En novembre 2022 à Birmingham © Bshark Media

Bassline : le son qui ne voulait pas mourir (1/2)

Arti­cle écrit à Sheffield et Birm­ing­ham et issu du Tsu­gi 157 : Flavien Berg­er et Agar Agar, bande à part (disponible en kiosques et à la com­mande en ligne). Un mix à écouter en fin d’article.

Dans le nord de l’An­gleterre, le début du XXIe siè­cle a rimé avec la nais­sance d’un style de musique élec­tron­ique unique en son genre. À mi-chemin entre la house, le speed garage et le grime, la bassline a enflam­mé les dance­floors du York­shire et des Mid­lands, avant de mourir à petit feu en rai­son de la mau­vaise répu­ta­tion qui lui col­lait à la peau. Mais comme le dis­ait Lavoisi­er : “Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se trans­forme.” Con­tre vents et marées, la bassline con­tin­ue aujour­d’hui de trac­er sa route avec suc­cès. His­toire en deux actes. 

Un same­di de novem­bre à Birm­ing­ham : il pleut à verse. Le temps est typ­ique­ment bri­tan­nique, mais ce soir-là, les locaux n’ont pas l’in­ten­tion de rester chez eux à sirot­er du thé chaud au coin du feu. Dans la pénom­bre de la deux­ième ville d’An­gleterre, la lumière se trou­ve à chaque coin de rue du centre-ville, où le moin­dre cen­timètre car­ré des pubs est pris d’as­saut pour enquiller des pintes et des cock­tails, avant de ressor­tir pour pass­er aux choses sérieuses.

À Dig­beth, le quarti­er de la fête, on a l’embarras du choix : ici une soirée étu­di­ante, là une noche lati­na, plus loin, de la tech-house qui côtoie de la drum’n’bass. En s’en­fonçant dans Low­er Trin­i­ty Street, on a finit par tomber nez à nez avec l’en­trée du club The Mill, où des musi­ciens rem­bal­lent leurs instru­ments après un live reg­gae en hom­mage au groupe local UB40. Devant ce bal­let de gross­es caiss­es, d’am­plis et de pieds de micros, une petite file com­mence à se for­mer sous le pont fer­rovi­aire qui sur­plombe cette ruelle mal éclairée et sert de pro­tec­tion tem­po­raire con­tre la pluie. Dans une demi-heure, ce sera le coup d’envoi du deux­ième événe­ment de la soirée ; une grosse teuf au nom évo­ca­teur : 4 The Bassline Cul­ture.

Murkz, Subzero et TRC

Murkz, Sub­ze­ro et TRC © Demz Visuals

En jaugeant l’âge moyen des pre­miers ravers arrivés, on devine rapi­de­ment qu’aucun d’entre eux n’a dû con­naître le son de la soirée lors de son apogée pen­dant les années 2000. Faire revivre la bassline old-school, c’est pour­tant le pari que se sont lancé trois potes à la fois DJs et pro­duc­teurs : Murkz, Sub­ze­ro et TRC. “Pen­dant le con­fine­ment, Subz a com­mencé à mix­er en live depuis sa cham­bre, rejoue Murkz, tout en sor­tant de sa caisse les bouteilles qui vien­dront gar­nir les tables de l’espace VIP. Les gens étaient hyper heureux en réé­coutant tous ces vieux morceaux, donc on l’a rapi­de­ment rejoint pour les ses­sions suiv­antes. Puis, quand le con­fine­ment a été levé, et face à l’enthousiasme que ça avait sus­cité, on s’est dit qu’il y avait un poten­tiel pour trans­former ces raves virtuelles en événe­ments bien réels. C’est comme ça qu’est né le projet.”

En voy­ant les vis­ages poupons qui se chauf­fent pour skanker toute la nuit, on com­prend que leur ini­tia­tive, lancée il y a main­tenant trois ans, a depuis porté ses fruits. Annon­cée sold-out quelques heures avant l’ouverture des portes, cette troisième édi­tion rassem­ble une quin­zaine de stars d’un monde totale­ment under­ground, mais qui, le temps d’une nuit, vont ambiancer autant de nos­tal­giques que de nou­veaux venus, à tra­vers un son unique et qui, selon Sub­ze­ro, mérite totale­ment qu’on lui accole l’appellation “cul­ture”.

