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Channel Tres : “Si j’avais été célèbre à 20 ans, je ne serais plus en vie”

Orig­i­naire de Comp­ton près de Los Ange­les, Chan­nel Tres a passé sa vie à déjouer les pronos­tics. Alors que tout le des­ti­nait à embrass­er le rap, il a été hap­pé par la house, qu’il tri­t­ure bril­lam­ment sur son nou­v­el EP, Real Cul­tur­al Shit. L’occasion de par­ler de Kendrick Lamar, de weed et de violence.

 

Arti­cle issu du Tsu­gi 160 : Kid Francescoli et French 79, Mar­seille trop puis­sant 

 

Les murs sont blancs, les chais­es gris­es, la table noire. L’ambiance est tout bon­nement insipi­de. Au deux­ième étage d’un hôtel lamb­da du nord-est de Paris, à quelques enca­blures du Tra­ben­do où il s’est pro­duit la veille, Chan­nel Tres sem­ble accordé au décor. Les yeux per­dus dans l’écran de son smart­phone, il est avachi, et lorsqu’on se présente à lui, ça n’est pas un sourire qui élar­git son vis­age, mais un gigan­tesque bâille­ment. “Ça fait deux semaines que je joue presque tous les soirs, concède-t-il. Hier, j’étais fatigué, mais une fois sur scène, toute la ten­sion s’est envolée. C’était beau, la foule était en feu.” Demain, il sera à Ams­ter­dam. Serait‑il blasé, déjà lassé de par­courir l’Europe, lui, l’enfant de Comp­ton à peine trente­naire, qui a per­cé sur le tard grâce à une house sin­gulière fleu­rant bon la côte ouest améri­caine ? Con­traire­ment aux apparences du jour, la réponse est non. Il est épuisé, mais prêt à se livr­er et surtout heureux.

Tout va bien pour Chan­nel Tres, donc. Son nou­v­el EP, Real Cul­tur­al Shit, est auréolé d’excellents retours et cri­tiques. Sa tournée fonc­tionne, les salles sont pleines, sa notoriété grandit… “Si j’avais été célèbre à 20 ans, je crois que je ne serais plus en vie, assène-t-il soudain. C’est même une cer­ti­tude.” S’il est un homme aujourd’hui comblé, la vie ne lui a pas tou­jours fait de cadeau. Il l’évoque sans peine, sans fard, comme un passé qui ne passe pas, dont il est fier, mais dont il fal­lait égale­ment se détach­er, et vite. Sous peine d’y pass­er. Chan­nel Tres est né à Comp­ton, ville de la ban­lieue sud de Los Ange­les, coupe-gorge his­torique qui a enfan­té cer­tains des plus grands noms du rap améri­cains : Dr. Dre, Kendrick Lamar, The Game, YG, DJ Quik… Le gangs­ta rap y trou­ve son épi­cen­tre. “Des fan­tômes hantent ces rues, confie-t-il sur un ton grave. Plusieurs de mes amis sont morts, dont cer­tains dans une rixe quand j’avais 10 ans. Si un jour j’ai des enfants, je voudrais qu’ils gran­dis­sent ailleurs, que leur vie soit meilleure que la mienne.” Il n’a pas encore de descen­dance directe, mais a déjà démé­nagé à Los Ange­les même. Un “move” vital.

 

 

Ne jamais vieillir

Sans som­br­er dans le déter­min­isme de comp­toir, qu’un enfant de Comp­ton, noir, élevé par ses arrière-grands-parents et encadré par la vio­lence, ait pu tomber amoureux des sonorités house n’a stricte­ment rien de banal. Shel­don Young, de son vrai nom, l’avoue : il ne s’est jamais sen­ti à l’aise dans la cul­ture musi­cale hip‑hop, tou­jours en décalage. Par le skate, par les églis­es et leurs musi­ciens vir­tu­os­es, par des mem­bres de sa famille instru­men­tistes, il a élar­gi ses hori­zons pour­tant bouchés, au for­ceps, sans met­tre les pieds dans un club ou dans une rave. “Une fois que je suis entré dans le cir­cuit house music en tant qu’artiste, en tant que DJ, j’ai com­mencé à aller aux soirées. À Los Ange­les, il y a une forte cul­ture rave under­ground, j’ai embrassé tout cela. Les drogues, la vieille house de puristes, les soirées en appart jusqu’à 6 h du matin en écoutant de la musique… J’ai appris énor­mé­ment de choses comme cela. C’était cool, mais c’est fini. Je n’ai plus assez de temps pour pren­dre de la coke.” Fait rare, la phrase est ponc­tuée d’un éclat de rire. Mais trou­ve vite sa suite, moins drôle : “J’étais un putain de drogué, voilà.”

