Skip to main content
La radio pirate IceCold FM en 2008 Ā© PYMCA/UNIVERSAL IMAGES GROUP VIA GETTY IMAGES
11 mars 2022

šŸ—žļø C’Ć©tait il y a trente ans : retour sur l’histoire des radios pirates londoniennes

par Julien Duez

Dans les anneĢes 1990, impossible de trouver la moindre microfreĢquence libre sur la bande FM londonienne. Et pour cause, la dernieĢ€re deĢcennie du XXe sieĢ€cle a eĢteĢ celle du baroud dā€™honneur des radios pirates, qui ont grandement contribueĢ aĢ€ faire eĢmerger des genres 100% britanniques, jungle et UK garage en teĢ‚te. Mais les nineties ont aussi sonneĢ le glas dā€™un concept tombeĢ en deĢsueĢtude avec lā€™arriveĢe dā€™une plateforme devenue incontournable aujourdā€™hui : Internet.

Article issu du Tsugi 147 : Radio Activity, La folle histoire des radios musicales : des pirates aux webradios,Ā disponible Ć  la commande enĀ ligne.

Cā€™est un temps que les moins de deux fois 20 ans ne peuvent (vraiment) pas connaiĢ‚tre. Un temps ouĢ€ il faut sā€™imaginer que des gens sautaient dans leur voiture pour avaler des centaines de kilomeĢ€tres jusquā€™aĢ€ Londres, dans le seul but dā€™enregistrer les sessions jungle des radios pirates de la capitale anglaise sur des cassettes vierges. Tout cĢ§a avant dā€™aller les revendre sous le manteau aĢ€ Bristol, en Cornouailles et ailleurs. Dans son livre State Of Bass, lā€™auteur Martin James rapporte cette histoire certifieĢe par DJ Eastman, cofondateur de la station culte Kool FM. Une anecdote que les lecteurs les plus jeunes doivent relire deux fois pour eĢ‚tre suĢ‚rs dā€™avoir bien compris que cette histoire sā€™est produite il y a aĢ€ peine trente ans et non pas il y a deux sieĢ€cles. Et pourtant : aĢ€ lā€™heure du tout numeĢrique, se pencher sur le dernier aĢ‚ge dā€™or des radios pirates, cā€™est prendre le risque de recevoir une grosse gifle en plein visage, tant lā€™eĢpoque en question paraiĢ‚t lointaine. Surtout, cette anecdote vient confirmer lā€™importance quā€™ont eu les stations illeĢgales dans lā€™eĢmergence de ce style made in London. Ā« On peut meĢ‚me parler de colonne verteĢbrale Ā», assure Nicky Blackmarket, qui a lui-meĢ‚me assureĢ le show derrieĢ€re les platines sur les ondes de Pulse FM et Friends FM, deux stations londoniennes 100 % consacreĢes aĢ€ la jungle, parmi la grosse dizaine que comptait la meĢtropole aĢ€ lā€™eĢpoque. Ā« La musique que les auditeurs eĢcoutaient, cā€™eĢtait celle quā€™ils entendaient ensuite en rave et aĢ€ lā€™eĢpoque ouĢ€ je tenais un magasin de disques, des clients me demandaient chaque jour si jā€™avais le vinyle de tel ou tel morceau qui eĢtait passeĢ la veille sur telle ou telle station Ā», resitue le bonhomme.

