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Capture d'écran du clip de "Pookie"
22 décembre 2020

C’est quoi votre problème avec Aya Nakamura ?

par Brice Miclet

Si la critique de la musique d’Aya Nakamura est nécessaire, les vagues d’attaques virulentes sur sa personne semblent totalement démesurées. D’autant qu’elles sont bien souvent teintées de misogynie, de racisme ou de mépris de classe. Parfois les trois à la fois.

Ce n’est un secret pour personne : le succès attire et attise les critiques à l’encontre de celles et ceux qui le vivent. Cependant, le cas d’Aya Nakamura, dont le dernier album sobrement intitulé AYA est en train de péter les scores depuis sa sortie il y a un mois, est révélateur de plusieurs choses. D’abord, que la violence et la gratuité des attaques à son égard sont injustifiées, mais aussi qu’elles témoignent d’un mépris terrible pour ce qui sort des cadres. Car oui, que l’on aime ou non sa musique, les cases semblent trop grandes pour elle. Et quand ça dépasse, ça dégomme.

Que les choses soient claires. Dans un domaine aussi subjectif que la musique, la critique est nécessaire et normale. On ne peut et on ne doit pas tout aimer, sous peine de tomber dans une forme de poptimisme bête et méchant. Oui mais voilà, ce qui frappe chez Aya Nakamura, c’est la manière dont elle cristallise les rejets, qu’ils concernent sa musique, ses textes, mais aussi sa couleur de peau, sa classe sociale supposée, et sa féminité. Tout cela est remis en question, constamment et simultanément. Certes, parce que tout cela est également loué par son public et par une partie des journalistes, parfois à l’excès, mais aussi parce qu’en France, on a quand même quelques problèmes avec les symboles.

« Un double temps »

Difficile de dater les origines du problème. Il faut certainement remonter aux débuts de son succès national, c’est-à-dire en 2018, lorsque son titre « Djadja » a commencé à exploser les compteurs un peu avant l’été. Le grand public découvrait alors cette chanteuse qui avait la particularité (et qui l’a toujours) de manier la langue française de façon totalement décomplexée, et sa capacité à créer des gimmicks basés sur des expressions que ces nouveaux auditeurs n’avaient alors jamais entendues. Et forcément, les articles louant cette compétence ont fleuri, et, proportionnellement, les critiques, qu’elles soient médiatiques ou provenant de particuliers sur les réseaux sociaux, ont explosé.

« Les personnages de variété, on les déteste toujours. »

« À mon sens, il y a eu un double temps, se souvient Narjes Bahhar, responsable éditorial rap chez Deezer. D’abord dès 2016 sur les réseaux sociaux, moment où elle a commencé à faire parler d’elle, puis sur les chaînes mainstream notamment avec les NRJ Music Awards de 2018 où Nikos Aliagas a écorché son nom. » Il est vrai que ce dernier événement, survenu au mois de novembre, a eu des répercussions inattendues. La chanteuse, n’ayant à juste titre que peu goûté que l’animateur ne sache pas prononcer son nom correctement, a réagi sur Twitter. Mais honnêtement, rien de bien méchant.

Franck Ribéry, le QI de tulipe et le melon

Le problème, c’est que l’équipe de l’émission Touche pas à mon poste, animée par Cyril Hanouna, s’est empressée d’en faire une affaire d’État, en demandant à ses chroniqueurs de choisir leur camp. Une brochette d’intervenants, dont Jean-Michel Maire, se lâche : « Elle a un melon de ouf », « Déjà elle parle pas français », « Y’avait des gens qui attendaient en Afrique elle a été à l’aéroport elle a donné elle a voulu faire un selfie avec personne tellement elle a le melon (sic) ». Pour les leçons de français, on repassera. Puis, Aya Nakamura est qualifiée de « Madonna de banlieue » par Matthieu Delormeau. Bref, on ne va pas refaire l’historique. Mais il est important de rappeler la bassesse des attaques, surtout lorsqu’elles ont lieu à une heure de grande écoute, et de l’effet boule de neige de la haine sur Internet et les réseaux sociaux. Et également de montrer que cette séquence symbolise, d’une certaine façon, ce que beaucoup lui reprochent aujourd’hui : une prétendue arrogance, un statut de diva, et une tendance à l’ouvrir. Et alors ? Doit-on encore s’étonner de cela chez un.e artiste musical.e en 2020 ?

