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23 mai 2022

Catacombes, hangars, souterrains : dans le secret des fêtes clandestines

par Romain Salas

À 21 ans, il se fait appeler Vickie et arpente Paris à la manière du Gavroche de Victor Hugo, la misère en moins, les caissons en plus. Sa spécialité, les fêtes clandestines dans les angles morts des caméras de surveillance. Catacombes, hangars, souterrains… Autant de lieux partagés par bouche-à-oreille et animés par un triomphant tohu-bohu aux accents techno, punk et queer.

Nous sommes le 7 février 2021. La troisième vague submerge l’Europe et un nouveau couvre‑feu étouffe la France. Paris est quadrillé, ses désirs ligotés, ses rêves estompés. Mais aux portes de la capitale, dans un souterrain technique situé cinq étages en dessous du réel, le brasier d’une free party ravive l’espoir. Le cadre, une salle nimbée d’un béton humide et de graffitis suintants. Le public, une jeunesse trop longtemps privée de liberté, vacillant au diapason des kicks. Deux caissons, un contrôleur DJ et quelques projos suffisent à organiser une belle soirée sans risquer une saisie de matériel trop importante. L’amulette à l’origine de cette fournaise clandestine, c’est Vickie (le prénom a été modifié), jeune poseur de son qui œuvre depuis six ans déjà à Paris, parfois à Londres, Turin ou Rotterdam.

 

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« Caler du son, c’est comme poser son blaze dans le graffiti, il y a quelque chose d’assez vandale. Ça se retrouve dans notre organisation sur le vif, tout l’inverse des soirées légales qui demandent des semaines de boulot. En quelques heures et une poignée de SMS, on sonorise un spot et on se crée un espace de liberté. » Pour garder cette furtivité propre aux fêtes clandestines, Vickie a dressé une liste de spots qui rendrait jaloux tout bon passionné d’urbex. « Ça peut être d’anciens bunkers, des dépôts de métro ou de RER, des salles techniques dédiées à l’éclairage public, à la ventilation. On en a aussi organisé dans les catacombes, mais entre ceux qui ne savent pas se repérer et le manque d’oxygène, on a préféré arrêter », explique avec sagesse ce jeune feu follet de la nuit.

Pour trouver des lieux, Vickie et ses amis ont un mode opératoire d’urbexeur. « On passe des semaines à marcher en pleine nuit le long des rails du métro, à soulever des plaques d’égout qui ne mènent nulle part, à scruter la moindre info d’un millionnaire qui se serait fait saisir un bien pour fraude. » Un travail assidu de renseignement digne des meilleurs services de la DGSI. Mais trouver le bon spot n’est que l’incipit de l’aventure. « Pour acheminer le matos, on n’utilise jamais de camion, juste des skates et des caddies avec lesquels on prend le métro, le bus, le tram. Les gens sont souvent éberlués de voir des caissons entassés sur une planche à roulettes. »

Avec un bras aussi long que le nez de Pinocchio, Vickie dispose d’une quinzaine d’enceintes réparties un peu partout sur Paris. « En trente minutes, tout le matos nécessaire peut être récupéré. On achète d’occasion les tables de mixage les moins chères du marché et on négocie les caissons sur Le Bon Coin pour 100 € la paire. » Mais une fois sur place, encore faut-il trouver de quoi les alimenter. « Nos spots ont toujours du courant. Au pire, je me raccorde aux fusibles d’un lampadaire, d’un néon, d’un panneau publicitaire. On n’utilise pas de générateur, c’est trop dangereux pour un souterrain, et l’essence coûte trop cher », raconte Vickie. Une fois le matériel alimenté par nos impôts, place à la musique. Pas de direction artistique, mais une forme d’anarchisme musical assumé. » On fait des scènes libres. La table et les caissons sont à disposition de tout le monde. Généralement, les gens passent surtout de la techno sous toutes ses coutures. Perso je peux commencer un set à 100 BPM et terminer à 240, en passant de la musique classique, de la salsa, du rap, de l’acidcore. » De quoi déboucher avec fracas les oreilles des clubbeurs les plus conventionnels.

 

Une dimension politique

Selon le type de soirée, le public peut varier du simple au triple. « J’ai déjà posé des calages pour cinq cents personnes, mais à cette échelle, les gens sont là pour consommer plus que pour vivre le moment. Le risque d’être repéré ou d’avoir des infos qui « leakent » est trop élevé. Heureusement on arrive à rester sous les radars grâce au bouche-à-oreille et à notre discrétion sur les réseaux sociaux. » Ce qui n’est pas le cas de tout le monde, certains orgas préférant constituer des events publics et légaux sans s’interroger sur leurs portées. « Je suis plutôt critique des soirées techno qui se disent queer alors que l’entrée est à 20 € et tous les DJs hétéros. Selon moi, ça revient à se faire des thunes sur le dos de personnes marginalisées et à s’approprier leur culture sans la respecter », analyse Vickie, sensible à la dimension politique et antisystème dont la techno est issue. « Les Jamaïcains ont inventé le concept même du sound système, car ils ne pouvaient pas aller en club, les Afro-Américains de Chicago ont innervé toute la culture rave anglo-saxonne grâce à l’acid house, idem pour la techno de Detroit en Allemagne. Cette culture est politique, car elle vient de la marge. »

Cette sensibilité aux origines socioculturelles des musiques électroniques donne une teinte militante aux free parties de Vickie, à plus forte raison que ses fêtes constituent une brèche dans le maintien de l’ordre public. « Organiser une fête illégale où on peut danser, aimer, rêver, le tout dans un contexte de dérive sécuritaire, c’est selon moi plus fort que d’aller voter. J’ai organisé des teufs dans les ZAD de Bure et de Notre‑Dame-des-Landes, c’était politique à son paroxysme. Je pense que la liberté, ce n’est pas quelque chose que l’on cherche, c’est une idée que l’on construit. Et notre spontanéité est une façon de l’édifier, d’ouvrir le champ des possibles et de l’imprévisible. » Le prochain projet de ce funambule vespéral, organiser des fêtes et des streams à bord de son bateuf, un petit voilier qui sillonnera cet été la Méditerranée. « On va retransmettre un set 24h sur 24 tout au long de la traversée via un réseau satellitaire. On produira notre propre électricité avec des panneaux solaires et une éolienne », annonce le futur marin. Comme dirait un certain écrivain américain, ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.

Cet article est à retrouver dans le Tsugi 149  : Métavers, NFT, Blockchain, Web3 : La musique en révolution

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