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Le Sucre (Lyon) © Noémie Lacote
29 décembre 2023

Comment se portent les clubs en France ?

par Tsugi

Suite de nos pérégrinations clubbing. Après Paris le mois dernier, Tsugi a pris la route à la rencontre des clubs électroniques de France.
Car chaque grande ville (ou presque) possède son établissement. S’ils sont différents (taille, publics, budget, situation géographique), ils partagent tous la même passion et veulent défendre la culture électronique. Tour d’horizon avec cinq clubs emblématiques : Slalom (Lille), 1988 Live Club (Rennes), Kalt (Strasbourg), iBoat (Bordeaux) et Le Sucre (Lyon).

 

Article rédigé par Olivier Pernot dans le Tsugi 166 : Irène Drésel, Que fleurisse la techno !

 

« Après la crise du Covid, le public est revenu immédiatement, se réjouit Pierre Zeimet, directeur artistique du Sucre à Lyon. Les gens voulaient se resociabiliser et les clubs ont eu un rôle important à jouer. » Ce que confirme Thomas Mahé, programmateur du 1988 Live Club à Rennes : « Dès que les clubs ont rouvert, cela a été la folie. » Après deux ans de crise sanitaire, de mars 2020 à février 2022, et une succession de fermetures et de réouvertures, de contraintes et de protocoles sanitaires à respecter, le secteur de la nuit a subi de lourdes pertes. Sur les 1 600 discothèques que comptait la France en 2020, près de 400 ont été contraintes de fermer, selon le Syndicat national des discothèques et des lieux de loisirs (SNDLL). Soit 25 % du secteur. Pour autant, les clubs électroniques ont résisté à la vague mortifère.

Le Covid a-t-il changé la donne des clubs en France ? Oui et non. Oui, car il y a pour beaucoup d’entre eux des dettes à éponger : les aides perçues pendant la crise sanitaire n’ont pas permis de combler tous les déficits engendrés par les fermetures (« Ce déficit peut parfois se chiffrer en plusieurs centaines de milliers d’euros pour certains lieux« , confesse François Bidou, directeur associé de l’iBoat à Bordeaux). Non, car la jeunesse noctambule a retrouvé très rapidement le chemin de ses dancefloors préférés. Il y a toujours une très forte demande de fêtes électroniques et les directeurs/programmateurs des clubs répondent avec dynamisme aux enjeux constants : se tenir au courant des nouvelles tendances musicales, reconquérir un public qui se renouvelle sans cesse (leurs soirées sont majoritairement fréquentées par les 18/25 ans), travailler encore plus pour que la nuit dans leurs établissements soit accueillante, safe et inclusive.

 

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iBoat (Bordeaux) © Milena Delorme

 

Le tissu des clubs électroniques en France est très hétérogène. Chaque établissement ayant des paramètres différents à gérer : capacité, public, budget, situation géographique en France et dans sa ville, etc. En dehors des cinq établissements consultés – Slalom (Lille), 1988 Live Club (Rennes), Kalt (Strasbourg), iBoat (Bordeaux), Le Sucre (Lyon) –, cette carte du clubbing s’enrichit d’incontournables comme Macadam et Warehouse (Nantes), Dieze (Montpellier), Baby Club (Marseille), La Suite (Brest), Ostra (Nancy), etc. Tous différents, mais partageant davantage qu’une passion pour la musique électronique sous toutes ses formes : ils doivent notamment s’adapter à un marché féroce des bookings des DJs et à une concurrence accrue des autres lieux. À commencer par celle des Scènes de musiques actuelles (Smac), un réseau labellisé par le ministère de la Culture, structuré et largement subventionné par l’État et les collectivités territoriales. La concurrence des soirées dans des warehouses est aussi forte, tout comme celles des open airs et des festivals, particulièrement dans le Sud. Chaque club, qui repose sur une économie privée, sans aucune subvention, fait alors preuve d’originalité, de débrouille, de connexions, de réseaux et d’amitiés pour établir une programmation qui va être son identité, son ADN… et son produit d’appel. Surtout ceux situés en périphérie des villes (« les clubs Uber« , comme les appelle Alex Pacotte, directeur artistique et associé de Slalom à Lille – anciennement Magazine Club, ouvert début 2023 –, parce qu’il faut commander un VTC pour s’y rendre).

