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Crédit : Julien Bernard
18 octobre 2019

Anetha, esprit de famille

par Clémence Meunier

C’est un nom que l’on croise de plus en plus régulièrement à l’affiche des événements techno qui ont du goût, et qu’il faut maintenant rajouter à la jolie liste d’artistes devenant leur propre label manager: Anetha lance Mama Told Ya, une maison portée sur les featurings et les bons conseils de mamans.

“Ne grandis pas trop vite…”

Pas étonnant que la mère d’Anetha s’échinait à lui répéter ça : la Bordelaise squattait déjà les platines quand d’autres révisaient leur bac… Qu’elle a eu, ainsi qu’un diplôme d’architecture après six ans d’études – comme quoi ! Et il s’est avéré qu’Anetha (Anna Moreau de son vrai nom) écoute les conseils de maman : treize ans plus tard, la DJ et productrice a tranquillement construit son début de carrière, gravissant chaque étape (premier EP en 2015 sur Work Them Records – la maison de Radio Slave ou Spencer Parker –, cofondation du label Blocaus un an plus tard, premier passage au Berghain en 2017, première Boiler Room dantesque en 2018) sans jamais se précipiter et se prendre les pieds dans le tapis du burn-out ou des concessions. Aujourd’hui, la techno tendance dure toujours aussi solidement chevillée au corps, tout en s’autorisant quelques incartades trance, elle franchit à l’aube de sa trentaine une nouvelle étape : la création de son propre label, Mama Told Ya !. Une histoire de famille, de partage (chaque sortie comportera obligatoirement des collaborations) et d’indépendance. Qui va piano…

Tu as commencé ta carrière très jeune, c’était ton rêve d’enfant d’être DJ ?

J’ai commencé à mixer dans des bars vers 17 ans, à Bordeaux, la ville où j’ai grandi. Je me suis toujours sentie soutenue par ma famille, mais je ne me disais pas que j’allais devenir DJ, que ça allait être ma profession principale. J’ai fait six ans d’études d’architecture, c’était ma priorité. Quand j’ai eu mon diplôme, je suis allée à Londres pendant quelques mois pour améliorer mon anglais et faire des rencontres dans d’autres cercles que celui de l’architecture. C’est à ce moment-là que je me suis dit “pourquoi ne pas essayer dans la musique ?”, mais ce n’était pas du tout le plan de départ : je n’ai jamais pris de cours de piano ou de n’importe quel instrument, étant jeune j’ai juste beaucoup écouté de musique, avec des parents qui passaient des choses assez pointues à la maison. Ils m’ont donné une culture musicale un peu différente des autres gamins de mon âge. De la new wave, avec The Cure à fond, Siouxsie and The Banshees, beaucoup de Gainsbourg. Après, ado, j’écoutais Le Tigre, Sexy Sushi, des trucs entre le garage et la pop. J’ai toujours eu ce côté électro, depuis le début je savais que j’adorais ça, et mes sets étaient électro, électroclash ou plus house. Mais la techno, c’est venu plus tard, quand je suis allée au Berghain pour la première fois, il y a six ou sept ans. Je n’avais jamais entendu ce type de sons très épurés, et je me suis rendu compte que c’était ça qui me manquait dans tout ce que j’écoutais. J’aime ce côté répétitif et mental, c’est une musique qui transcende et qui se partage, on s’oublie assez rapidement. Comme en architecture, il faut aller à l’essentiel. Et puis ça avait beaucoup de sens dans ce lieu-là. C’est aussi ça qui m’a donné envie de produire des morceaux en plus des DJ-sets.

Crédit : Julien Bernard

Tu étais mineure quand tu as commencé, techniquement, tu n’avais pas le droit de rentrer dans l’établissement dans lequel tu mixais !

Les platines de ce bar étaient derrière un mur, dans une petite boîte en hauteur, je me souviens que le patron fermait la porte à clé pour que personne ne puisse venir m’embêter. Ça n’a duré que six mois avant que je sois majeure, mais ça a commencé comme ça, le mercredi soir parce que ça ne fermait pas tard. Mes parents m’amenaient jouer, c’était marrant.

C’est une force de commencer si tôt ?

C’est ce qui m’a permis de prendre le temps de faire évoluer mon son vers cette techno que je fais aujourd’hui. Mais ça continue à évoluer, certains jours , je n’ai plus trop envie de faire des trucs trop hard, d’autres je veux produire des choses très brutes… On ne se lève pas pareil tous les matins, si ça se trouve je ferai tout à fait autre chose plus tard, je n’en sais rien ! En tout cas, je n’ai pas explosé d’un coup, j’ai eu une progression qui m’a permis de voir venir les différentes étapes. Aujourd’hui, je sais que je ne veux pas jouer trop souvent, que j’ai besoin de me garder du temps pour autre chose, pour travailler sur mon label par exemple. Quelqu’un qui monte trop vite ne va pas voir les choses venir et va vouloir tout prendre d’un coup. C’est un coup à s’écœurer et s’épuiser. Mes études d’architecture m’ont aussi permis de freiner un peu tout ça, de ne pas vouloir absolument en faire un métier comme certains le veulent dès le début – alors que souvent ça ne marche pas. C’était vraiment une passion avant tout, et c’est peut-être aussi ça qui a plu.