Plus récemment, dans le cadre de la promotion de son dernier album, l’émission Quotidien, présentée par Yann Barthès, a déploré le fait qu’Aya Nakamura ait annulé sa venue dans le show « à la dernière minute », information reprise par tous les médias ou presque, contribuant à lui accoler cette image de femme trop précieuse et capricieuse. Sous un article du Parisien posté sur Twitter, le député des Bouches-du-Rhône Eric Diard y est allé de son commentaire : « Quand on a un QI de tulipe on prend encore plus vite la grosse tête ». Et puis, il y a eu cet article paru sur le site de Marianne, et rédigé par le chroniqueur Samuel Piquet (qui écrit également chez Causeur) qui trouvait le temps de moquer le vocabulaire de la chanteuse dans un papier maniant l’ironie avec les deux pieds décollés, et d’être pour cela salué par Eugénie Bastié, chroniqueuse elle aussi, mais au Figaro et sur Cnews. Certes, on a beaucoup trop encensé la « novlangue » d’Aya Nakamura. Mais dans une grande condescendance, il écrit : « Pour être un ambassadeur de la langue française, il suffit donc d’inventer des mots. Franck Ribéry, auteur de la célèbre formule « la routourne va vite tourner », sera certainement ravi de l’apprendre. » Hihihi ! Notons ce grand classique du dénigrement de la chanson populaire : prendre les textes en exemple sans leur musique, comme le faisait régulièrement Eric Zemmour sur le plateau d’On n’est pas couché. Les intellectuels auto-proclamés ont visiblement peur du vide.

Les critères mis à mal

Alors, il y a deux choses : d’abord, ce sentiment que l’histoire se répète sans cesse, et que les attaques gratuites et méprisantes envers les chanteurs à succès font partie du paysage, font partie du jeu. Pourquoi pas après tout ? D’ailleurs, Bertrand Dicale, journaliste à France Info et France Musique, le rappelle : « Les personnages de variété, on les déteste toujours. Tout ce qui a pu être dit sur Claude François, sur Mireille Mathieu, sur Christophe Mahé… Quand Balavoine est mort, je me souviens d’un nombre d’âneries vertigineux qui ont été dites pour se réjouir de sa mort. Cette violence n’a rien d’extraordinaire. Que des artistes de variété se fassent insulter sur les réseaux sociaux ou par des journalistes, bon. Ça en dit plus sur les gens qui le font que sur les artistes eux-mêmes. Au fond, ça n’a pas grande importance. »

Mais dans un second temps, il faut également s’interroger sur la manière dont ce mépris, qui n’a plus rien de musical, se manifeste. Pour Dolores Bakèla, journaliste indépendante culture et société, et co-fondatrice de la plateforme L’Afro, cela va plus loin : « On lui reproche d’être arrogante, bête, de ressembler à un homme, de ne pas toujours être apprêtée quand on la prend en photo à son insu, d’être une diva mais d’être cheap (une « Madonna de banlieue »), de chanter des mots qu’ils ne connaissent pas, d’être sûre d’elle et bien dans son corps… De manière très contradictoire, on lui reproche d’être une star, et en même temps de ne pas correspondre aux critères de ce que serait une star pour eux. »

« On lui reproche d’être une star, et en même temps de ne pas correspondre aux critères de ce que serait une star pour eux. »

