Le DJ set de Marshmello sur Fortnite en 2019

Avec le confinement, les concerts dans les jeux vidéo se multiplient

L’or­gan­i­sa­tion de con­certs virtuels au sein même de jeux vidéo comme Fort­nite ou Minecraft se mul­ti­plie. Si le con­fine­ment met par­ti­c­ulière­ment en avant cette pra­tique, elle ne date pour­tant pas d’hi­er. Mais il sem­ble bien que les choses soient en train de s’accélérer.

Il est encore pos­si­ble d’aller assis­ter à un con­cert en péri­ode de con­fine­ment. Mais pour cela, il faut s’é­vad­er dans des lieux virtuels. Du 24 au 26 avril, par exem­ple, le mastodonte du jeu vidéo aux 250 mil­lions d’u­til­isa­teurs Fort­nite accueil­lait une série de presta­tions du rappeur Travis Scott. Nom­mé Astro­nom­i­cal, cet événe­ment a béné­fi­cié d’une mise en scène impres­sion­nante, spé­ciale­ment pen­sée pour l’univers du jeu, ain­si que d’un morceau inédit du musi­cien. Plusieurs ses­sions étaient prévues, afin de con­venir aux horaires de chaque con­ti­nent (celle en Europe a lieu le 24 avril à 16h). Pour rentabilis­er ces con­certs, il était pos­si­ble d’acheter des tenues et équipements inédits pour per­son­nalis­er son avatar (le jeu étant entière­ment gra­tu­it, son mod­èle économique repose entière­ment sur ces achats cos­mé­tiques). La machine mar­ket­ing étant inar­rêtable lorsqu’on par­le de Fort­nite, des pro­duits dérivés sont même mis en vente, comme un fusil en plas­tique Nerf inspiré de l’événe­ment. La présence de Scott n’a rien d’étonnant, puisqu’en 2018, on l’avait déjà vu jouer aux côtés de Drake et de Nin­ja, l’un des plus célèbres joueurs de Fort­nite. La pre­mière de ces représen­ta­tions, d’une durée de 15 min­utes, a rassem­blé 12,3 mil­lions de joueur en simul­tané : un record, tous jeux con­fon­dus, avec ou sans musique.

Une multiplication des concerts in game

Mais il n’est pas le seul à s’être tenu ce week-end, comme le nom­mé Square Gar­den, et se déroulant cette fois au sein du jeu Minecraft, lui aus­si très pop­u­laire. C’est le jeune duo elec­tro pop expéri­men­tal améri­cain 100 gecs qui en est à l’origine, en sou­tien à Feed­ing Amer­i­ca. Ils y invi­tent notam­ment Char­li XCX et Kero Kero Boni­to (passé par le Mai­son Tsu­gi Fes­ti­val). C’est d’ailleurs sur Minecraft que 100 gecs avait fait son pre­mier con­cert, lors du Fire Fes­ti­val, en jan­vi­er 2019.

Preuve de l’explosion de cette pra­tique, un troisième événe­ment du genre aurait dû se tenir le 25 févri­er, avec le fes­ti­val Block By Block West, lui aus­si au sein de Minecraft. Créé de manière bénév­ole par le jeune groupe de post-punk améri­cain Couri­er Club, il devait accueil­lir les anglais Idles, les activistes fémin­istes russ­es PussyRi­ot, et même un set de Mas­sive Attack, tous bel et bien présents en direct dans le jeu via leurs avatars, répar­tis sur trois scènes virtuelles. Totale­ment gra­tu­it et ama­teur, il per­me­t­tait de faire des dons en faveur de la fon­da­tion améri­caine CDC, pour acheter du matériel médi­cal. Les organ­isa­teurs avaient même prévu un tuto vidéo pour ceux qui seraient per­dus. Mal­heureuse­ment, ils n’avaient pas anticipé l’af­flux mas­sif des joueurs : seuls quelques uns ont pu se con­necter, et les live (par­fois enreg­istrés pour l’oc­ca­sion) ont dû s’ar­rêter une heure seule­ment après l’ou­ver­ture des serveurs. Le fes­ti­val est ain­si repoussé au 16 mai. 5000 euros avaient pour­tant été déjà don­nés par les spectateurs.

