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Un dancing suédois en 1948 / © CLASSIC PICTURE LIBRARY / ALAMY IMAGE BANK
1 décembre 2020

Avant les clubs, il y avait quoi ?

par Jean-Yves Leloup

Quelle est l’origine du clubbing et des discothèques ? Depuis quand se rassemble- t-on, la nuit tombée, pour y danser jusqu’au petit jour au son d’une musique qui enflamme les corps et les sens ? Petite histoire des clubs et de la nuit festive, qui prend sa source à Paris, au XIXe siècle.

Article issu du Tsugi 135, toujours disponible en kiosque et à la commande en ligne.

Si le phénomène de la discothèque tel que nous le connaissons, avec ses DJs, sa scénographie, son sound-system, ses tribus et ses idéaux, est issu du disco new-yorkais des années 70, les interprétations sur ses origines varient. Certains évoquent les clubs avant-gardistes italiens des années 60, d’autres les discothèques parisiennes de l’après seconde guerre mondiale. Mais pourquoi ne pas évoquer les fêtes zazous des années 40, les juke-joints afro-américains ou les bals parisiens du XIXe siècle ?

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clubsL’invention de la nuit

C’est au XIXe siècle que la notion de plaisir et de loisir nocturnes se développe au sein de la population de Paris, qui bénéficie, plus tôt que les autres métropoles occidentales, des bienfaits de l’éclairage au gaz. Le Boulevard, qui s’étend de la Madeleine à la Bastille, où se concentrent théâtres, bals, cafés, cabarets, restaurants, eux-mêmes souvent illuminés de façon spectaculaire, constitue alors le lieu principal de fêtes et de plaisirs qui s’étendent bien après minuit et se terminent souvent aux abords des Halles centrales où, au petit matin, se mêlent le monde du travail et ceux que l’on désigne déjà sous le nom de « noctambules ».

La période allant de 1830 à 1870 correspond à l’apogée et à la massification du phénomène des bals publics, qui rassemblent chaque semaine, dans une grande mixité sociale, des dizaines de milliers de personnes. Un phénomène qui, au cours des décennies suivantes, perdra de son caractère populaire, tout en annonçant le développement d’une industrie du divertissement dans l’ensemble du monde occidental. De l’autre côté de l’Atlantique, loin de la fureur de la polka dansée dans les bals parisiens, les anciens esclaves afro-américains disposent dans le sud-est du pays de leurs propres lieux, les juke-joints ou barrel house, où ils peuvent enfin se réunir et y poser les bases d’une culture qui, bientôt, se répandra à travers le monde. Libéré de l’esclavage en 1862, mais souffrant de la ségrégation des terribles lois Jim Crow, le peuple noir peut y boire, jouer et bien sûr écouter des folk rags, ébauches du ragtime et du jazz, auxquels succèdent le plus fiévreux boogie-woogie ainsi que le blues.

 

Du Mississippi à Saint Germain-des-Prés

Paris fait justement partie des premières métropoles européennes à accueillir les musiciens de jazz et la culture afro-américaine, particulièrement entre Montparnasse et Saint-Germain. Là, une faune bohème et internationale, composée d’artistes et d’aristos, auxquels viennent se joindre des fêtards de la classe moyenne, invente le Montparnasse des Années Folles. Entre 1913 et 1929, on y découvre le jazz et des danses qui émancipent les corps comme le shimmy et le charleston, au dancing de la Coupole, Bobino ou au célèbre Bœuf sur le toit. Ces années que l’on dit folles, décrit l’historien Antoine de Baecque, sont appelées ainsi car elles succèdent aux privations de la première guerre mondiale, mais aussi parce qu’elles font référence au cosmopolitisme des élites parisiennes, à une atmosphère de dépravation, voire à l’ambiguïté des genres et des identités.

