Cercle : électro de jour
Un club, des danseurs dans l’obscurité, un DJ derrière des platines, en fin de semaine. De Detroit à Berlin, de Chicago à Londres, de Paris à Arcachon : c’est comme ça qu’on écoute de la musique électronique depuis quelques dizaines d’années. Il y a bien sûr eu les raves, il y a évidemment les festivals, et un développement météorique des soirées warehouses en banlieue parisienne notamment. Mais tout de même : l’électronique se vit de nuit, et quand elle quitte les clubs et les festivals, c’est le plus souvent dans ses genres les plus durs. Alors quand Derek Barbolla est arrivé avec Cercle, sa formule de sets ou lives électroniques techno, house ou électro, diffusés sur Facebook le lundi soir, de préférence en extérieur, de jour et dans des lieux atypiques, il y avait de quoi lever le sourcil : qui voudrait vraiment passer deux heures sur son ordinateur à regarder un artiste jouer devant d’autres, le jour le plus déprimant de la semaine ? Visiblement, pas mal de monde. Kölsch en direct de la Tour Eiffel ? Le compteur a dépassé le 2 millions de vues sur Facebook. Boris Brejcha devant le château de Fontainebleau ? 18 millions de spectateurs sur le replay Youtube. Tout de même.
Evidemment, Derek et sa petite bande (quatre employés, le reste des équipes techniques étant en freelance – ce qui peut représenter jusqu’à une centaine de personnes sur certaines émissions) n’ont rien inventé. Be-At TV retransmet des DJ-sets sur son site depuis 2009, se positionnant très vite entre le réseau social et la webtv, permettant aux spectateurs de discuter par chat pendant la diffusion du set – bien avant la création des lives Facebook et de leurs commentaires en direct. Les soirées filmées se passent en club, avec un goût prononcé pour les nuits d’Ibiza, avec plusieurs caméras dont certaines dans le DJ-booth. L’année suivante, c’est là que tout démarre, avec Blaise Bellville. Il est Anglais, et s’est déjà fait un petit nom avec le concept des All Age Concerts – des soirées pour les mineurs ne pouvant pas accéder aux clubs -, qui va se répandre un peu partout dans le pays. Il fonde ensuite un site internet fait par et pour les ados, avant de mettre la main sur un entrepôt et de s’associer à Thristian Richards de Soul Jazz, le gourou de la BBC Gilles Peterson et Femi Adeyemi le fondateur de NTS pour des sets hebdomadaires filmés à la webcam et retransmis en direct sur Ustream depuis la chaufferie du lieu. La traduction de « chaufferie » en anglais ? Boiler Room. D’autres l’avaient fait avant, mais le concept prend plus qu’ailleurs. On connaît la suite : les plus grands DJs du moment y passent, plusieurs sessions venues du monde entier sortent chaque jour… Et les émissions du genre pullulent sur Ustream, puis Youtube, et maintenant Facebook. Comme Cercle. Particularité par rapport à Be-At ou Boiler Room ? Les DJs ou producteurs jouent le plus souvent dans des lieux atypiques (au milieu de l’eau à Tahiti pour Møme, au Pic du Midi pour Fakear, en haut d’un phare pour Stimming, en bateau sur la Hudson River pour Maceo Plex…), beaucoup d’attention est mise dans les images, avec plusieurs caméras et des drones et l’envie de toujours relier d’une manière ou d’une autre l’histoire ou le style musical de l’artiste avec son écrin. Exemple le plus probant ? Molecule, qui a enregistré son dernier album au Groenland, retrouvant le froid et la glace dans un igloo aux Arcs.
« On ne s’est pas assis autour d’une table en faisant une réunion pour ‘conceptualiser’ Cercle. C’est venu petit à petit », raconte Derek. « Au départ, Cercle était une webradio, avec une émission hebdomadaire sur l’actualité des soirées. Puis on est passé sur Youtube, avec des sets filmés, et enfin sur Facebook avec les lives. C’est là que ça a vraiment commencé ». Le live : il est là le business model de Cercle. Car les DJs-sets ne sont que la partie émergée de l’iceberg. « On est des spécialistes du live-stream. On a déjà travaillé pour la Sacem ou l’Arc de Triomphe, fait des tutos avec Leroy Merlin, retransmis le concert à Bercy de Kendji Girac… On est flexibles ». Les émissions du lundi soir servent alors de vitrine. Et de récré, toute la petite équipe (Derek à la réalisation et chargé de trouver les lieux des concerts, Pol à la communication et aux partenariats, Philippe, déjà croisé au Faust, à la programmation musique et Anatole à la technique et au cadrage) étant passionnée de musique électronique. Mais le projet prend de plus en plus d’ampleur. Ce qui, évidemment, attire les mécènes d’aujourd’hui, les dénicheurs de concepts gagnants les plus à même de donner de l’argent au monde de la musique électronique : les marques. Eristoff sponsorise des Boiler Rooms, Greenroom (créé par Heineken) installe des scènes en festival, tandis que le précurseur Red Bull soutient sa Red Bull Music Academy depuis 20 ans et organise carrément son propre festival de musiques électroniques tous les automnes à Paris. Cercle ne fait pas exception. Il n’y avait pas que des corbeilles de fruits exotiques sur le bateau tahitien de Møme, on y voyait une bouteille de Coca – et le logo de la marque apparaissait au début de la vidéo. Pour Polo & Pan, c’était plutôt de l’Evian, des petites bouteilles colorées se dressant autour du duo. Les placements produits restent discrets, mais à 1,3 millions de vues sur Facebook et bientôt un million sur Youtube, il s’agit d’une belle exposition pour la marque. Et pour l’artiste. Et pour le lieu – qui parfois met également la main au portefeuille. « Les autres vidéos que l’on réalise, les sponsors et l’aide de certains lieux qui nous accueillent : c’est comme ça que l’on se paye », résume Derek. « Certains concerts sont payants pour le public, mais ce n’est jamais cher : au mieux, cela nous permet de rembourser l’émission. On ne gagne jamais d’argent avec ça – d’autant que si le lieu appartient à l’Etat, on n’a tout simplement pas le droit de mettre en place une billetterie ». Et pour le moment, ça marche plutôt bien : en juillet dernier, l’équipe avait déjà validé toutes les émissions prévues jusqu’à décembre, et avaient bien huit mois d’avance sur la sélection des lieux. Les chiffres sont au beau fixe, et nombreux sont ceux qui veulent assister « en vrai » à ces soirées un peu particulières.