On con­state donc une accéléra­tion dans l’organisation de ce type d’événements depuis le début du con­fine­ment, pour pal­li­er l’annulation de con­certs, tout en étant bien plus inter­ac­t­if (et orig­i­nal) qu’un live vidéo. Le 11 avril, c’était le groupe de rock emo Amer­i­can Foot­ball qu’on retrou­vait dans Minecraft en tête d’affiche du fes­ti­val Nether Meant, tan­dis que le DJ de house Riley, âgé de 17 ans, rendait hom­mage au fes­ti­val EDM Sec­ond Sky avec son pen­dant cubique Sec­ond Aether, tou­jours dans Minecraft. Côté français, ce 24 avril, pour soutenir le per­son­nel soignant de Mar­seille, le rappeur français Alon­zo jouait en direct depuis le jeu GTA V, célèbre pour ses radios à la sélec­tion pointues, ayant déjà noué des parte­nar­i­ats avec The Black Madon­na ou Solo­mun.

Un phénomène remontant à 2006

Mais il ne faut pas croire que cela soit un phénomène nou­veau. On peut en effet remon­ter jusqu’en 2006, quand le groupe star des années 80 Duran Duran s’in­té­grait au sein du jeu Sec­ond Life, suivi par de nom­breux artistes, dont U2 en 2008. L’ex­péri­ence reste lim­itée (au niveau visuel, notam­ment), et il faut atten­dre 2018 pour voir s’or­gan­is­er des événe­ments d’en­ver­gure. Entre temps, Minecraft, lancé en 2009, a séduit le monde entier avec son genre bac-à-sable, lais­sant les joueurs exprimer toute leur créa­tiv­ité. C’est donc là que se tien­dra Coalchel­la (croisant le nom du célèbre fes­ti­val Coachel­la avec « coal », le char­bon, que l’on peut min­er dans le jeu). Par­ti d’une blague, il prend finale­ment forme le 23 sep­tem­bre 2018 autour de 55 DJ, dont Eclipse, alias de l’acteur de The Walkind Dead Chan­dler Rig­gs, qui mon­tera sa pro­pre vari­ante du fes­ti­val en avril 2019, le Pix­el Fes­ti­val. Notons que, le jeu ne per­me­t­tant pas de dif­fuser directe­ment de l’au­dio, les spectateurs/joueurs devaient égale­ment se con­necter à une dif­fu­sion en direct sur le site des organ­isa­teurs (ce qui vaut pour tous les autres con­certs inté­grés dans Minecraft).

 

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Mais surtout, Coalchel­la mar­que la nais­sance de la pre­mière organ­i­sa­tion spé­cial­isée dans les con­certs virtuels : Open­Pit. Fondée à l’occasion de Coalchel­la par Max Schramp, étu­di­ant en archi­tec­ture et DJ ama­teur améri­cain alors âgé de 20 ans, elle monte ensuite le Fire Fes­ti­val les 12 et 13 jan­vi­er 2019 et le Mine Gala en sep­tem­bre dernier (les noms par­o­di­ant cette fois le Fyre Fes­ti­val et le Met Gala). C’est égale­ment Open Pit que l’on retrou­ve der­rière Nether Meant et Square Gar­den, évo­qués plus haut. Réal­isés inté­grale­ment par des bénév­oles, de la créa­tion des décors aux artistes, ces événe­ments font la part belle à de jeunes musi­ciens émer­gents dans des styles var­iés : beau­coup d’électronique, mais aus­si du rock voire du métal. Après seule­ment deux ans d’ex­is­tence, Open Pit fait déjà fig­ure de vétéran dans le milieu. Ses événe­ments rassem­blent plusieurs mil­liers de per­son­nes à l’intérieur du jeu, sou­vent pour une cause car­i­ta­tive (le Fire Fes­ti­val ayant par exem­ple rassem­blé 1750 dol­lars pour la cause LGBTQI).

