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12 juin 2023

Channel Tres : « Si j’avais été célèbre à 20 ans, je ne serais plus en vie »

par Brice Miclet

Originaire de Compton près de Los Angeles, Channel Tres a passé sa vie à déjouer les pronostics. Alors que tout le destinait à embrasser le rap, il a été happé par la house, qu’il triture brillamment sur son nouvel EP, Real Cultural Shit. L’occasion de parler de Kendrick Lamar, de weed et de violence.

 

Article issu du Tsugi 160 : Kid Francescoli et French 79, Marseille trop puissant 

 

Les murs sont blancs, les chaises grises, la table noire. L’ambiance est tout bonnement insipide. Au deuxième étage d’un hôtel lambda du nord-est de Paris, à quelques encablures du Trabendo où il s’est produit la veille, Channel Tres semble accordé au décor. Les yeux perdus dans l’écran de son smartphone, il est avachi, et lorsqu’on se présente à lui, ça n’est pas un sourire qui élargit son visage, mais un gigantesque bâillement. « Ça fait deux semaines que je joue presque tous les soirs, concède-t-il. Hier, j’étais fatigué, mais une fois sur scène, toute la tension s’est envolée. C’était beau, la foule était en feu. » Demain, il sera à Amsterdam. Serait‑il blasé, déjà lassé de parcourir l’Europe, lui, l’enfant de Compton à peine trentenaire, qui a percé sur le tard grâce à une house singulière fleurant bon la côte ouest américaine ? Contrairement aux apparences du jour, la réponse est non. Il est épuisé, mais prêt à se livrer et surtout heureux.

Tout va bien pour Channel Tres, donc. Son nouvel EP, Real Cultural Shit, est auréolé d’excellents retours et critiques. Sa tournée fonctionne, les salles sont pleines, sa notoriété grandit… « Si j’avais été célèbre à 20 ans, je crois que je ne serais plus en vie, assène-t-il soudain. C’est même une certitude. » S’il est un homme aujourd’hui comblé, la vie ne lui a pas toujours fait de cadeau. Il l’évoque sans peine, sans fard, comme un passé qui ne passe pas, dont il est fier, mais dont il fallait également se détacher, et vite. Sous peine d’y passer. Channel Tres est né à Compton, ville de la banlieue sud de Los Angeles, coupe-gorge historique qui a enfanté certains des plus grands noms du rap américains : Dr. Dre, Kendrick Lamar, The Game, YG, DJ Quik… Le gangsta rap y trouve son épicentre. « Des fantômes hantent ces rues, confie-t-il sur un ton grave. Plusieurs de mes amis sont morts, dont certains dans une rixe quand j’avais 10 ans. Si un jour j’ai des enfants, je voudrais qu’ils grandissent ailleurs, que leur vie soit meilleure que la mienne. » Il n’a pas encore de descendance directe, mais a déjà déménagé à Los Angeles même. Un « move » vital.

 

 

Ne jamais vieillir

Sans sombrer dans le déterminisme de comptoir, qu’un enfant de Compton, noir, élevé par ses arrière-grands-parents et encadré par la violence, ait pu tomber amoureux des sonorités house n’a strictement rien de banal. Sheldon Young, de son vrai nom, l’avoue : il ne s’est jamais senti à l’aise dans la culture musicale hip‑hop, toujours en décalage. Par le skate, par les églises et leurs musiciens virtuoses, par des membres de sa famille instrumentistes, il a élargi ses horizons pourtant bouchés, au forceps, sans mettre les pieds dans un club ou dans une rave. « Une fois que je suis entré dans le circuit house music en tant qu’artiste, en tant que DJ, j’ai commencé à aller aux soirées. À Los Angeles, il y a une forte culture rave underground, j’ai embrassé tout cela. Les drogues, la vieille house de puristes, les soirées en appart jusqu’à 6 h du matin en écoutant de la musique… J’ai appris énormément de choses comme cela. C’était cool, mais c’est fini. Je n’ai plus assez de temps pour prendre de la coke. » Fait rare, la phrase est ponctuée d’un éclat de rire. Mais trouve vite sa suite, moins drôle : « J’étais un putain de drogué, voilà. »

 

« À Los Angeles, il y a une forte culture rave underground, j’ai embrassé tout cela. » Channel Tres

 

La tise, la dope, la weed… Depuis un an, Channel Tres a tout stoppé ou presque. Un changement de mode de vie radical qui aurait pu, cérébralement, avoir une influence parfaitement audible sur sa musique. Mais non. Real Cultural Shit est dans la lignée bienvenue de ses précédentes sorties, dans cet aréopage de genres malaxés en toute détente, convoquant ici la trap, là le disco, là-bas la soul. « Ma perception de la musique n’a pas changé, mais mon approche de la musique est plus fun, précise-t-il. Parce que j’ai grandi dans la violence, la weed me permettait de m’échapper du quotidien. Mais mon corps ne suivait plus. Aujourd’hui, j’ai besoin d’être investi dans ma vie, d’être conscient. Je voyage beaucoup, et c’est en soi une forme de défonce. Et puis, j’en avais ras‑le‑bol de débarquer dans je ne sais quel pays et de devoir passer des heures à chercher de l’herbe. J’ai arrêté, d’abord pendant un mois. J’ai cru que j’allais devenir fou. Mais je vais beaucoup mieux désormais. Je suis dans le réel. » En exemple, et sur le ton de l’humour, il avoue vouloir être comme Lenny Kravitz, ne jamais vieillir.