Dans lā€™ADN de la perfide Albion

Peu sont les disquaires qui, comme Nicky, ont flaireĢ le boom quā€™allait provoquer la jungle en Angleterre. Lui qui a commenceĢ par lā€™acid house et le hardcore choisit, en 1992, de reĢnover le sous-sol de sa boutique (Black Market Records, situeĢ aĢ€ Soho, qui a fermeĢ en 2015, ndr) pour en faire le temple du style preĢfeĢreĢ des aficionados de lā€™Ā« Amen Break Ā». Un temple cacheĢ donc, car pendant longtemps, la jungle a duĢ‚ avancer masqueĢe, tant elle rentrait dans la case de la fameuse Ā« devilā€™s music Ā», haiĢˆe par lā€™establishment, lequel nā€™a cesseĢ de lui mettre des baĢ‚tons dans les roues en multipliant les raids pendant les soireĢes et en traquant sans relaĢ‚che les pirates de la FM. Ā« Quand on y pense, ce nā€™eĢtait pas vraiment un pheĢnomeĢ€ne nouveau. Que ce soit leĢgal ou pas, les Britanniques ont toujours consideĢreĢ quā€™utiliser la bande FM eĢtait un droit fondamental et depuis lā€™apparition des premieĢ€res radios libres dans les anneĢes 1950, chaque deĢcennie a eu son genre paria Ā», analyse Matt Mason, ancien DJ lui aussi et auteur dā€™un essai consacreĢ aĢ€ la reĢcupeĢration de la culture pirate par lā€™industrie leĢgale (The Pirateā€™s Dilemma – How Youth Culture Is Reinventing Capitalism, Free Press, 2008). Ā« Dans les anneĢes 1960, cā€™eĢtait le rock, ensuite il y a eu le reggae, la northern soul, le R&B… Avec le deuxieĢ€me summer of love des eighties, on a assisteĢ aĢ€ lā€™eĢmergence de lā€™acid house et dans les anneĢes 1990, aĢ€ lā€™explosion de la jungle, puis du UK Garage. Le premier point commun de tous ces styles, cā€™est que ce sont les radios pirates qui les ont fait vivre. Sans elles, ils ne seraient jamais devenus ce quā€™ils sont aujourdā€™hui. Et le second, cā€™est que ce sont des styles qui ont souvent eĢteĢ associeĢs aĢ€ la musique noire britannique et donc, peu appreĢcieĢs des autoriteĢs, au vu du racisme institutionnel qui a toujours eĢteĢ en vigueur au Royaume-Uni. Ā»

Vivons heureux, mixons cacheĢs

Dit autrement, pour permettre aĢ€ la sceĢ€ne dā€™exister, il fallait prendre des risques : Ā« Mais quand on fait quelque chose quā€™on aime vraiment, on ne reĢfleĢchit pas forceĢment aux conseĢquences, sourit Nicky Blackmarket. ApreĢ€s, eĢvidemment quā€™on avait peur de se faire attraper par les flics. Cependant, il faut savoir que cā€™est par amour pour ce genre de musique quā€™on sā€™est lanceĢ dans lā€™aventure. Dā€™ailleurs, cela nā€™avait rien de politique. On eĢtait juste une bande de potes, une famille meĢ‚me, qui voulait simplement passer des disques aĢ€ la radio. Et pour cela, on risquait dā€™aller en prison. Tout cĢ§a, il y a aĢ€ peine trente ans ! Cā€™est fou quand on y pense, non ? Ā» Effectivement, le Department of Trade and Industry (DTI) ne rigole absolument pas avec les pirates et la raison invoqueĢe est treĢ€s simple : les radios illeĢgales risqueraient de perturber les freĢquences de la police, de lā€™aviation ou encore des ambulances. Un peu exageĢreĢ ? Peut-eĢ‚tre. En tout cas, ni Matt, ni Nicky nā€™ont le souvenir dā€™avoir provoqueĢ de catastrophes en mixant des galettes. Le second aime en revanche se remeĢmorer la fois ouĢ€ il a causeĢ un embouteillage monstre en indiquant aux auditeurs de Friends FM la mauvaise branche de lā€™autoroute aĢ€ prendre pour rejoindre une rave : Ā« CĢ§a vous donne une ideĢe du pouvoir quā€™avaient les radios pirates aĢ€ lā€™eĢpoque, on faisait office dā€™eĢveĢnement Facebook et de Google Maps avant lā€™heure. Je me souviens que le patron de la station a deĢbarqueĢ dans le studio compleĢ€tement furax parce que les flics se demandaient pourquoi autant de voitures convergeaient aĢ€ cette heure-ci de la soireĢe, cĢ§a aurait pu nous retomber dessus. Heureusement, jā€™ai reĢussi aĢ€ corriger lā€™information aĢ€ temps et la soireĢe a bien eu lieu ! Ā» Si lā€™histoire preĢ‚te aĢ€ sourire apreĢ€s coup, Nicky Blackmarket preĢcise quā€™eĢ‚tre DJ pirate impliquait de vivre en permanence sur ses gardes. Ā« Pour faire simple, les antennes eĢtaient installeĢes sur le toit dā€™une tour dā€™immeuble et graĢ‚ce aĢ€ une technologie quā€™on appelle le micro-link, elles eĢtaient relieĢes aĢ€ distance aĢ€ lā€™eĢmetteur, lui-meĢ‚me installeĢ dans une safe house, situeĢe dans un autre immeuble. Ainsi, si le DTI deĢmontait lā€™antenne, on le savait directement, car on entendait tout dā€™un coup un bruit blanc dans le casque, ce qui voulait dire quā€™on avait perdu le signal. Ā» Dans ce cas, la reĢ€gle eĢtait simple : remballer ses affaires et fuir le plus vite possible. Enfin, sans se preĢcipiter non plus. LaĢ€ encore, Nicky se souvient sā€™eĢ‚tre payeĢ une belle frayeur : Ā« Cā€™eĢtait au deĢbut des anneĢes 1990. Jā€™eĢtais en pleine session et aĢ€ un moment, le signal a disparu. Dans ces cas-laĢ€, on savait ce quā€™il fallait faire : arracher les affiches des murs, rassembler ses disques, les ranger dans un sac, qui ne devait pas eĢ‚tre un sac aĢ€ vinyles pour eĢviter dā€™attirer lā€™attention, et quitter le studio. Sauf que jā€™eĢtais au vingtieĢ€me eĢtage de la tour. Alors que faire ? Prendre lā€™ascenseur ? Lā€™escalier ? Jā€™avais le cœur qui battait aĢ€ 100 aĢ€ lā€™heure et jā€™ai fini par choisir la deuxieĢ€me option. Ā» Pas de bol, au rez-de-chausseĢe, la police est laĢ€, preĢ‚te aĢ€ fouiller lā€™immeuble pour retrouver lā€™eĢmetteur. Ā« De nouveau, quā€™est-ce que je fais ? Est-ce que je cours, est-ce que je marche ? Jā€™ai choisi dā€™y aller discreĢ€tement, en priant pour quā€™ils ne mā€™appellent pas pour me poser des questions. Finalement, il ne sā€™est rien passeĢ. CĢ§a a dureĢ dix minutes, mais jā€™ai eu la frousse de ma vie. Et heureusement que jā€™eĢtais seul dans le studio ce jour-laĢ€, sans quoi je suis certain quā€™on se serait fait interroger. Ā»

