de long Ă  obtenir. Mais c’est ce qui fait que les gens croient en ta musique Â», souligne Ali. Cette authenticitĂ©, il faut Ă©galement l’arracher Ă  un pays sombrant peu Ă  peu dans l’autoritarisme et l’obscurantisme. « Ă€ cause de ce gouvernement, il y a beaucoup de choses difficiles en Turquie, pas seulement la musique. Cela fait vingt ans, et ça empire. Â»

Aux obstacles que tous les musiciens du monde connaissent s’ajoutent d’autres contraintes : « Il y a peu d’espaces oĂą jouer. Un musicien amateur aura rarement un garage ou un studio de rĂ©pĂ©tition Ă  disposition. Et le matĂ©riel importĂ© est taxĂ© Ă  des niveaux dĂ©lirants, on doit parfois payer le double du prix normal. Â» Pour rĂ©sumer cette triste situation, il Ă©voque un dicton qu’on pourrait traduire par « Le chagrin est un service public du quotidien. Â» Cette situation provoque des sentiments très ambivalents sur leur ville d’Istanbul. « J’aime cette ville, elle a une culture riche visible Ă  chaque coin de rue, affirme Ali. Mais elle est aussi Ă©puisante, il y a dix millions d’habitants, tout le monde est pressĂ©. Pour une personne sensible, cette hyperactivitĂ© charrie Ă©normĂ©ment d’émotions, qui peuvent te mener au bord de l’explosion. Â» Ce tourbillon d’émotions est justement au cĹ“ur de la musique de Lalalar. Paradoxalement, cet Ă©puisement se traduit en morceaux dynamisants, qui sont autant d’exutoires extatiques.

 

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© DR

 

De ce fait, le groupe semble reliĂ©, presque malgrĂ© lui, Ă  Istanbul. « Si j’avais assez d’argent, j’irais vivre en Suisse Â», avoue Ali. C’est d’ailleurs grâce Ă  Lalalar qu’il a dĂ©couvert ce pays, le trio Ă©tant signĂ© sur l’excellent label Les Disques Bongo Joe, basĂ© Ă  Genève. De quoi donner des envies d’évasion au bord du lac LĂ©man: « Tout y est tranquille, j’adore. C’est comme dans un rĂŞve. Â» Mais il sait bien que ce n’est pas ce dont il a envie, du moins pour le moment. L’aventure permanente qu’est pour lui Istanbul inspire en lui cette musique excitante. Après tout, il chante lui-mĂŞme dans « Hata Benim Göbek Adım Â» : « Quelle que soit la ville oĂą je me rĂ©fugie, elle devient la capitale des erreurs. Â»

 

Énergie primale et introspection

C’est peut-ĂŞtre le plus frappant chez Lalalar: ce contraste entre une musique communiquant une Ă©nergie primale intense et des paroles bien plus introspectives. La frustration et la colère sont contenues dans chaque percussion, chaque riff furieux des quinze titres de ce premier album. Mais dans ces textes, il est bien plus question de l’humain et de ses failles. Ali ne cherche pas la rĂ©volte facile, prĂ©fĂ©rant regarder dans les yeux les dĂ©fauts de l’humanitĂ©. EmportĂ© dans ses beats exaltants, il se livre Ă  cĹ“ur ouvert dans de longues sĂ©quences en chantĂ©/parlĂ©. Dans cette transe hallucinĂ©e, la mĂ©lancolie qu’il exprime est justement transcendĂ©e par la fougue de la musique. C’est ce qui fait tout le sel d’un morceau comme « Hiç Mutlu Olmam Daha İyi Â», oĂą il explique: « Je prĂ©fère ne pas ĂŞtre heureux dès le dĂ©part, plutĂ´t que malheureux en cherchant Ă  ĂŞtre heureux. Â» Il le confesse: « Je ne sais pas comment ĂŞtre joyeux dans tout ce que je fais. Je suis heureux, mais toujours avec une part de mĂ©lancolie. Â» C’est une curieuse dialectique qui s’opère alors dans ses chansons, oĂą l’acceptation de cette part de malheur lui permet justement de se laisser aller Ă  la folie. « Par la suite, je voudrais mieux explorer mes Ă©motions, et trouver des choses joyeuses pour les nourrir. Â»

