Catacombes, hangars, souterrains : dans le secret des fêtes clandestines

À 21 ans, il se fait appel­er Vick­ie et arpente Paris à la manière du Gavroche de Vic­tor Hugo, la mis­ère en moins, les cais­sons en plus. Sa spé­cial­ité, les fêtes clan­des­tines dans les angles morts des caméras de sur­veil­lance. Cat­a­combes, hangars, souter­rains… Autant de lieux partagés par bouche-à-oreille et ani­més par un tri­om­phant tohu-bohu aux accents tech­no, punk et queer.

Nous sommes le 7 févri­er 2021. La troisième vague sub­merge l’Europe et un nou­veau couvre‑feu étouffe la France. Paris est quadrillé, ses désirs lig­otés, ses rêves estom­pés. Mais aux portes de la cap­i­tale, dans un souter­rain tech­nique situé cinq étages en dessous du réel, le brasi­er d’une free par­ty ravive l’espoir. Le cadre, une salle nim­bée d’un béton humide et de graf­fi­tis suin­tants. Le pub­lic, une jeunesse trop longtemps privée de lib­erté, vac­il­lant au dia­pa­son des kicks. Deux cais­sons, un con­trôleur DJ et quelques pro­jos suff­isent à organ­is­er une belle soirée sans ris­quer une saisie de matériel trop impor­tante. L’amulette à l’origine de cette four­naise clan­des­tine, c’est Vick­ie (le prénom a été mod­i­fié), jeune poseur de son qui œuvre depuis six ans déjà à Paris, par­fois à Lon­dres, Turin ou Rotterdam.

 

À lire également
30 ans de culture rave UK dans un docu édifiant

 

Caler du son, c’est comme pos­er son blaze dans le graf­fi­ti, il y a quelque chose d’assez van­dale. Ça se retrou­ve dans notre organ­i­sa­tion sur le vif, tout l’inverse des soirées légales qui deman­dent des semaines de boulot. En quelques heures et une poignée de SMS, on sonorise un spot et on se crée un espace de lib­erté.” Pour garder cette furtiv­ité pro­pre aux fêtes clan­des­tines, Vick­ie a dressé une liste de spots qui rendrait jaloux tout bon pas­sion­né d’urbex. “Ça peut être d’anciens bunkers, des dépôts de métro ou de RER, des salles tech­niques dédiées à l’éclairage pub­lic, à la ven­ti­la­tion. On en a aus­si organ­isé dans les cat­a­combes, mais entre ceux qui ne savent pas se repér­er et le manque d’oxygène, on a préféré arrêter”, explique avec sagesse ce jeune feu fol­let de la nuit.

Pour trou­ver des lieux, Vick­ie et ses amis ont un mode opéra­toire d’urbexeur. “On passe des semaines à marcher en pleine nuit le long des rails du métro, à soulever des plaques d’égout qui ne mènent nulle part, à scruter la moin­dre info d’un mil­lion­naire qui se serait fait saisir un bien pour fraude.” Un tra­vail assidu de ren­seigne­ment digne des meilleurs ser­vices de la DGSI. Mais trou­ver le bon spot n’est que l’incipit de l’aventure. “Pour achem­iner le matos, on n’utilise jamais de camion, juste des skates et des cad­dies avec lesquels on prend le métro, le bus, le tram. Les gens sont sou­vent éber­lués de voir des cais­sons entassés sur une planche à roulettes.”

