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Le DJ set de Marshmello sur Fortnite en 2019
27 avril 2020

Avec le confinement, les concerts dans les jeux vidéo se multiplient

par Antoine Gailhanou

L’organisation de concerts virtuels au sein même de jeux vidéo comme Fortnite ou Minecraft se multiplie. Si le confinement met particulièrement en avant cette pratique, elle ne date pourtant pas d’hier. Mais il semble bien que les choses soient en train de s’accélérer.

Il est encore possible d’aller assister à un concert en période de confinement. Mais pour cela, il faut s’évader dans des lieux virtuels. Du 24 au 26 avril, par exemple, le mastodonte du jeu vidéo aux 250 millions d’utilisateurs Fortnite accueillait une série de prestations du rappeur Travis Scott. Nommé Astronomical, cet événement a bénéficié d’une mise en scène impressionnante, spécialement pensée pour l’univers du jeu, ainsi que d’un morceau inédit du musicien. Plusieurs sessions étaient prévues, afin de convenir aux horaires de chaque continent (celle en Europe a lieu le 24 avril à 16h). Pour rentabiliser ces concerts, il était possible d’acheter des tenues et équipements inédits pour personnaliser son avatar (le jeu étant entièrement gratuit, son modèle économique repose entièrement sur ces achats cosmétiques). La machine marketing étant inarrêtable lorsqu’on parle de Fortnite, des produits dérivés sont même mis en vente, comme un fusil en plastique Nerf inspiré de l’événement. La présence de Scott n’a rien d’étonnant, puisqu’en 2018, on l’avait déjà vu jouer aux côtés de Drake et de Ninja, l’un des plus célèbres joueurs de Fortnite. La première de ces représentations, d’une durée de 15 minutes, a rassemblé 12,3 millions de joueur en simultané : un record, tous jeux confondus, avec ou sans musique.

Une multiplication des concerts in game

Mais il n’est pas le seul à s’être tenu ce week-end, comme le nommé Square Garden, et se déroulant cette fois au sein du jeu Minecraft, lui aussi très populaire. C’est le jeune duo electro pop expérimental américain 100 gecs qui en est à l’origine, en soutien à Feeding America. Ils y invitent notamment Charli XCX et Kero Kero Bonito (passé par le Maison Tsugi Festival). C’est d’ailleurs sur Minecraft que 100 gecs avait fait son premier concert, lors du Fire Festival, en janvier 2019.

Preuve de l’explosion de cette pratique, un troisième événement du genre aurait dû se tenir le 25 février, avec le festival Block By Block West, lui aussi au sein de Minecraft. Créé de manière bénévole par le jeune groupe de post-punk américain Courier Club, il devait accueillir les anglais Idles, les activistes féministes russes PussyRiot, et même un set de Massive Attack, tous bel et bien présents en direct dans le jeu via leurs avatars, répartis sur trois scènes virtuelles. Totalement gratuit et amateur, il permettait de faire des dons en faveur de la fondation américaine CDC, pour acheter du matériel médical. Les organisateurs avaient même prévu un tuto vidéo pour ceux qui seraient perdus. Malheureusement, ils n’avaient pas anticipé l’afflux massif des joueurs : seuls quelques uns ont pu se connecter, et les live (parfois enregistrés pour l’occasion) ont dû s’arrêter une heure seulement après l’ouverture des serveurs. Le festival est ainsi repoussé au 16 mai. 5000 euros avaient pourtant été déjà donnés par les spectateurs.

On constate donc une accélération dans l’organisation de ce type d’événements depuis le début du confinement, pour pallier l’annulation de concerts, tout en étant bien plus interactif (et original) qu’un live vidéo. Le 11 avril, c’était le groupe de rock emo American Football qu’on retrouvait dans Minecraft en tête d’affiche du festival Nether Meant, tandis que le DJ de house Riley, âgé de 17 ans, rendait hommage au festival EDM Second Sky avec son pendant cubique Second Aether, toujours dans Minecraft. Côté français, ce 24 avril, pour soutenir le personnel soignant de Marseille, le rappeur français Alonzo jouait en direct depuis le jeu GTA V, célèbre pour ses radios à la sélection pointues, ayant déjà noué des partenariats avec The Black Madonna ou Solomun.