De lā€™ombre aĢ€ la lumieĢ€re

Mais avec le temps, le mythe de la piraterie a fini par sā€™eĢtioler. Londonien pur jus, Matt Mason a profiteĢ de son cursus en eĢconomie aĢ€ lā€™universiteĢ de Bristol pour eĢduquer les oreilles locales au pheĢnomeĢ€ne UK Garage qui, peu avant lā€™an 2000, faisait battre le cœur de la capitale, ouĢ€ il a eĢgalement officieĢ sur les ondes de Ice FM et Mac FM. IlleĢgalement laĢ€ aussi. Sauf que lui jure nā€™avoir pas franchement craint de terminer en cabane. Ā« Il arrivait parfois que la police appelle le geĢrant de la station en pleine session et dise : ā€œEĢcoutez, on sait que vous eĢ‚tes actuellement en direct et on sait aussi que vous avez six autres eĢmetteurs dans diffeĢrents immeubles. On va vous choper, cette semaine ou ce week-end et saisir votre matos, donc sā€™il vous plaiĢ‚t, coupez le signal pendant deux-trois heures, histoire quā€™on donne lā€™impression de faire notre boulot.ā€ CĢ§a peut paraiĢ‚tre complaisant, mais beaucoup de flics ont aussi grandi en eĢcoutant les radios pirates ! CĢ§a nā€™a jamais eĢteĢ un pheĢnomeĢ€ne de niche, contrairement aĢ€ ce que lā€™on pourrait penser. AĢ€ lā€™eĢpoque de Radio Caroline(une station de rock des anneĢes 1960 eĢmettant depuis un bateau dans les eaux internationales et dont lā€™histoire a inspireĢ le film Good Morning England, ndr), 90 % des Britanniques eĢcoutaient les radios pirates. Moi jā€™eĢtais un gamin blanc de la classe moyenne et je nā€™ai jamais eu lā€™impression dā€™eĢ‚tre un thug parce que je mixais sur une freĢquence illeĢgale. Cā€™est juste quā€™il nā€™y avait pas moyen de faire autrement. Ā» Matt ajoute quā€™il eĢtait eĢgalement freĢquent que des labels lui envoient des 12ā€ directement dans sa boiĢ‚te aux lettres pour quā€™il les joue ensuite aĢ€ lā€™antenne. Une manieĢ€re de dire : Ā« On sait que vous existez et on a besoin de vous pour exister. Ā» Lā€™histoire se reĢpeĢ€te sans cesse : quand lā€™underground fonctionne trop bien, le mainstream a besoin de se tailler une part du gaĢ‚teau. Cā€™est ainsi que la jungle a connu un point de non-retour en 1994, lorsquā€™ont eĢteĢ produits les premiers documentaires sur cette sceĢ€ne encore meĢconnue du grand public, contribuant ainsi aĢ€ lui donner une visibiliteĢ sans preĢceĢdent et aĢ€ creĢer un schisme entre partisans de lā€™ombre et de la lumieĢ€re. Avant cela, deĢ€s la toute fin des anneĢes 1980, certaines stations (Kiss FM et Rinse FM en teĢ‚te) avaient choisi de cesser dā€™eĢmettre illeĢgalement en eĢchange dā€™une licence en bonne et due forme. Ā« Mais la majoriteĢ nā€™a pas suivi, rappelle Nicky Blackmarket. On savait que les chances dā€™obtenir une licence eĢtaient infimes, donc on preĢfeĢrait rester illeĢgaux. Ā» Au deĢbut des anneĢes 2000, la BBC elle-meĢ‚me a lanceĢ sa chaiĢ‚ne 1XTra pour surfer sur la vague UK Garage et anticiper celle du dubstep et du grime eĢmergents. Comme un clin dā€™Å“il aĢ€ sa consœur Radio One, fondeĢe en 1967 en reĢaction au succeĢ€s de Radio Caroline. Ā« MalgreĢ cĢ§a, les stations pirates continuaient dā€™exister parce que ce que lā€™on entendait sur les radios leĢgales ou dans Top Of The Pops repreĢsentait aĢ€ peine 1 % du son UK Garage, analyse Matt Mason. Le grand public pensait que le garage, cā€™eĢtait ce qui passait au Ministry Of Sound le vendredi soir, mais le vrai son, cā€™eĢtait celui de ces faces B bizarres joueĢes le lundi soir pendant les soireĢes FWD>>(Matt a cofondeĢ le magazine homonyme, ndr) et pousseĢes le reste de la semaine par les pirates. Cā€™eĢtait leur mission. Ā»

