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22 juin 2020

Inter[re]view : GoGo Penguin fusionne jazz et machines avec brio

par Tsugi

Le trio anglais GoGo Penguin a sorti le 12 juin son quatrième album éponyme. En pleine confiance, et après avoir pris son temps pour parfaire sa production, ils livrent ici la version la plus aboutie de leur musique à la croisée du jazz, de l’électronique et de la musique classique.

L’histoire l’a prouvé plusieurs fois : sortir un album éponyme est souvent un signe de confiance en son son. Souvent, l’artiste cherche ainsi à signifier qu’il estime avoir réalisé son œuvre la plus sincère et aboutie. C’est exactement ce dont il est question ici avec le trio de jazz mancunien GoGo Penguin et son quatrième album, sans titre donc, paru le 12 juin. En ascension constante depuis son premier album en 2014, le groupe propose ici le meilleur cru de son jazz mêlant aussi bien electronica que musique classique, aussi paradoxal que fascinant.

Après un premier EP en 2012, le groupe se stabilise sous la forme d’un trio en 2013 avec l’arrivée du contrebassiste Nick Blacka. Il rejoint ainsi Chris Illingworth au piano et Rob Turner à la batterie, deux musiciens avec qui il avait déjà beaucoup joué auparavant. On retrouve ainsi une forme classique du trio jazz, portée au sommet par des formations comme celle de Brad Mehldau, Avishai Cohen ou Esbjörn Svensson. Chacun de ces trios a su réinventer le genre en y intégrant des influences rock ou électroniques, et c’est cet héritage que le groupe a intégré dès son premier album, V2.0. Parfois présenté comme de la musique électronique jouée de manière acoustique, l’album est un succès qui permet aux Anglais de signer avec le prestigieux label de jazz Blue Note (label d’Ornette Coleman, John Coltrane, Miles Davis, Herbie Hancock, mais aussi Robert Glasper ou Marcus Miller, parmi de nombreux autres).

« L’electronica est la musique qui nous relie. »

S’ensuivent deux albums, Man Made Object en 2016 et A Humdrum Star en 2018, et un rythme de tournée effréné. « En 2016, nous avons passé 200 jours en tournée, loin de chez nous. Ça devenait difficile à tenir » explique le contrebassiste Nick Blacka. Pour lui, cette pression ne venait pas du label, mais d’eux-mêmes, pour « faire un album rapidement et repartir en tournée ». « Nous nous sommes dit qu’on avait besoin d’un peu plus de temps pour travailler sur notre prochain disque » poursuit-il. Un temps d’arrêt nécessaire, notamment pour le pianiste, tout récemment devenu père.

Le travail sur ce nouveau disque s’est donc étalé sur plusieurs mois. Ce temps a servi à approfondir une formule inchangée depuis les débuts du groupe. On y retrouve les mêmes influences majeures : la construction répétitive, précise et à base de motifs peut rappeler la musique classique contemporaine de Philip Glass ou Steve Reich ; les beats de batterie et le travail des textures sonores viennent directement de l’electronica anglaise de Four Tet ou Jon Hopkins. Plus que le jazz, « l’electronica est la musique qui nous relie » selon Nick Backa. Mais surtout, le groupe poursuit le travail d’hybridation des Norvégiens de l’Esbjorn Svenssön Trio (ou E.S.T.), dont le leader est malheureusement décédé d’un accident de plongée en 2008. « En avance sur son temps », souligne Backa, il a été novateur dans l’intégration d’éléments de musique pop, rock et électronique dans le jazz, avec l’emploi de nombreux effets sonores. « D’une certaine manière, nous reprenons les choses où ils les ont laissées. » À savoir, en poussant encore plus loin l’aspect électronique.

Ainsi, certains titres ont été écrits directement à l’aide d’Ableton. « C’est une manière simple de schématiser des idées et de voir comment elles sonnent, avant de les transférer sur les instruments acoustiques » explique le contrebassiste. Par exemple, le final du titre « F Major Pixie », où l’ambiance change radicalement, a été écrit sur ce logiciel, et c’est dans un second temps que les musiciens ont reproduit cela sur leurs instruments. Il n’est donc pas question d’utiliser l’informatique de la même manière qu’un producteur électronique, puisque la finalité est de jouer cette musique de manière acoustique. « Ça n’arrive jamais jusqu’au mix final, en général c’est juste pour entendre ce que donne une idée. »

« C’est une question d’expressivité et d’émotion, pas de savoir si c’est du jazz ou non. »

Car c’est bien là la force du groupe : tous les sons sont acoustiques, bénéficiant seulement de quelques effets de réverbe ou, ponctuellement, de distorsion. Si les Anglais parviennent si bien à coller aux effets de l’electronica, c’est grâce à un travail de production méticuleux, poussé ici à son maximum. Les ingénieurs du son Joe Reiser (« le quatrième membre du groupe », qui les suit en tournée) et Brendan Williams étaient même présents dès les répétitions. Il en résulte un son très organique, aidé par certaines manipulations comme appliquer de la mousse sur les cordes du piano (« Kora ») ou en bloquant certaines cordes avec divers objets (« Don’t Go »). Plus globalement, l’album est remarquablement équilibré dans son ensemble, en termes de sonorités comme de structure.

Tout ceci donne donc cet album, sans doute le meilleur produit par le groupe. « Les compositions et la manière dont nous les jouons sont plus proches que jamais de ce que nous voulions faire depuis le début » affirme Nick Blacka. Pour lui, le disque est « la meilleure représentation du groupe », et on ne peut que lui donner raison. Ce qui fait de cet album une bonne porte d’entrée dans leur musique, mais aussi un repère pour analyser les paradoxes de leur musique. Évacuons d’emblée la sempiternelle et stérile question : « mais est-ce que c’est vraiment du jazz ? », car, comme le dit simplement le contrebassiste, « c’est une question d’expressivité et d’émotion, pas de savoir si c’est du jazz ou non ».

Mais cette musique est justement paradoxale dans son expressivité. Elle comporte à la fois la froideur de l’électronique tout en étant pleine de la chaleur du jazz ; elle a la précision parfois raide de la musique classique et la souplesse d’une musique improvisée ; une approche très cérébrale de l’écriture mais aussi très expressive dans ses mélodies et ses climax exaltés. Tout autant électronique et acoustique, elle transporte une émotion difficile à définir, si ce n’est peut-être par le terme d’élégiaque. « On ne veut pas dire aux gens quoi ressentir en nous écoutant » déclare Nick Blacka. À chacun, donc, de savoir si cette musique réussit à se frayer un chemin dans son cœur, ou si elle ne reste qu’une musique mécanique et froide.

© Jon Shard & Paul Middlewick

Et parce qu’aucune musique ne saurait être séparée de son contexte, il convient de rappeler que la sortie de ce disque a été décalée d’une semaine en raison des mouvements ayant suivi la mort de George Floyd. Les membres de GoGo Penguin sont blancs, et leur musique, dans son approche hybride, peut sembler déconnectée de l’héritage africain du jazz comme de la musique électronique. Mais cela n’empêche pas ses membres d’être conscients de ces enjeux. « Nous voulions nous montrer solidaires. [Décaler la sortie du disque] est une façon de donner un temps aux gens pour réfléchir et se montrer solidaires envers ceux qui ne bénéficient pas du privilège Blanc » déclare Nick Blacka. « Blue Note est le foyer historique d’un grand nombre d’artistes Noirs. La musique que nous faisons vient d’eux. Nous devons soutenir ce qu’il se passe dans le monde. »

Le nouvel album de GoGo Penguin est disponible sur toutes les plateformes

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