Bertrand Dicale abonde : « Ce qui me frappe, c’est le double refus qu’on impose à cette artiste. On refuse de constater qu’elle est aussi la France, et on refuse qu’elle ne soit pas ce qu’on imagine des classes populaires. On lui nie sa francité, et on lui nie une certaine aristocratie. Je m’explique : Aya Nakamura appartient aux classes populaires, comme George Brassens, qui était fils d’artisan dans un chef-lieu de canton. Pour Aya Nakamura, enfant de la toute petite bourgeoisie de banlieue, c’est un peu la même chose. Est-elle uniquement cela ? Non. Et c’est pour cela qu’on lui reproche de ne pas être le cliché des classes populaires, de ne pas être révoltées, de ne pas dire « pute », « salope » à toutes les phrases, de ne pas parler de révolte, de sociologie, de police, de gangster ou de mort. On lui reproche de ne pas employer les codes des révoltés racisés de banlieue puisqu’elle parle autrement, qu’elle a un autre discours. Soit on lui reproche la trahison, soit de ne pas cadrer avec une image. »

« Pas juste un papier dans le New Yorker »

On peut tout à fait qualifier les paroles d’Aya Nakamura de « vides », comme on peut y voir une grande richesse. C’est au choix. Elle n’a jamais prôné une quelconque révolution de la langue française, n’a pas demandé à ce que des linguistes s’extasient devant son verbe. Mais le faire sans prendre en compte sa musique dans son ensemble (car c’est bien de cela qu’il s’agit), qui charrie les influences modernes afro-caribéennes et latines, et qui brise complètement les codes de la chanson populaire française (et oui), est assez malhonnête. Surtout lorsque c’est une élite culturelle journalistique et médiatique blanche qui s’en charge. Surtout lorsque l’on sait que les langues se délient au fil du temps, et les difficultés rencontrées par les artistes racisés dans l’industrie musicale. La chanteuse et égérie Maybelline Lyna Mahyem, dont l’album Femme forte est sorti en octobre dernier, l’a constaté à de nombreuses reprises : « Il y a de la discrimination, personne ne peut le nier. Mais en soi, que ce soit une noire ou une arabe, on est toutes victimes de cela. Le milieu urbain est majoritairement fait d’Africains, et les gens ne l’acceptent pas. » Misogynie, racisme et mépris de classe se confondent, parfois inconsciemment.

« Il y a de la discrimination, personne ne peut le nier. […] Le milieu urbain est majoritairement fait d’Africains, et les gens ne l’acceptent pas. »

« Dans certains médias, il y a un mépris de classe évident, ajoute Narjes Bahhar. Sa musique et sa personne dépassent complètement certains profils de journalistes qui sont pourtant bien installés dans les rédactions. Ils ne comprennent plus, il y a beaucoup de condescendance, et on voit des points de rupture émerger. On la regarde comme une curiosité, on emploie un ton paternaliste, on ne va pas considérer ces artistes à leur juste hauteur. Mais c’est quelque chose de très récurrent en France. Pour passer certains palier, en plus de proposer une musique dite ‘pop’, il faut accepter de rentrer dans une certaine dynamique. » Et dans ses textes ou dans les musiques et les influences qu’elle convoque, Aya Nakamura s’écarte de cette dynamique. « Beaucoup d’artistes ont eu du succès en pratiquant des musiques très identifiées, avec le zouk par exemple. Mais on ne les regardait pas en dehors de ce cadre très spécifique. »

Car oui, être une femme noire qui s’affirme et figurer en tête des ventes en France, c’est une première depuis très longtemps. Bertrand Dicale va plus loin : « Le public français ne parvient pas à cerner la façon dont Aya Nakamura est vue à l’étranger. Dans certains pays, c’est Coco Chanel, c’est Juliette Gréco ou Françoise Hardy. À l’étranger, Aya Nakamura est la femme française, « the next femme française ». Ce qu’on oublie, c’est que l’incarnation de la femme française libre et élégante a toujours été en avance à l’étranger par rapport à la perception française. Gréco était scandaleuse en France, Françoise Hardy était considérée comme une fille qui ne chantait pas, on faisait des sketchs sur elle, on la traitait d’anorexique, on ricanait… Alors qu’en Angleterre, elle faisait la Une de Vogue. Alors qu’au Japon, elle est encore une icône de la bourgeoisie cultivée japonaise. Aya Nakamura, c’est exactement la même chose.