 

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Car au fond, malgrĂ© cette noirceur, Ali est plein d’espoir. « Je crois en l’humanitĂ© Â», affirme-t-il. Et cela vaut Ă  l’échelle de l’individu comme de la sociĂ©tĂ©, et surtout de lui‑mĂŞme. Car si mĂ©diocre que soit l’être humain (et cette mĂ©diocritĂ© est probablement le thème central de ce disque), il est toujours capable de progresser. « Je suis toujours en train d’essayer de m’amĂ©liorer. Pour moi, c’est par lĂ  que commence le vĂ©ritable changement politique. Â» Il faut se changer soi-mĂŞme pour changer les autres : le lieu commun est facile, peut-ĂŞtre. Mais c’est toujours plus facile Ă  dire qu’à faire. Ali en revient alors de nouveau Ă  la question de l’authenticitĂ©. « ĂŠtre honnĂŞte est difficile, en musique comme dans la vie. Mais c’est ce qui permet de progresser. Â» C’est au fond ce qui est exprimĂ© dans « Yalnız Ă–lĂĽ Balıklar Akıntıyı Takip Eder Â» et son riff en rouleau compresseur: « J’ai une bonne nouvelle les amis, l’esclavage commence d’abord dans l’esprit Â», chante le Stambouliote, avant d’assĂ©ner « seuls les poissons morts suivent le courant Â». L’émancipation ne commence que lorsqu’on regarde sa mĂ©diocritĂ© dans les yeux, nous dit-il. Et les amoureux de musique Ă©lectronique le savent bien: pour ĂŞtre pleinement soi-mĂŞme, il n’y a pas de meilleur endroit que le dancefloor. Ă€ Istanbul comme ailleurs, la libertĂ© passerait donc avant tout par un beat qui claque? Quelle bonne nouvelle !

 

Instanbul en révolution

La musique anatolienne a bien conquis l’Europe. Si le mouvement est notamment parti de musiciens turcs expatriés (comme c’est le cas pour Altin Gün ou Derya Yildirim aux Pays-Bas ou Mehmet Aslan à Berlin), d’autres ont adopté le style. On peut penser à la pop de Kit Sebastian en Angleterre, au duo belge Hun Hun et son beatmaking bourré de samples, ou au planant suédois Sven Wunder. Sans oublier les très psyché King Gizzard&The Lizard Wizard, qui ont publié trois albums inspirés par cette musique. Mais pour éviter tout souci d’appropriation culturelle, autant puiser directement à la source. Car si Ali se montre réservé vis-à-vis d’Altin Gün, c’est bien parce qu’il peut entendre quotidiennement des groupes du même calibre dans sa ville d’Istanbul. Y compris dans un format bien plus orienté club. Sa grande amie Gaye Su Akyol, au cœur de la scène anatolienne, a notamment posé sa voix envoûtante sur des productions de Dirtmusic ou Hey!Douglas. L’un trip-hop enfumé, l’autre disco solaire, ils sont au fond les deux faces d’une même pièce. Et surtout deux artistes qui valent le détour. On peut également penser aux DJs locaux, qui ont été aux avant-postes de ce revival anatolien en diggant dans les vieux disques de leur pays. Dans cette scène vivace, on peut citer Nigar Zeynep, alias DJ Zozo, ou bien Kozmonotosman. Adepte de reworks pour de nombreux artistes (dont Gaye Su Akyol, décidément incontournable), il apporte à des titres des années 1970 comme contemporains un groove planant irrésistible. On tient peut-être là un début d’explication à la popularité de cette musique mi-orientale mi-occidentale: elle s’adapte à tout type de transe.

 

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