Voir et se faire voir
Ce jour-là, la météo est au beau fixe, pas un nuage à l’horizon. « Ça va sûrement faire des beaux plans au coucher de soleil », s’impatientent Anatole et Derek sous le petit barnum qui leur sert de régie. Ils sont là depuis 9 heures du matin pour préparer leur émission du jour : Tale Of Us à l’aéroport Paris-Charles de Gaulle, en direct sur Facebook à 21 heures. Derek, fana d’aviation depuis qu’il est enfant, est aux anges. Paris Aéroport ravi de pouvoir présenter CDG comme autre chose qu’un lieu de passage. Les premiers arrivants se sont faits beaux. Alors que tout le monde trépigne en attendant le début du live, côté technique, tout est testé, retesté, avec beaucoup de calme. « On a évidemment des coups de stress, mais il y a toujours une solution. Et s’il n’y en a pas, tant pis, on ne peut rien y faire, ça ne sert à rien de communiquer cette angoisse à tout le monde. Mais maintenant, on travaille toujours plus ou moins avec la même équipe, ça roule tout seul », explique Pol en désignant la petite quinzaine de techniciens s’afférant sur cette terrasse de la Maison de l’Environnement, à deux-pas du siège de Paris Aéroport. Seuls les avions circulant juste à côté et quelques « il fait chaud » de circonstance viennent troubler la projection de Porco Rosso (c’est la semaine du Cinéma, et le CNC est partenaire de l’émission) et les préparatifs de la soirée.
« 1, 2, 3 TOP ! ». Le live commence. Derek a les yeux rivés sur son écran, Pol se charge de communiquer avec les différents cadreurs équipés d’oreillettes : « Dès que l’intro du set est terminée et que le morceau part, tu démarres Anatole. On passe sur la caméra 4 dans 1, 2, 3… Caméra 4 ! ». Et l’émission de se monter petit à petit, au gré des meilleurs plans et des montées d’électro onirique de Tale Of Us. Dans le public, pas sûr que tout le monde soit aussi concentré sur les variations du set des deux Italiens : comme pour toutes les soirées filmées, certains viennent voir, d’autres se faire voir. Chez Boiler Room, c’est même devenu une marque de fabrique, BR s’amusant à diffuser des extraits de ses vidéos sur Facebook avec les plus déjantés de ses danseurs – certains deviennent des memes éphémères, d’autres sont en passe de devenir cultes, comme cette fille qui prend la pose à côté de Kaytranada. Cercle, incarnation du DJ starifié et public cherchant son quart d’heure de célébrité ? Pas vraiment pour Derek. « Cela reste des artistes que l’on filme : ils sont de toute façon starifiés. Mais on ne va pas dans les extrêmes, on s’interdit les gros noms de l’EDM par exemple. Et concernant le public, c’est assez incomparable avec Boiler Room, où il est placé derrière le DJ, comme seul décor. Dans nos émissions, l’artiste est au centre de la réalisation. Le visuel et l’audio vont de pair. C’est comme pour les musées : tu peux très bien voir une œuvre dans un lieu tout simple, ou l’admirer dans un musée de dingue, comme le Guggenheim. L’œuvre reste la même mais personnellement je préfère la voir dans un contexte de ouf ». « Ecouter un set me touche moins que de regarder aussi le DJ jouer et la foule réagir », complète Pol. « Mais la personne qui veut simplement écouter le mix au casque peut le faire, surtout que les artistes proposent souvent des choses différentes quand ils jouent pour Cercle, comme ils sont dans un contexte particulier ». Comme par exemple Etienne de Crécy et son set composé à 100% de morceaux moins connus de sa discographie, Rodriguez Jr et un live inédit qui débouchera même à la sortie d’un single estampille « Cercle Version »… De quoi aussi faire découvrir des artistes un peu moins connus à ceux qui ne fréquentent pas les clubs tous les week-ends. Et tant pis pour les derniers irréductibles attachés à l’anonymat, à l’obscurité et à la folie des nuits technos. Tant mieux pour ceux qui veulent autant en prendre dans les mirettes que dans les oreilles : « on est fier de proposer des vidéos de belle qualité, de pouvoir faire voir un set exceptionnel à plein de gens en direct, de faire découvrir des artistes qu’on aime… » conclut Derek. « Et puis ça fait du bien de voir le jour ! ».