Il faut aus­si men­tion­ner le Matryosh­ka Club, créé depuis Manille (Philip­pines) en sep­tem­bre 2019. Bâti bloc par bloc au sein de Minecraft, il tient depuis quelques temps un rythme d’ouverture heb­do­madaire, organ­isant même un mini-festival de 24 heures le 26 avril. Comme un vrai club, il fil­tre ses entrées (ici, cela passe par un for­mu­laire en ligne) et pos­sède de nom­breux DJ rési­dents, présents dans le jeu et répar­tis dans plusieurs salles. On y trou­ve même drogue et alcool, sous la forme de potions fab­riquées dans le jeu, que l’on peut lancer sur les autres joueurs, altérant la vision ou per­me­t­tant de sauter bien plus haut. De quoi pass­er une soirée psy­chédélique, mais sans gueule de bois.

Mais l’événement qui a fait décou­vrir cette pra­tique à un large pub­lic reste bel et bien ce set du DJ EDM améri­cain Marsh­mel­lo au sein du jeu Fort­nite le 2 févri­er 2019. Avec ses 10,7 mil­lions de per­son­nes con­nec­tées simul­tané­ment, ce qui était un record jusqu’à la presta­tion de Travis Scott, il a néces­sité la dupli­ca­tion de l’avatar de Marsh­mel­lo dans 100 000 serveurs dif­férents (une par­tie de Fort­nite étant lim­itée à 100 joueurs). Le set a néces­sité 6 mois de pré­pa­ra­tion pour un durée de… 10 min­utes seule­ment. Si le boost de vis­i­bil­ité pour le jeu comme l’artiste est énorme, il est évi­dent qu’il va encore fal­loir du temps pour ren­dre la pra­tique moins coûteuse.

Une pratique encore limitée, mais qui marche

Pour­tant, mal­gré ses lim­ites tech­nologiques encore nom­breuses, l’expérience fonc­tionne. Dans un bil­let sur le site anglo­phone The Howl, Oliv­er Smith racon­te avoir ressen­ti les mêmes mou­ve­ments de foules que durant un con­cert, et une véri­ta­ble inter­ac­tion avec les musi­ciens. « Les joueurs sautant partout chao­tique­ment (…) ressem­blaient presque par­faite­ment à l’én­ergie d’un mosh pit (dérivé du pogo, ndr). » Le site d’ac­tu­al­ités du jeu vidéo The Verge rap­porte une expéri­ence de psy­cholo­gie de 2009 à pro­pos du jeu Sec­ond Life, met­tant en avant qu’à tra­vers le proces­sus d’identification à son avatar et les inter­ac­tions avec d’autres avatars, les joueurs ont bel et bien la sen­sa­tion d’être présents physique­ment et socialement.

Ce qui fait que cela fonc­tionne tient aus­si dans la nature des jeux con­cernés : plus que des jeux, ce sont des espaces de ren­con­tres et de social­i­sa­tion. De nom­breux joueurs se ren­dent sur Minecraft et Fort­nite non pas unique­ment pour jouer, mais aus­si pour retrou­ver leurs amis. Et si ces jeux ont fini par sup­planter Sec­ond Life, c’est parce qu’ils sont bien plus acces­si­bles : au lieu de devoir méthodique­ment créer son avatar, et se famil­iaris­er avec une sim­u­la­tion com­plexe, on peut tout sim­ple­ment accepter la tenue par défaut du jeu et la per­son­nalis­er ultérieure­ment, ou juste se laiss­er porter. Il n’y a qu’à se con­necter, et s’évader.

