Canblaster, « l’obsession de la liberté » | INTERVIEW
Dans son ancienne vie, Cédric Steffens était membre du quatuor Club Cheval. Aujourd’hui en solo avec son projet Canblaster, il base sa musique autour des synthétiseurs modulaires futuristes, pour transmettre des émotions profondes, qu’on retrouve dans son dernier album LIBEROSIS. Rencontre avec cette figure discrète de la musique électronique française. INTERVIEW
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Comment es-tu arrivé à la musique électronique ?
Quand j’étais au lycée, je faisais de la musique électronique pour des jeux vidéo. Des jeux où la musique était vraiment centrale, le rythme aussi. Ça pouvait être de la trance, techno, house, hip-hop, jazz… vraiment tous les styles de musique. Même des styles ‘extrêmes’ comme la drill and bass ou l’IDM. Ça m’a exposé à beaucoup de genres de musiques électroniques différentes, très jeune. Rapidement ça m’a passionné, j’ai voulu aller plus loin et commencer à en faire moi-même.
Comment s’est faite la transition pour toi, entre Club Cheval et Canblaster ?
Personnellement, je me suis recentré sur les machines. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à faire du synthé modulaire. C’est une zone où il faut se perdre pendant pas mal de temps, naviguer, faire des expérimentations : l’un des aspects qui m’intéresse le plus. Par exemple, je travaille essentiellement de nuit au studio, avec des expérimentations qui peuvent durer jusqu’à cinq, six heures du matin. Quand j’ai commencé LIBEROSIS, c’était la conclusion ou le best-of de toutes ces expérimentations. Les musiques partaient souvent d’une base de création en studio, sur laquelle je construisais.
Tu as sorti cet album en octobre dernier, après trois ans de travail. Que signifie son titre ?
« Liberosis » est un mot qui vient du dictionnaire des sentiments obscurs, The Dictionary of Obscure Sorrows. Il parle de l’envie, de l’obsession de la liberté. En grandissant, on a tous un certain nombre de contraintes qui nous restreignent dans notre liberté. Et cette expression a servi de base pour écrire une histoire futuriste qui est l’inspiration du disque. C’est sur un personnage qui, via la machine technologique ‘Liberosis’, va se libérer de ses problèmes. Avec les avantages et les inconvénients que ça implique.
C’est donc une véritable histoire que tu racontes dans LIBEROSIS…
Totalement. Pour écrire l’album, à un moment, j’ai écrit un scénario. Il est en trois parties, chaque clip raconte un chapitre. C’est à propos d’une personne qui a accès à une machine, « Liberosis », qui permet de voyager dans le temps.
Elle peut se connecter à d’autres gens, et ça va mener à une situation où les utilisateurs peuvent voir le passé, le présent et le futur de tout le monde. C’est le fil rouge qui permet de parler de plein d’autres choses : en particulier d’Internet, de notre rapport aux autres et de la construction de soi par rapport aux autres. Ces sont des thèmes qui m’intéressent, mais je n’aime pas forcément faire de grands discours dessus. Au contraire j’aime quand la musique reste suggestive, et que chacun peut se créer sa propre histoire.
Sur cet album, on passe souvent d’un genre à l’autre, d’un monde à l’autre, parfois même au cours d’un même morceau. Comment tu as travaillé cette fluidité là ?
J’aime quand un morceau présente un changement d’idée ou de point de vue, une transcendance, un passage d’un état à un autre. Aujourd’hui souvent, tu fais ‘play’ et en cinq secondes, le morceau a transmis une seule émotion, dit tout ce qu’il avait à dire. Si tu veux écouter autre chose, tu changes le morceau et tu changes d’émotion. Il y a une simplification du message musical, liée au fait qu’on n’écoute plus des CD mais qu’on écoute des morceaux, qu’on zappe extrêmement rapidement. Ça va avec la façon dont tout fonctionne aujourd’hui. Mais ce qui me fascine dans la musique, c’est justement l’évolution à l’intérieur d’un même morceau. Ce côté progressif, de la montée très longue. Ça peut être aussi les morceaux qui partent d’un point et qui vont à un autre.
Canblaster : « l’une des forces de la musique électronique est de pouvoir évoquer sans imposer »
Tu penses à des morceaux en particulier ?
Une des dernières grosses claques construite comme ça par exemple, c’est le disque Again de Oneohtrix Point Never, sorti l’année dernière. C’est comme si on se baladait dans des fragments de mémoire : on passe d’une émotion à une autre. Comme quand tu es dans un rêve et que les scènes se suivent, mais qu’elles n’ont pas forcément de logique entre elles. Par rapport à la musique vocale où tu exprimes des idées qui sont très claires et prisonnières du verbe, l’une des forces de la musique électronique est de pouvoir évoquer sans imposer.