Un phénomène remontant à 2006

Mais il ne faut pas croire que cela soit un phénomène nouveau. On peut en effet remonter jusqu’en 2006, quand le groupe star des années 80 Duran Duran s’intégrait au sein du jeu Second Life, suivi par de nombreux artistes, dont U2 en 2008. L’expérience reste limitée (au niveau visuel, notamment), et il faut attendre 2018 pour voir s’organiser des événements d’envergure. Entre temps, Minecraft, lancé en 2009, a séduit le monde entier avec son genre bac-à-sable, laissant les joueurs exprimer toute leur créativité. C’est donc là que se tiendra Coalchella (croisant le nom du célèbre festival Coachella avec « coal », le charbon, que l’on peut miner dans le jeu). Parti d’une blague, il prend finalement forme le 23 septembre 2018 autour de 55 DJ, dont Eclipse, alias de l’acteur de The Walkind Dead Chandler Riggs, qui montera sa propre variante du festival en avril 2019, le Pixel Festival. Notons que, le jeu ne permettant pas de diffuser directement de l’audio, les spectateurs/joueurs devaient également se connecter à une diffusion en direct sur le site des organisateurs (ce qui vaut pour tous les autres concerts intégrés dans Minecraft).

 

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Mais surtout, Coalchella marque la naissance de la première organisation spécialisée dans les concerts virtuels : OpenPit. Fondée à l’occasion de Coalchella par Max Schramp, étudiant en architecture et DJ amateur américain alors âgé de 20 ans, elle monte ensuite le Fire Festival les 12 et 13 janvier 2019 et le Mine Gala en septembre dernier (les noms parodiant cette fois le Fyre Festival et le Met Gala). C’est également Open Pit que l’on retrouve derrière Nether Meant et Square Garden, évoqués plus haut. Réalisés intégralement par des bénévoles, de la création des décors aux artistes, ces événements font la part belle à de jeunes musiciens émergents dans des styles variés : beaucoup d’électronique, mais aussi du rock voire du métal. Après seulement deux ans d’existence, Open Pit fait déjà figure de vétéran dans le milieu. Ses événements rassemblent plusieurs milliers de personnes à l’intérieur du jeu, souvent pour une cause caritative (le Fire Festival ayant par exemple rassemblé 1750 dollars pour la cause LGBTQI).

Il faut aussi mentionner le Matryoshka Club, créé depuis Manille (Philippines) en septembre 2019. Bâti bloc par bloc au sein de Minecraft, il tient depuis quelques temps un rythme d’ouverture hebdomadaire, organisant même un mini-festival de 24 heures le 26 avril. Comme un vrai club, il filtre ses entrées (ici, cela passe par un formulaire en ligne) et possède de nombreux DJ résidents, présents dans le jeu et répartis dans plusieurs salles. On y trouve même drogue et alcool, sous la forme de potions fabriquées dans le jeu, que l’on peut lancer sur les autres joueurs, altérant la vision ou permettant de sauter bien plus haut. De quoi passer une soirée psychédélique, mais sans gueule de bois.

Mais l’événement qui a fait découvrir cette pratique à un large public reste bel et bien ce set du DJ EDM américain Marshmello au sein du jeu Fortnite le 2 février 2019. Avec ses 10,7 millions de personnes connectées simultanément, ce qui était un record jusqu’à la prestation de Travis Scott, il a nécessité la duplication de l’avatar de Marshmello dans 100 000 serveurs différents (une partie de Fortnite étant limitée à 100 joueurs). Le set a nécessité 6 mois de préparation pour un durée de… 10 minutes seulement. Si le boost de visibilité pour le jeu comme l’artiste est énorme, il est évident qu’il va encore falloir du temps pour rendre la pratique moins coûteuse.

Une pratique encore limitée, mais qui marche

Pourtant, malgré ses limites technologiques encore nombreuses, l’expérience fonctionne. Dans un billet sur le site anglophone The Howl, Oliver Smith raconte avoir ressenti les mêmes mouvements de foules que durant un concert, et une véritable interaction avec les musiciens. « Les joueurs sautant partout chaotiquement (…) ressemblaient presque parfaitement à l’énergie d’un mosh pit (dérivé du pogo, ndr). » Le site d’actualités du jeu vidéo The Verge rapporte une expérience de psychologie de 2009 à propos du jeu Second Life, mettant en avant qu’à travers le processus d’identification à son avatar et les interactions avec d’autres avatars, les joueurs ont bel et bien la sensation d’être présents physiquement et socialement.