 

Lieux d’acceptation

En France, et ailleurs dans le monde, le nom de Compton charrie la réalité du terrain, et évidemment les clichés. Le public semble attendre de ses natifs une certaine attitude, dans un mélange de fantasmes et de racisme à peine voilé. Il clarifie : « Je n’ai jamais fait partie d’un gang, je n’étais pas du genre à me battre, je n’ai jamais eu quoi que ce soit de violent en moi. Je sais que certains s’attendent à ce que j’aie grandi d’une certaine manière, à ce que je sois agressif. Je suis un mec très détendu, sauf si tu me pousses vraiment trop loin. Ce qu’ils attendent de moi ? Je m’en fous complètement. » À Compton, le rap s’est presque toujours nourri des musiques tierces via le sampling. Cet éclectisme, cette ouverture musicale profondément ancrée dans la culture locale, sonne comme une autorisation à détonner. « Chaque gangster que je connais a un côté éclectique. Voilà pourquoi Compton a mis au monde des artistes comme Steve Lacy ou Kendrick Lamar, qui vont au-delà de ce qu’on attend d’eux. » Ce dernier est, pour Channel Tres, un mentor qu’il n’a jamais rencontré. Ses albums sont autant de boussoles qui ont permis au jeune Sheldon Young de ne pas trop s’égarer.

 

 

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Malgré les nombreuses teintes sonores dont il pare sa discographie, il se considère, fondamentalement, comme un artiste house en chérit les codes. Le 2 avril dernier, il posait devant le Berghain, après son set dans l’antre mythique berlinois, vêtu d’un filet de pêche noir laissant entrevoir son torse nu. Les lieux les plus fameux des musiques électroniques lui ouvrent désormais leurs portes, chose impensable pour lui il y a encore cinq ans. « Je me suis produit dans le monde entier. C’est dingue parce que quand j’étais plus jeune, Detroit ou Chicago me faisaient littéralement rêver pour leur rôle historique dans l’évolution des musiques électroniques. J’ai joué deux fois pour le Nouvel An à Chicago, c’était sold out, magnifique. L’amour que procure ma musique là-bas me surprend toujours. J’ai réalisé que je pouvais faire de la house tout en étant moi-même, à ma manière. Je me vois comme un musicien de house, mais qui a la possibilité de jouer avec le genre. Je suis différent, c’est certain, mais je suis différent partout, même dans le hip-hop. » En parlant de rap, c’est sa rencontre avec Maseo, membre de De La Soul, qui l’a poussé à chercher cette alliance entre le respect de l’underground et celui du mainstream. Un tournant dans sa carrière.

 

« Black as fuck »

Aux États-Unis, et notamment à Detroit, les musiques électroniques sont encore une affaire de Noirs. Un héritage primordial, que Channel Tres souhaite voir préservé, sans qu’il en fasse un combat de tous les instants. « J’ai joué au Movement Festival. À Detroit, c’est du sérieux. J’y ai rencontré Madlib, j’ai traîné avec Moodymann, Carl Craig, Omar-S… On était dans une soirée très underground avec de la techno et de la house qui passaient, avec uniquement des Noirs dans la salle. Le fait de montrer mon visage sur les pochettes de mes EPs, de ne pas me cacher, c’est aussi une façon de montrer cette histoire. Je suis ‘black as fuck’. » On ne pensait pas aborder le sujet de ces pop stars américaines qui, durant l’été 2022, se sont aventurées dans des sonorités house avec des réussites très variables.

 

« Merci à Drake, merci à Beyoncé. L’histoire noire de la house fait de nouveau partie du débat mainstream grâce à eux. » Channel Tres

 

La peur de faire comme tous les autres journalistes, certainement. Mais il arrive tout de même sur la table, de lui‑même. « Merci à Drake, merci à Beyoncé, lance Channel Tres. L’histoire noire de la house fait de nouveau partie du débat mainstream grâce à eux. Le temps fait son travail, tout se perd, tout est ‘lost in translation’. Les gens vont encore l’oublier, mais il y aura toujours des artistes comme moi pour le leur rappeler, et même des artistes encore plus jeunes qui savent d’où vient leur musique, que tout ne se limite pas à l’EDM et que même ce genre vient de la house music, qui elle-même vient des Noirs. »

 

 

Sheldon Young est donc un nouvel homme. En s’insérant une bonne dose de plomb dans la cervelle, en assainissant sa vie, il semble avoir trouvé sa voie et sa liberté créative. Celle, peut-être, que ses arrière‑grands‑parents ont tenté de lui inculquer en lui offrant à ses 16 ans le livre Outliers : The Story Of Success, de Malcolm Gladwell, qu’il relit régulièrement. On y trouve cette phrase : « Qui nous sommes et d’où nous venons ne peuvent être séparés. » Channel Tres ne veut pas retourner à Compton, n’ira pas confronter ses fantômes. Il le dit : « Revenir, ça serait revivre mon passé. » Mais il porte, fièrement, en lui, cet endroit qui l’a sculpté d’une forme autre, en opposition. Et qui a fait de lui un musicien à part.

 

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