Ne pas regarder en arrieĢ€re

Depuis, un eĢleĢment perturbateur est venu tout chambouler : Internet. Avec leur deĢveloppement constant depuis la fin du XXe sieĢ€cle, les webradios se sont imposeĢes comme une alternative simple et accessible aĢ€ tous pour sortir de la clandestiniteĢ. Quitte aĢ€ perdre une partie du charme ? Ā« Je ne crois pas quā€™il faille le voir comme cela, analyse Nicky Blackmarket, qui mixe aujourdā€™hui une fois par mois sur la version contemporaine de Kool FM, rebaptiseĢe depuis Kool London. Cā€™est une eĢvolution naturelle et il ne faut pas rester figeĢ dans le passeĢ. En revanche, je trouve quā€™il est important que les jeunes sachent que sā€™ils eĢcoutent de la jungle et de la drumā€™nā€™bass aussi facilement aujourdā€™hui, cā€™est graĢ‚ce aĢ€ tout ce que les pirates ont fait dans les anneĢes 1990. Ā» Matt Mason temporise cependant : Ā« EĢvidemment, les webradios ont eu besoin dā€™un petit moment pour eĢ‚tre vues comme creĢdibles par les puristes. Parce que tout le charme des radios pirates justement, cā€™eĢtait dā€™eĢ‚tre illeĢgales. Cā€™eĢtait monter sur le toit dā€™un immeuble pour installer une antenne et se rendre au studio la boule au ventre en priant pour que la police nā€™ait pas fait une descente et se soit barreĢe avec lā€™eĢmetteur Ā», rejoue, un brin nostalgique, celui qui bosse deĢsormais pour une boiĢ‚te de NFT aux EĢtats-Unis. Ā« Quand je rentre chez ma meĢ€re aĢ€ Londres, je scanne la bande FM par curiositeĢ et je tombe encore sur lā€™une ou lā€™autre station pirate. Tant que la radio existera, cela ne disparaiĢ‚tra pas, parce que cela participe au besoin quā€™ont certaines personnes de vivre une expeĢrience communautaire, sans forceĢment chercher aĢ€ devenir le nouveau Rinse ou le nouveau Kiss. Ā» Mais aĢ€ le croire, le destin de cette belle ideĢe sera dā€™eĢ‚tre, un jour, deĢfinitivement rangeĢe au placard : Ā« Le DAB tend progressivement aĢ€ remplacer la FM et pour la jeune geĢneĢration, lā€™eĢducation musicale se fait avant tout sur son teĢleĢphone, conclut Matt. Mais quā€™est-ce quā€™on peut y faire ? Cā€™est comme cĢ§a. Nous, on avait la radio parce quā€™on nā€™avait rien dā€™autre. Ā»

ā

Retrouvez plus dā€™articles dans le Ā Tsugi 147 : Radio Activity, La folle histoire des radios musicales : des pirates aux webradiosĀ disponible maintenant en kiosque et Ć  la commande enĀ ligne.

Tsugi 147

Visited 522 times, 1 visit(s) today