Ce qui fait que cela fonctionne tient aussi dans la nature des jeux concernés : plus que des jeux, ce sont des espaces de rencontres et de socialisation. De nombreux joueurs se rendent sur Minecraft et Fortnite non pas uniquement pour jouer, mais aussi pour retrouver leurs amis. Et si ces jeux ont fini par supplanter Second Life, c’est parce qu’ils sont bien plus accessibles : au lieu de devoir méthodiquement créer son avatar, et se familiariser avec une simulation complexe, on peut tout simplement accepter la tenue par défaut du jeu et la personnaliser ultérieurement, ou juste se laisser porter. Il n’y a qu’à se connecter, et s’évader.

De plus, ces jeux offrent plusieurs façons de jouer : action pure, ou bien création d’environnements et de quêtes, et exploration. Minecraft, en particulier, permet de modifier le code même du jeu, permettant de créer les scènes de festivals les plus délirantes qui soient, sans que cela ne coûte autre chose que du temps de jeu. Bref, ces jeux ont des choses à offrir pour la plupart des joueurs, ce qui explique leur succès, et rend donc possible l’organisation d’événements au sein d’espaces déjà remplis d’utilisateurs. À l’inverse du streaming, basé sur l’écoute personnelle, ces espaces de jeu favorisent l’échange et l’interactivité.

La scénographie délirante de Coalchella

Travis Scott version géant durant l’événement Astronomical de Fortnite

Par ailleurs, ils possèdent même un véritable atout par rapport aux concerts physiques : leur inclusivité. D’un point de vue géographique, d’abord, bien sûr, puisqu’il suffit d’une connexion Internet pour que la personne la plus isolée (ou introvertie) puisse vivre l’expérience. La situation est idéale pour les agoraphobes. Mais surtout, ces concerts virtuels ont à disposition des outils pour devenir des safe spaces. Le harcèlement physique devient impossible, et il est souvent aisé de bloquer une personne pour éviter tout harcèlement moral. Les membres d’OpenPit sont particulièrement vigilants sur cette question, agissant ouvertement en faveur des causes LGBTQ. Son fondateur, interrogé par Vice, espère même pouvoir changer la mentalité des festivals physiques sur le sujet.

Un futur à déterminer

Bien sûr, ces concerts virtuels n’ont pas vocation à remplacer les physiques. L’immersion ne peut jamais fonctionner totalement et, comme le rapporte The Verge, on a vite fait d’être distrait par son téléphone ou autre chose. De plus, ces événements dépendent entièrement des jeux qui les hébergent, et donc de grandes entreprises. Minecraft est propriété de Microsoft depuis 2014, et Epic Games, développeur de Fortnite, et détenu à 40 % par le géant du divertissement chinois Tencent (présent également dans le domaine musical à travers Universal Music depuis décembre). Si le secteur tend à se développer, on pourrait voir arriver un certain contrôle de la part de ces entreprises. D’autant plus qu’aucun modèle économique n’existe véritablement, la plupart des événements étant bénévoles. Dans le cas de Fortnite, où l’équipe du jeu organise les événements en mettant en oeuvre de gros moyens, le modèle du jeu basé sur l’incitation à l’achat ne manque pas de faire grincer des dents.

Pour autant, le développement d’une nouvelle approche du concert et du festival reste excitant, même si beaucoup de chemin reste encore à parcourir. Les outils sont souvent accessibles à tous, que ce soit pour la création ou la diffusion du contenu. On peut ainsi imaginer que de futur artistes, à l’image de 100 gecs, puissent émerger de ces nouveaux canaux, comme Soundcloud a pu lancer toute une génération de rappeurs.

En attendant, ces événements sont pour l’heure le meilleur moyen de vivre un moment d’échange, avec les artistes mais surtout avec d’autres spectateurs. Et c’est déjà beaucoup.

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