 

À Los Ange­les, il y a une forte cul­ture rave under­ground, j’ai embrassé tout cela.” Chan­nel Tres

 

La tise, la dope, la weed… Depuis un an, Chan­nel Tres a tout stop­pé ou presque. Un change­ment de mode de vie rad­i­cal qui aurait pu, cérébrale­ment, avoir une influ­ence par­faite­ment audi­ble sur sa musique. Mais non. Real Cul­tur­al Shit est dans la lignée bien­v­enue de ses précé­dentes sor­ties, dans cet aréopage de gen­res malaxés en toute détente, con­vo­quant ici la trap, là le dis­co, là-bas la soul. “Ma per­cep­tion de la musique n’a pas changé, mais mon approche de la musique est plus fun, précise-t-il. Parce que j’ai gran­di dans la vio­lence, la weed me per­me­t­tait de m’échapper du quo­ti­di­en. Mais mon corps ne suiv­ait plus. Aujourd’hui, j’ai besoin d’être investi dans ma vie, d’être con­scient. Je voy­age beau­coup, et c’est en soi une forme de défonce. Et puis, j’en avais ras‑le‑bol de débar­quer dans je ne sais quel pays et de devoir pass­er des heures à chercher de l’herbe. J’ai arrêté, d’abord pen­dant un mois. J’ai cru que j’allais devenir fou. Mais je vais beau­coup mieux désor­mais. Je suis dans le réel.” En exem­ple, et sur le ton de l’humour, il avoue vouloir être comme Lenny Kravitz, ne jamais vieillir.

 

Lieux d’acceptation

En France, et ailleurs dans le monde, le nom de Comp­ton char­rie la réal­ité du ter­rain, et évidem­ment les clichés. Le pub­lic sem­ble atten­dre de ses nat­ifs une cer­taine atti­tude, dans un mélange de fan­tasmes et de racisme à peine voilé. Il clar­i­fie : Je n’ai jamais fait par­tie d’un gang, je n’étais pas du genre à me bat­tre, je n’ai jamais eu quoi que ce soit de vio­lent en moi. Je sais que cer­tains s’attendent à ce que j’aie gran­di d’une cer­taine manière, à ce que je sois agres­sif. Je suis un mec très déten­du, sauf si tu me pouss­es vrai­ment trop loin. Ce qu’ils atten­dent de moi ? Je m’en fous com­plète­ment.” À Comp­ton, le rap s’est presque tou­jours nour­ri des musiques tierces via le sam­pling. Cet éclec­tisme, cette ouver­ture musi­cale pro­fondé­ment ancrée dans la cul­ture locale, sonne comme une autori­sa­tion à déton­ner. “Chaque gang­ster que je con­nais a un côté éclec­tique. Voilà pourquoi Comp­ton a mis au monde des artistes comme Steve Lacy ou Kendrick Lamar, qui vont au-delà de ce qu’on attend d’eux.” Ce dernier est, pour Chan­nel Tres, un men­tor qu’il n’a jamais ren­con­tré. Ses albums sont autant de bous­soles qui ont per­mis au jeune Shel­don Young de ne pas trop s’égarer.