Comment tu as pensé cet album ?
Sur la playlist, il y a des titres en minuscules et d’autres en majuscules. Ils ont été faits d’une manière différente. Tous les titres en minuscules symbolisent les passages à l’extérieur de la machine, dans la fiction, dans le temps présentiel du héros. Ces morceaux-là sont plutôt ambient, le son du modulaire est mis en avant, avec des arpèges et une texture organique, un peu cristalline. Parce que dans les clips, l’action principale en dehors de la machine se déroule dans une cave de cristal. Par exemple, « the lab » représente le héros en train de faire ses recherches. Il regarde comment faire ses voyages, il prépare ses expéditions dans la machine. Musicalement c’est une collection de plein de prises intéressantes de modulaires ou de synthés qui me tiennent à cœur, où le matériel est au centre. Bien qu’il y ait beaucoup de voix, de nappes, qu’on sente la couleur harmonique de l’album, la machine a toujours le dessus.
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Les titres en majuscules, eux, symbolisent les excursions, les voyages à l’intérieur de la machine. Ce sont les tracks à résonance club, électro, qui ont ce côté breaké. Pour celles-ci, je voulais un son ‘à l’anglaise’. Pour ça on est allés chercher Steve Dub, l’ingénieur son des Chemical Brothers depuis 30 ans. Et ces tracks représentent plutôt un voyage, une transition d’un état à un autre. Le héros ne peut traverser que ses pensées à lui et tout d’un coup, dans le titre ‘BE FREE’, ça se connecte et il peut se balader dans les pensées de tout le monde et tout le monde peut se balader dans ses pensées. Musicalement, il y a un break et le synthé qui entre, dans une symbolisation de l’ouverture, un passage de quelque chose de fermé à quelque chose d’extrêmement ouvert où tout change et où tout le monde est représenté. Le synthé reste le même, mais les drums changent, ça tape beaucoup plus tout en restant mélodique. C’est justement un bon exemple de transition d’une énergie à une autre au sein d’un même morceau.
Saurais-tu identifier ce qui fait la ‘patte’ musicale de Canblaster ?
Je pense que c’est le côté hybride, mélange d’ordinateur et de modulaire. Je me demande de quelle manière l’ordinateur peut retoucher le modulaire, et inversement de quelle manière le modulaire peut retoucher l’ordinateur. C’est un cercle vertueux qui se crée dans mon studio. L’autre aspect c’est le côté mélodique. Je travaille avec mon synthé, l’Osmose, au centre de la scène, qui me permet de mettre des accords et des arpèges dans le modulaire, qui est plutôt un environnement monophonique normalement.
J’utilise tous les principes de montée, pas uniquement pour faire monter la tension mais pour être capable de faire monter des émotions fortes et de véhiculer une atmosphère onirique dans le public. La texture de ma musique n’est pas une fin en soi, elle sert l’émotion et la remet au centre.
De quels autres artistes tu t’inspires particulièrement ?
Je m’inspire de la musique anglaise et la musique japonaise de manière générale. Les anglais que j’écoutais quand j’étais jeune : Chemical Brothers, Fatboy Slim, The Prodigy… Sur la scène plus récente je dirais Bicep, Overmono, Cloudcore… Et puis toute la scène breakée, moderne, m’intéresse beaucoup. Je retrouve une énergie qu’il y avait aussi dans Club Cheval à l’époque, de tordre des voix de R&B puis les mettre sur des gros breaks, ça me plaît beaucoup. Le dernier Jamie xx aussi, et Floating Points. Côté musique japonaise il y a tous les maîtres du style minimaliste, donc Ryūichi Sakamoto par exemple, ou Ryoji Ikeda.
Tu seras à la Gaîté Lyrique le 5 février. Qu’as-tu prévu pour ce live ?
C’est la première fois que je vais faire un live qui est plus long qu’une heure, vu que d’habitude je joue en festival. Ça va me permettre d’étendre mes morceaux et d’en jouer certains, que je n’ai jamais ou quasiment jamais joués. Parce que je change de tracklist à peu près à chaque concert. Je vais proposer une version avec quelques surprises. Et on sera à la Gaîté Lyrique, donc peut-être qu’à un moment il pourrait y avoir des écrans, on ne sait pas… Si on doit faire un concert à la Gaîté, c’est quand même là qu’il faudrait en utiliser en tout cas… Oui, ce serait vraiment dommage de ne pas le faire. (rires)
Aussi, visuellement on a beaucoup travaillé en fonction de couleurs, de tableaux, pour avoir quelque chose d’assez direct dans l’émotion. L’aspect synésthésique du show est très important pour moi, le fait qu’on ait vraiment une expérience audiovisuelle en concert, ça appuie l’émotion que le morceau dégage.