Aujourd’hui, tu lances ton label Mama Told Ya avec un premier EP de Sugar, ABSL et toi, Don’t Rush To Grow Up – “ne grandis pas trop vite”. C’est un précepte que tu essayes d’appliquer donc ?

Tous les EPs du label auront une phrase de maman (ou de papa) comme titre. Tous ces conseils qu’ils nous ont donnés et qu’on a plus ou moins retenus. C’est forcément quelque chose qui forge une personnalité. Et c’est vrai que je me souviens très bien de mamère qui me disait de pro ter de mon âge,de ne pas aller trop vite, de ne pas griller les étapes. Cette connexion forte avec ma famille (mon frère me suit sur toutes mes dates, mon père est cameraman donc je fais des clips avec lui…) est au cœur du label, avec beaucoup d’importance accordée au concept du partage : les titres en forme de conseil, les collaborations. Un label où je ne suis pas toute seule et qui fasse référence à mon passé et à celui des gens qui participent aux sorties. Ça a fait pas mal rire ABSL etSugar : eux étaient plus dans le con it quandils étaient ados ! C’est de toute manière universel ce “mama told ya”, et ça renvoie à l’univers enfantin. D’ailleurs on travaille avec mon père sur un clip en ce moment, et il y aura des enfants, car la techno pour moi c’est un rappel de l’insouciance et de la liberté de l’enfance.

Crédit : Julien Bernard

La techno est un genre qui peut être dur, sombre, surtout chez toi. Pourtant, tu l’associes à l’enfance ?

Ça m’emmerde au bout d’un moment de ne rester que dans cette imagerie techno sombre. Qui a dit que la techno ça devait être une pochette noire et blanche et
basta ? Pour moi la techno c’est coloré, ça a différentes couches, des vides, des pleins, c’est comme de l’architecture, c’est hyper pétillant. Dans ce premier EP, il y a des parties très sombres qui t’amènent vers quelque chose d’hyper léger et joyeux, qui te rappelle ton enfance, avec des mélodies qui parlent à tout le monde. La pochette, réalisée par une jeune artiste, est rose, on dirait un bijou en 3D. Toute la partie graphisme est hyper importante pour moi, c’est aussi pour ça que j’ai voulu monter mon label : je voulais vraiment contrôler cet aspect-là, collaborer avec des artistes différents à chaque sortie et avoir un logo qui ne sera jamais tout à fait pareil d’une release à l’autre. Ce ne sera pas un label gé, mais quelque chose de moderne et qui pourra aller dans plusieurs directions.

Y compris musicales ?

Oui aussi. Les premières sorties sont plutôt tournées vers la techno avec quelques inspirations trance, mais je ne suis fermée à rien pour la suite. J’aurai peut-être envie de collaborer avec un groupe un peu plus punk, rap… Je ne mets pas de limite, je me réserve le droit de belles rencontres. Tout est une question de ça. Même dans mon projet de soirées Mama Told Ya que j’aimerais beaucoup développer – sûrement avec Possession –, on retrouverait cette envie de collaborations : les différents DJs feront une heure en solo, une heure en back-to-back avec la personne suivante, qui fera ensuite une heure en solo puis un back-to-back avec quelqu’un d’autre. On se passerait les platines comme un relais.

En mars 2018, tu as été invitée par Boiler Room à jouer à Amsterdam, et ton set a été élu par les équipes de BR comme le meilleur de l’année. C’est un des moments clés de ta carrière ?

Ce set a clairement changé quelque chose. C’était la première fois que je faisais ça – et heureusement, car je pense que je n’aurais pas été prête plus tôt. C’est énormément de stress, il y a des caméras partout, des gens derrière toi… Pour des DJs techno, c’est un peu un ring parfois. Et puis je n’ai pas l’habitude, je fais généralement des sets de deux-trois heures, j’ai le temps de me mettre dedans, de faire une belle n, et là je n’avais 50 minutes ! J’ai commencé mon set par un track qui dit “please make love to me”, j’étais sûre que j’allais me faire clasher… Et en fait le public était top, hyper ouvert, respectueux, tout le monde dansait, sans téléphone, avec beaucoup de lumières – ce que j’adore –, ça m’a mise super à l’aise. Boiler Room, c’est vraiment une étape sur ton CV. Les gens de BR ont en effet vraiment adoré le set, ils n’ont pas arrêté de le repartager, la vidéo a beaucoup tourné – et suite à ça, j’ai eu énormément de propositions de dates. On m’a proposé de refaire plein d’autres, mais je refuse toujours, je me dis qu’il faut que je sois dans des conditions parfaites parce que les gens vont m’attendre au tournant !