Avec un bras aus­si long que le nez de Pinoc­chio, Vick­ie dis­pose d’une quin­zaine d’enceintes répar­ties un peu partout sur Paris. “En trente min­utes, tout le matos néces­saire peut être récupéré. On achète d’occasion les tables de mix­age les moins chères du marché et on négo­cie les cais­sons sur Le Bon Coin pour 100 € la paire.” Mais une fois sur place, encore faut-il trou­ver de quoi les ali­menter. “Nos spots ont tou­jours du courant. Au pire, je me rac­corde aux fusibles d’un lam­padaire, d’un néon, d’un pan­neau pub­lic­i­taire. On n’utilise pas de généra­teur, c’est trop dan­gereux pour un souter­rain, et l’essence coûte trop cher”, racon­te Vick­ie. Une fois le matériel ali­men­té par nos impôts, place à la musique. Pas de direc­tion artis­tique, mais une forme d’anarchisme musi­cal assumé.” On fait des scènes libres. La table et les cais­sons sont à dis­po­si­tion de tout le monde. Générale­ment, les gens passent surtout de la tech­no sous toutes ses cou­tures. Per­so je peux com­mencer un set à 100 BPM et ter­min­er à 240, en pas­sant de la musique clas­sique, de la sal­sa, du rap, de l’acidcore.” De quoi débouch­er avec fra­cas les oreilles des clubbeurs les plus conventionnels.

 

Une dimension politique

Selon le type de soirée, le pub­lic peut vari­er du sim­ple au triple. “J’ai déjà posé des calages pour cinq cents per­son­nes, mais à cette échelle, les gens sont là pour con­som­mer plus que pour vivre le moment. Le risque d’être repéré ou d’avoir des infos qui “leak­ent” est trop élevé. Heureuse­ment on arrive à rester sous les radars grâce au bouche-à-oreille et à notre dis­cré­tion sur les réseaux soci­aux.” Ce qui n’est pas le cas de tout le monde, cer­tains orgas préférant con­stituer des events publics et légaux sans s’interroger sur leurs portées. “Je suis plutôt cri­tique des soirées tech­no qui se dis­ent queer alors que l’entrée est à 20 € et tous les DJs hétéros. Selon moi, ça revient à se faire des thunes sur le dos de per­son­nes mar­gin­al­isées et à s’approprier leur cul­ture sans la respecter”, analyse Vick­ie, sen­si­ble à la dimen­sion poli­tique et anti­sys­tème dont la tech­no est issue. “Les Jamaï­cains ont inven­té le con­cept même du sound sys­tème, car ils ne pou­vaient pas aller en club, les Afro-Américains de Chica­go ont innervé toute la cul­ture rave anglo-saxonne grâce à l’acid house, idem pour la tech­no de Detroit en Alle­magne. Cette cul­ture est poli­tique, car elle vient de la marge.”

Cette sen­si­bil­ité aux orig­ines socio­cul­turelles des musiques élec­tron­iques donne une teinte mil­i­tante aux free par­ties de Vick­ie, à plus forte rai­son que ses fêtes con­stituent une brèche dans le main­tien de l’ordre pub­lic. “Organ­is­er une fête illé­gale où on peut danser, aimer, rêver, le tout dans un con­texte de dérive sécu­ri­taire, c’est selon moi plus fort que d’aller vot­er. J’ai organ­isé des teufs dans les ZAD de Bure et de Notre‑Dame-des-Landes, c’était poli­tique à son parox­ysme. Je pense que la lib­erté, ce n’est pas quelque chose que l’on cherche, c’est une idée que l’on con­stru­it. Et notre spon­tanéité est une façon de l’édifier, d’ouvrir le champ des pos­si­bles et de l’imprévisible.” Le prochain pro­jet de ce funam­bule vespéral, organ­is­er des fêtes et des streams à bord de son bateuf, un petit voili­er qui sil­lon­nera cet été la Méditer­ranée. “On va retrans­met­tre un set 24h sur 24 tout au long de la tra­ver­sée via un réseau satel­li­taire. On pro­duira notre pro­pre élec­tric­ité avec des pan­neaux solaires et une éoli­enne”, annonce le futur marin. Comme dirait un cer­tain écrivain améri­cain, ils ne savaient pas que c’était impos­si­ble, alors ils l’ont fait.

Cet arti­cle est à retrou­ver dans le Tsu­gi 149  : Métavers, NFT, Blockchain, Web3 : La musique en révolution

(Vis­ité 3 524 fois)