 

Musique de Niche

Comme ses deux acolytes, Subz affiche une grosse trentaine d’années au comp­teur, dont pas loin de la moitié passée dans un game qui a illu­miné le nord de l’Angleterre. Alors qu’au début des années 2000, Lon­dres est défini­tive­ment tombée sous le charme du son 2‑step car­ac­téris­tique du UK Garage, du côté des Mid­lands et du York­shire, on préfère sa ver­sion plus dark et plus rapi­de, le speed garage, que l’on mixe avec des vocaux de tracks house. À Sheffield, un homme sent qu’un truc est en train de se pass­er. Il s’appelle Steve Bax­en­dale et pos­sède un club qui n’est pas encore entré dans la légende : le Niche. Ouvert en 1992 et situé sur Sid­ney Street, à deux pas du cen­tre de la Steel City, il est d’abord con­nu pour être un lieu d’afters un peu glauque, mais très vite, il devien­dra le berceau d’un son totale­ment nou­veau : la bassline.

Quand le con­fine­ment a été levé, on s’est dit qu’il y avait un poten­tiel pour trans­former nos raves virtuelles en événe­ments bien réels. C’est comme ça qu’est né le pro­jet 4 The Bassline Cul­ture.” Murkz

Au départ, la plu­part des morceaux étaient un assem­blage de sam­ples house et speed garage sur lesquels on rajoutait une ligne de syn­thé ou de bat­terie et des voix féminines, qui lui don­naient un côté à la fois joyeux et dansant. Les pro­duc­tions orig­i­nales ne sont arrivées que bien plus tard”, déroule Angela West­on, alias Big Ang, un nom de scène avec lequel elle s’est imposée comme l’une des artistes les plus respec­tées au sein d’un univers essen­tielle­ment mas­culin et dont l’une des fig­ures his­toriques s’appelle Shaun “Banger” Scott. En 2015, ce dernier con­fir­mait à la Red Bull Music Acad­e­my qu’une des par­tic­u­lar­ités des bal­bu­tiements de la bassline con­sis­tait à réen­reg­istr­er des morceaux, plutôt que de pro­pre­ment les remixer.

Dans le cas de Shaun, tout a com­mencé par une inter­pré­ta­tion très per­son­nelle du hit “Cal­i­for­nia Dreamin’”, sor­ti en 1965 par The Mamas And The Papas, et dont il avait enten­du un remix sur la sta­tion de radio pirate Kiss FM. “Je voulais enreg­istr­er une face B pour le Niche, en util­isant les ingré­di­ents qui com­mençaient à avoir du suc­cès : une ligne de basse plus puis­sante, avec des infrabass­es et de l’orgue. Je me suis demandé ce que ça ferait de mix­er ces dif­férents styles de bass­es, donc je l’ai fait (en 2002, sous l’alias High Jinx, ndr), tout sim­ple­ment.” “Ce sont nos gars au Niche qui ont créé ce son, tran­chait Steve Bax­en­dale en 2009 sur le blog du chroniqueur sheffiel­d­ien Alex Dead­man. D’un club under­ground avec une com­mu­nauté restreinte, il s’est soudain large­ment répan­du et atti­rait des gens de tout le Royaume-Uni.”

Par­mi eux, les trois lads du pro­jet 4 The Bassline Cul­ture. “Je viens de Wolver­hamp­ton, au nord de Birm­ing­ham, explique TRC. Là-bas, il y avait aus­si une scène bassline, mais le Niche, c’était vrai­ment l’endroit où il fal­lait être. Pour chaque soirée, je me sou­viens qu’on par­tait avec un con­voi de dix, vingt ou trente voitures !” Le reste du temps TRC, comme des mil­liers d’autres ados du nord de l’Angleterre, écoute ces morceaux, bien calé sur le siège arrière du bus, à l’aide de son portable, un out­il bien pra­tique pour s’échanger les titres par Blue­tooth et ain­si par­ticiper à la prop­a­ga­tion du genre.

Le Niche

Le Niche © Megan Amy Swart

C’étaient prin­ci­pale­ment de vieux rips MP3 encodés à 128 kb/s, mais ça n’avait pas l’air de déranger grand monde”, con­firme Luke, 33 ans, orig­i­naire de Leeds et créa­teur de la chaîne YouTube @BasslineClassics, lancée en 2017 et sur laque­lle il effectue un véri­ta­ble tra­vail d’orfèvre en réper­to­ri­ant des morceaux tous plus obscurs les uns que les autres, mais avec une clas­si­fi­ca­tion minu­tieuse, bien loin des rips pirates du milieu des années 2000, dont le titre, mal référencé, se résumait générale­ment à “Niche”, suivi de deux-trois mots chan­tés dans le refrain.