 

 

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Mal­gré les nom­breuses teintes sonores dont il pare sa discogra­phie, il se con­sid­ère, fon­da­men­tale­ment, comme un artiste house en chérit les codes. Le 2 avril dernier, il posait devant le Berghain, après son set dans l’antre mythique berli­nois, vêtu d’un filet de pêche noir lais­sant entrevoir son torse nu. Les lieux les plus fameux des musiques élec­tron­iques lui ouvrent désor­mais leurs portes, chose impens­able pour lui il y a encore cinq ans. “Je me suis pro­duit dans le monde entier. C’est dingue parce que quand j’étais plus jeune, Detroit ou Chica­go me fai­saient lit­térale­ment rêver pour leur rôle his­torique dans l’évolution des musiques élec­tron­iques. J’ai joué deux fois pour le Nou­v­el An à Chica­go, c’était sold out, mag­nifique. L’amour que pro­cure ma musique là-bas me sur­prend tou­jours. J’ai réal­isé que je pou­vais faire de la house tout en étant moi-même, à ma manière. Je me vois comme un musi­cien de house, mais qui a la pos­si­bil­ité de jouer avec le genre. Je suis dif­férent, c’est cer­tain, mais je suis dif­férent partout, même dans le hip-hop.” En par­lant de rap, c’est sa ren­con­tre avec Maseo, mem­bre de De La Soul, qui l’a poussé à chercher cette alliance entre le respect de l’underground et celui du main­stream. Un tour­nant dans sa carrière.

 

Black as fuck”

Aux États-Unis, et notam­ment à Detroit, les musiques élec­tron­iques sont encore une affaire de Noirs. Un héritage pri­mor­dial, que Chan­nel Tres souhaite voir préservé, sans qu’il en fasse un com­bat de tous les instants. “J’ai joué au Move­ment Fes­ti­val. À Detroit, c’est du sérieux. J’y ai ren­con­tré Madlib, j’ai traîné avec Moody­mann, Carl Craig, Omar‑S… On était dans une soirée très under­ground avec de la tech­no et de la house qui pas­saient, avec unique­ment des Noirs dans la salle. Le fait de mon­tr­er mon vis­age sur les pochettes de mes EPs, de ne pas me cacher, c’est aus­si une façon de mon­tr­er cette his­toire. Je suis ‘black as fuck’.” On ne pen­sait pas abor­der le sujet de ces pop stars améri­caines qui, durant l’été 2022, se sont aven­turées dans des sonorités house avec des réus­sites très variables.

 

Mer­ci à Drake, mer­ci à Bey­on­cé. L’histoire noire de la house fait de nou­veau par­tie du débat main­stream grâce à eux.” Chan­nel Tres

 

La peur de faire comme tous les autres jour­nal­istes, cer­taine­ment. Mais il arrive tout de même sur la table, de lui‑même. “Mer­ci à Drake, mer­ci à Bey­on­cé, lance Chan­nel Tres. L’histoire noire de la house fait de nou­veau par­tie du débat main­stream grâce à eux. Le temps fait son tra­vail, tout se perd, tout est ‘lost in trans­la­tion’. Les gens vont encore l’oublier, mais il y aura tou­jours des artistes comme moi pour le leur rap­pel­er, et même des artistes encore plus jeunes qui savent d’où vient leur musique, que tout ne se lim­ite pas à l’EDM et que même ce genre vient de la house music, qui elle-même vient des Noirs.”

 

 

Shel­don Young est donc un nou­v­el homme. En s’insérant une bonne dose de plomb dans la cervelle, en assainis­sant sa vie, il sem­ble avoir trou­vé sa voie et sa lib­erté créa­tive. Celle, peut-être, que ses arrière‑grands‑parents ont ten­té de lui incul­quer en lui offrant à ses 16 ans le livre Out­liers : The Sto­ry Of Suc­cess, de Mal­colm Glad­well, qu’il relit régulière­ment. On y trou­ve cette phrase : Qui nous sommes et d’où nous venons ne peu­vent être séparés.” Chan­nel Tres ne veut pas retourn­er à Comp­ton, n’ira pas con­fron­ter ses fan­tômes. Il le dit : Revenir, ça serait revivre mon passé.” Mais il porte, fière­ment, en lui, cet endroit qui l’a sculp­té d’une forme autre, en oppo­si­tion. Et qui a fait de lui un musi­cien à part.

 

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