De plus, ces jeux offrent plusieurs façons de jouer : action pure, ou bien créa­tion d’environnements et de quêtes, et explo­ration. Minecraft, en par­ti­c­uli­er, per­met de mod­i­fi­er le code même du jeu, per­me­t­tant de créer les scènes de fes­ti­vals les plus déli­rantes qui soient, sans que cela ne coûte autre chose que du temps de jeu. Bref, ces jeux ont des choses à offrir pour la plu­part des joueurs, ce qui explique leur suc­cès, et rend donc pos­si­ble l’organisation d’événements au sein d’espaces déjà rem­plis d’utilisateurs. À l’inverse du stream­ing, basé sur l’écoute per­son­nelle, ces espaces de jeu favorisent l’échange et l’interactivité.

La scéno­gra­phie déli­rante de Coalchella

Travis Scott ver­sion géant durant l’événe­ment Astro­nom­i­cal de Fort­nite

Par ailleurs, ils pos­sè­dent même un véri­ta­ble atout par rap­port aux con­certs physiques : leur inclu­siv­ité. D’un point de vue géo­graphique, d’abord, bien sûr, puisqu’il suf­fit d’une con­nex­ion Inter­net pour que la per­son­ne la plus isolée (ou intro­ver­tie) puisse vivre l’expérience. La sit­u­a­tion est idéale pour les ago­ra­phobes. Mais surtout, ces con­certs virtuels ont à dis­po­si­tion des out­ils pour devenir des safe spaces. Le har­cèle­ment physique devient impos­si­ble, et il est sou­vent aisé de blo­quer une per­son­ne pour éviter tout har­cèle­ment moral. Les mem­bres d’OpenPit sont par­ti­c­ulière­ment vig­i­lants sur cette ques­tion, agis­sant ouverte­ment en faveur des caus­es LGBTQ. Son fon­da­teur, inter­rogé par Vice, espère même pou­voir chang­er la men­tal­ité des fes­ti­vals physiques sur le sujet.

Un futur à déterminer

Bien sûr, ces con­certs virtuels n’ont pas voca­tion à rem­plac­er les physiques. L’immersion ne peut jamais fonc­tion­ner totale­ment et, comme le rap­porte The Verge, on a vite fait d’être dis­trait par son télé­phone ou autre chose. De plus, ces événe­ments dépen­dent entière­ment des jeux qui les héber­gent, et donc de grandes entre­pris­es. Minecraft est pro­priété de Microsoft depuis 2014, et Epic Games, développeur de Fort­nite, et détenu à 40 % par le géant du diver­tisse­ment chi­nois Ten­cent (présent égale­ment dans le domaine musi­cal à tra­vers Uni­ver­sal Music depuis décem­bre). Si le secteur tend à se dévelop­per, on pour­rait voir arriv­er un cer­tain con­trôle de la part de ces entre­pris­es. D’au­tant plus qu’au­cun mod­èle économique n’ex­iste véri­ta­ble­ment, la plu­part des événe­ments étant bénév­oles. Dans le cas de Fort­nite, où l’équipe du jeu organ­ise les événe­ments en met­tant en oeu­vre de gros moyens, le mod­èle du jeu basé sur l’inci­ta­tion à l’achat ne manque pas de faire grin­cer des dents.

Pour autant, le développe­ment d’une nou­velle approche du con­cert et du fes­ti­val reste exci­tant, même si beau­coup de chemin reste encore à par­courir. Les out­ils sont sou­vent acces­si­bles à tous, que ce soit pour la créa­tion ou la dif­fu­sion du con­tenu. On peut ain­si imag­in­er que de futur artistes, à l’image de 100 gecs, puis­sent émerg­er de ces nou­veaux canaux, comme Sound­cloud a pu lancer toute une généra­tion de rappeurs.

En atten­dant, ces événe­ments sont pour l’heure le meilleur moyen de vivre un moment d’échange, avec les artistes mais surtout avec d’autres spec­ta­teurs. Et c’est déjà beaucoup.

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