J’ai lu quelques fois que tu en avais ras le bol qu’on te demande ton avis sur la place des femmes dans les musiques électroniques en interview. Pourquoi ?

Je trouve qu’à en parler constamment, ça cristallise le problème. Après, ça dépend de la manière dont le sujet est amené. Récemment, j’ai dîné avec quinze artistes électroniques, Anne Hidalgo et Jack Lang. On n’était que deux filles autour de la table, AZF et moi, et Anne Hidalgo nous a demandé comment ça se passait pour nous dans ce milieu. Là c’était intéressant, car l’idée était de penser à l’avenir et ré échir à des solutions. Quelqu’un a par exemple parlé de mettre en place une charte de bonne conduite pour recevoir les femmes DJs, parce que c’est vrai qu’on est souvent mal accueillies. Là dernièrement, un technicien m’a dit que j’étais une “casse-couilles”, et je ne pense pas qu’il me l’aurait dit si j’étais un mec – je demandais simplement à ce qu’il ramène des platines, car il n’y avait rien d’installé quand je suis arrivée au festival. Par contre, je n’ai pas envie qu’on fasse tout un drame de cette question de femmes dans la techno, déjà parce que personnellement je n’ai jamais rencontré de problèmes qui m’ont bloquée dans ma carrière. Certes, ça a été une lutte constante, mais je le vois plus comme un challenge. Et puis pour moi, s’il y a un problème, il n’est pas uniquement lié au genre, mais aux discriminations en général, pour par exemple des jeunes de banlieue qui n’ont pas assez de modèles dans la musique électronique sur lesquels se projeter, et pas accès aux mêmes technologies que nous. Aussi, j’ai vraiment l’impression qu’il y a de plus en plus de lles qui percent. Qu’on aime ou pas leur musique, Charlotte de Witte et Amelie Lens font un bien fou à cette scène sur la question de la place de la femme. Elles montrent que c’est possible, et elles ont éclaté tout le monde en deux secondes sans jouer de leur physique.

Crédit : Julien Bernard

À ce dîner à la mairie, je suppose que vous avez également parlé du problème des drogues en clubs et festivals suite au décès d’un jeune homme par overdose à Dehors Brut ? Et de la réponse systématique de la préfecture après ce genre de drames, à savoir la fermeture administrative ?

Ils sont dans l’optique de faire bouger les choses et nous soutiennent à 100 %. Mais il y a des blocages au niveau de la préfecture. C’est un peu compliqué de tout faire bouger, mais ça passera en travaillant avec les politiques. Il faut avancer avec eux, on ne peut pas aller à leur encontre dans le contexte actuel. Depuis les attentats, il y a un climat de peur qui a été appliqué à la fête. Ce qui s’est passé à Nantes est clairement scandaleux, cette présence policière n’avait pas lieu d’être, c’était la fête de la musique ! Dans ces conditions, évidemment que ça allait tourner au drame. Faire peur aux gens ne va pas améliorer la situation, et ça infantilise tout le monde – il faut plutôt être dans l’information et la prévention, en mettant bien sûr des limites sur les drogues, mais sans infantiliser les gens. C’était des discussions intéressantes, ils veulent bien faire. À voir maintenant sur quoi cela va déboucher. Mais il y a eu une idée qui m’a vraiment enthousiasmée : chercher un lieu à Paris pour centraliser la culture des musiques électroniques. Je pense que ça peut aider plein de gens à voir qu’eux aussi peuvent faire ce métier.

Tu tournes beaucoup aux Pays-Bas, ton agence de booking est allemande… Ça ne t’a jamais tenté de quitter Paris pour rejoindre Berlin comme beaucoup de producteurs ?

Pendant des années, ça a été dur pour les artistes français à l’international de se défaire de l’étiquette french touch. Et puis Berlin avait le monopole sur la techno, suivi de près par Amsterdam qui attire beaucoup avec l’ADE. À Paris, on était laissés pour compte. Mais on a également des forces : le côté mode de Paris, une super scène, une super effervescence. C’est pour ce contexte que je voulais rester à Paris, pour développer des choses ici, comme cet espace d’échange avec des jeunes où on pourra faire des ateliers, transmettre des connaissances, discuter du fait que c’est un métier d’être DJ, expliquer comment se professionnaliser ou monter des structures. Beaucoup partent à Berlin, mais je pense que c’est une erreur : certes c’est moins cher et on peut y faire des rencontres facilement, mais il faut entretenir notre vivier français, c’est important.

Quels sont les meilleurs conseils que t’ont donnés tes parents ?

De ma mère, ne pas grandir trop vite et ne pas me la péter. Et de mon père… “Tu peux tout écouter sauf du zouk.” (rires)

Le premier EP du label Mama Told Ya est disponible à l’écoute juste ici :

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