« Le pire quiproquo qu’on puisse faire sur Aya Nakamura, c’est ne pas comprendre que la France, c’est aussi elle. »

Alors regardons-la : une grande femme, élégante, qui n’a pas sa langue dans sa poche, qui disjoint la langue, qui apporte quelque chose de très fort artistiquement. Et regardons ce clip de « Pookie » tourné au château de Fontainebleau. Alors nous, on dit : « Ohlala, c’est rebelle, c’est la banlieue qui vient dynamiter les symboles. » Mais pas du tout ! Quand t’es un gamin à Caracas ou à San Juan, que tu es derrière ton ordinateur et que tu vois Aya Nakamura qui chante « Pookie », tu rêves du château de Versailles. La France, quoi ! Je pense que le pire quiproquo qu’on puisse faire sur Aya Nakamura, c’est ne pas comprendre que la France, c’est aussi elle. Ça n’est pas uniquement elle, nous ne sommes pas uniquement le pays d’Aya Nakamura bien sûr, mais ce qui fait que soudain on nous regarde, c’est elle. Elle est première en streaming dans quinze pays d’Amérique du Sud et centrale. Voilà. Ça n’est pas juste un papier dans le New Yorker, les gars. C’est une star populaire dans un nombre incroyable de pays où les gens découvrent que la France, ce n’est pas juste du champagne et du parfum. » Encore une fois, rien n’oblige à apprécier cela et à être béat. Mais ce décalage de considérations et les personnes qui l’insufflent est criant.

Qui le fait et pourquoi ?

Aya Nakamura est trop féminine, trop masculine, trop banlieusarde, trop légère, trop frontale… Et trop noire pour certains. « Cela montre bien que même quand elles complaisent aux normes de beauté, la violence due simplement au fait qu’elles sont des femmes noires s’abat quand même sur elles, ajoute Dolores Bakèla. Je ne me rappelle malheureusement pas une seule femme noire, artiste, notamment à la peau foncée, qui n’ait pas eu à subir la misogynoir. C’est valable pour d’autres domaines comme la politique ou les médias, par ailleurs. Et si on regarde dans la société, le racisme et le sexisme sont des plaies et abîment la vie de bon nombre de femmes noires, amplifiés plus leur peau est sombre. » La musique d’Aya Nakamura est-elle politique ? « Je pense pour ma part, vu l’état des médias, de l’industrie musicale, et de l’évolution de sa carrière, que le fait qu’elle soit là, qu’elle ait du succès avec la musique qu’elle fait, avec autant d’aisance, d’insolence – d’aucuns diront d’arrogance –, c’est politique en soi. Lorsqu’elle reprend Nathalie Renoux lors du 19h45 de M6 parce qu’elle l’a présentée comme une « personne de couleur », c’est politique. » Car oui, on peut dire « noir ».

L’impression qui se dégage d’une partie du traitement médiatique d’Aya Nakamura laisse un sentiment dominer : quoi qu’elle fasse, elle aura tort. Et l’ampleur de son succès n’arrange rien à ce niveau. Doit-on pour autant lui enlever le droit d’exister médiatiquement et en particulier de distiller cette musique ? Non. Est-il gage d’intelligence de pointer la légèreté de ses textes en les comparant à des citations du philosophe John Stuart Mill, qui plus est en lui ôtant sa robe musicale, comme dans l’article de Marianne ? Non plus. Il est tout à fait possible de critiquer sa musique et sa personnalité artistique, même frontalement. Mais qui le fait, et dans quelle optique (politique ou d’audience) a aussi son importance. Car si la critique est un droit, elle s’exerce également dans une époque particulière et sur un champ d’expression digital infini qu’il est nécessaire de prendre en compte, et où les conséquences peuvent trop facilement dépasser les faits. Et on le voit, lorsque la critique dépasse les bornes, elle participe, même involontairement, à la construction de barrières pour les artistes les plus exposés au racisme et à la misogynie. En attendant, Aya Nakamura poursuit son ascension qui, au grand dam de ses nombreux détracteurs, ne semblent pas près de s’arrêter.

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