Une nouvelle approche des corps et de la sexualité qu’illustre la popularité, au sein de ce microcosme, du Monocle, club lesbien, ou du Tavernacle, « boîte à folles », ainsi que la figure plus populaire de la garçonne, femme émancipée des injonctions de la société patriarcale. La modernité de l’entre-deux-guerres s’incarne par ailleurs dans le swing, à la fois musique et danse. Une frange de la jeunesse issue des classes moyennes supérieures, les zazous à Paris et les swingjugend à Berlin et Hambourg, que l’on pourrait considérer comme les tribus pionnières des contre-cultures du XXe siècle, se passionne pour cette musique interprétée par des big bands. Une musique énergique et virevoltante, sur laquelle ils dansent dans les clubs jazz, dans une cave ou autour d’un gramophone, que l’on écoute encore pendant la guerre, malgré le pouvoir nazi qui voit dans cette expression «nègre», un art dégénéré. Dans son ouvrage consacré au disco, Turn The Beat Around, le journaliste Peter Shapiro considère à ce titre que les origines, disons symboliques, du clubbing moderne, remonteraient à ces fêtes organisées par ces jeunes gens épris de jazz et de musique noire, habillés de façon capricieuse et exubérante, qui se rassemblaient clandestinement pour écouter les plus beaux vinyles qu’ils étaient parvenus à sauver de la barbarie nazie.

Un juke joint à Clarksdale, Mississippi, en 1939

Un juke joint à Clarksdale, Mississippi, en 1939 / © THE PROTECTED ART ARCHIVE / ALAMY IMAGE BANK

La discothèque moderne

Dans le Paris de l’après-guerre, un jeune public, qui témoigne d’une certaine mixité sociale et de couleur de peau, continue à swinguer sur les musiques qu’appréciaient les zazous, ainsi que sur un nouveau genre de jazz, le be-bop. Symbole d’une liberté retrouvée, le jazz réunit une faune intellectuelle, artistique, curieuse et politisée dans de petites caves, parfois semi-clandestines, du quartier de Saint-Germain-des-Prés (le Tabou, L’Échelle de Jacob), où les danses comme le jitterbug et le boogie-woogie, l’alcool et la drogue (haschich, héroïne, éther et amphétamines), aident à oublier les difficultés du rationnement. Selon Antoine de Baecque, la période qui s’ouvre à Paris à partir des années 1950 signe toutefois la fin d’un héritage populaire venu du XIXe siècle. Bientôt, dans un double mouvement, les classes populaires seront exclues de ces réjouissances. Quant aux femmes, elles refuseront de plus en plus l’exploitation sexuelle dont elles étaient victimes au fil des siècles précédents dans les établissements de nuit, tout en étant désormais soumises à l’injonction du modèle de la femme au foyer.

Les premières discothèques officielles, qui prennent leur essor à Paris au cours de cette période, sont en effet loin de l’esprit du Boulevard du XIXe. Paul Pacini est ainsi le fondateur du premier club moderne, le Whisky À Go-Go, exclusivement jazz, qui ouvre dès 1947, à Saint Germain. Le phénomène s’amplifie à partir de la seconde moitié des années 1950 avec l’ouverture de Chez Régine, l’Épiclub, ou plus tard la bien nommée Discothèque, suivis du Bistingo, du Club des St Pères, du Club Pierre Charron ou du Saint Hilaire. La plupart de ces lieux fonctionnent avec une clientèle d’habitués soigneusement sélectionnés, réunissant une faune de jet-setteurs, d’aristocrates, de bourgeois et d’artistes. Les signes caractéristiques (et regrettables) du clubbing sont déjà présents : bouteille au nom du client, sélection du public et accès VIP. Un phénomène qu’Antoine de Baecque définit comme une forme « d’autonomisation de la nuit » où, « close sur elle-même », elle se transforme et se réduit en une « autocélébration de la sphère mondaine ».

Retrouvez la suite de cette article dans le Tsugi 135 : La musique fait son #MeToo, toujours disponible en kiosque et à la commande en ligne.

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