Beau­coup de gens pen­saient que le terme Niche était un genre à part entière. Mais en réal­ité, c’était beau­coup plus sub­til, analyse Luke. En soirée, on jouait de la bassline-house, de la house, du speed garage, du 4x4 (en référence au tem­po qui se dif­féren­cie du 2‑Step, ndr) et je crois qu’une per­son­ne lamb­da avait du mal à faire la dis­tinc­tion entre cha­cun de ces styles. C’est pour ça qu’on util­i­sait les ter­mes Niche et bassline comme des caté­gories glob­ales.” Big Ang pré­cise que, à l’instar d’autres styles précurseurs, “les DJs du Niche cou­vraient avec du scotch le nom des morceaux sur les vinyles qu’ils jouaient, his­toire de garder une forme d’exclusivité le plus longtemps possible”.

 

La voix du Nord

Hors les murs, ce “Niche sound” car­tonne grâce aux mix­tapes enreg­istrées lors de chaque soirée et ven­dues ensuite pour une somme mod­ique par packs de dix à la caisse de l’établissement, avant d’être mas­sive­ment copiés, puis partagés sous le man­teau. “À la fin des années 1990, mon grand frère m’a ini­tiée au UK Garage et à la drum’n’bass. Puis, à l’école, j’ai décou­vert ces fameuses com­pi­la­tions bassline et je suis immé­di­ate­ment tombée amoureuse de ce nou­veau son, se sou­vient Becky Rhodes, qui compte par­mi les chanteuses qui ont le plus mar­qué la scène bassline des années 2000. C’est à 14 ans que je suis allée au Niche pour la pre­mière fois, mais j’avais la chance de paraître beau­coup plus vieille pour pou­voir ren­tr­er”, se marre l’élégante trente­naire qui, sym­bol­ique­ment, a don­né rendez-vous sur Sid­ney Street, dans un salon de thé situé à quelques mètres du bâti­ment his­torique du Niche, détru­it en 2016 et à la place duquel s’élèvent désor­mais des bureaux et des apparte­ments de luxe, témoins s’il en est de la vague de gen­tri­fi­ca­tion à laque­lle fait face Sheffield.

Très vite, j’y suis retournée chaque semaine, c’était ma péri­ode rebelle, sourit Becky en se ser­vant une tasse de thé. Pas seule­ment parce que c’était l’endroit où il fal­lait être, mais parce qu’à Sheffield, il n’y avait qu’au Niche où on pou­vait écouter ce style de musique. Ceci dit, il ne faut pas oubli­er que toutes les autres villes du coin avaient aus­si leur pro­pre scène : à Leeds, à Hud­der­s­field, à Dews­bury, à Brad­ford et, plus au sud, à Birm­ing­ham, où les influ­ences étaient moins som­bres et plus mar­quées par la house. C’est ce melting-pot qui a con­tribué au suc­cès du genre : cha­cun est venu apporter sa pierre à l’édifice et c’est vrai­ment devenu le son du nord de l’Angleterre.”

Becky Rhodes

Becky Rhodes © tivrobinson.co.uk

Si cha­cun y est allé de sa con­tri­bu­tion, c’est aus­si parce que la bassline est un style qui se car­ac­térise par son côté DIY. Dit autrement, pas besoin d’avoir solfié pen­dant quinze ans au con­ser­va­toire pour se lancer dans la pro­duc­tion. “J’ai com­mencé vers 2001 avec un ordi, deux logi­ciels et quelques con­seils don­nés par Jon Buccieri, un autre pro­duc­teur de Sheffield, racon­te Big Ang. Après, j’ai juste fait mon truc, sans me pos­er trop de ques­tions. Il y avait un petit côté “pari sur l’avenir”, on ne savait pas trop où on allait.” Pour Murkz, TRC et Sub­ze­ro, qui font par­tie de la deux­ième généra­tion, la recette n’a pas changé : “On util­i­sait ce qu’on trou­vait. La plu­part du temps, c’était des ver­sions démo ou crack­ées de Rea­son, qu’on téléchargeait sur Limewire !”, révèle Murkz.

On avait 16‑18 ans et on ne con­nais­sait rien à la musique, on kif­fait juste notre truc. D’ailleurs, si je suis hon­nête, je dirai presque qu’on tour­nait des bou­tons au pif. L’important c’était juste de trou­ver une vibe, que ça bouge ! La bassline, c’est d’abord fait pour le club, pour danser, ajoute Sub­ze­ro. Mais on avait beau tous utilis­er la même ver­sion crack­ée du même logi­ciel, tout le monde avait sa sig­na­ture. Et à mon avis, c’est ce côté très organique qui a con­tribué à ren­dre notre son aus­si unique.”

À suiv­re le mois prochain dans Tsu­gi

À lire aussi sur Tsugi : Electric Beat Crew : le rap au temps de la RDA
(Vis­ité 1 385 fois)