 

Le règne du son dur

Côté programmation, certaines tendances musicales se dégagent ces derniers mois. « Le public a besoin de violence, d’un son très dur« , constate Alex Pacotte. « Depuis les soirées Possession à Paris, la grosse techno, ça marche de plus en plus« , analyse Thomas Mahé, qui complète : « Le public techno s’est durci. Il veut du boom boom. » Même son de cloche chez les autres clubs interrogés, qui déclinent la techno sous toutes ses esthétiques (techno, techno indus, hard techno). Certains programmant même du hardcore, et parfois du gabber ou du breakcore comme au Sucre. « Il faut s’entourer des bons partenaires pour réussir à toucher ces publics« , explique Pierre Zeimet. À l’inverse, la house est clairement en perte de vitesse. « C’est compliqué pour la house, résume Thomas Mahé, surtout la deep house et le garage. » Alex Pacotte, lui, est catégorique : « La house, ça ne marche pas du tout en ce moment ! » Le créneau du dark disco ou de l’italodisco, avec de jeunes figures comme Pablo Bozzi ou Kendal, trouve un nouveau souffle. Tandis que les autres genres phares, trance et drum’n’bass notamment, sont peu programmés, voire inexistants.

 

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Le Sucre (Lyon) © Gaetan Clement

 

Équation économique

Pour établir leur programmation, les clubs doivent résoudre une équation économique toujours complexe, et faire se correspondre leurs capacités d’accueil avec leurs budgets artistiques. « Avant le Covid, nous programmions davantage de headliners, explique François Bidou. Maintenant, un ou deux par mois, pas plus. Même si un headliner va attirer un public plus large. » Pour s’offrir ces têtes d’affiche, ils peuvent cependant compter sur leurs carnets d’adresses, leurs amitiés ou leurs réputations. « Les DJs ont une grosse sympathie pour l’iBoat, car ils y ont une proximité avec le public« , se réjouit François Bidou. Ils consentent donc à baisser leur cachet pour jouer dans la cale du bateau bordelais. Le Sucre, lui, a trouvé une alternative : faire jouer les headliners le dimanche soir, sur le créneau 18 h/minuit. « Ça leur rajoute une possibilité de date, en fin de week-end, et nous avons un avantage dans la négociation, même si cette case de la fête diurne du dimanche est de plus en plus souvent utilisée en Europe, explique Pierre Zeimet. Ce que nous faisons aussi le dimanche, c’est la gratuité de l’entrée avant 19 h : cela nous permet de faire venir de nouveaux publics. »

De son côté, le 1988 Live Club est coincé par sa capacité d’accueil : il compte trois salles avec des jauges quasi équivalentes, de 300/350 places. Avant le Covid, le club de Rennes invitait des têtes d’affiche comme Marcel Dettmann ou Ben Klock, mais le prix d’entrée, calculé en fonction du cachet de l’artiste, pouvait atteindre les 28 €. Ce que le 88 ne souhaite plus faire. Globalement, les clubs cèdent moins que par le passé aux demandes de gros cachets, et sont plus raisonnables sur les prix d’entrée. Ouvert uniquement le samedi, Kalt à Strasbourg a par exemple fixé son entrée à 15 €, peu importe l’affiche du soir, résolument techno (Dax J, Anetha, Rødhåd ou DJ Stingray 313 ont été accueillis récemment). « Le public vient pour l’identité du lieu, très berlinoise, avec une politique no photo« , raconte Gilles Willemann, coprogrammateur et DJ résident de cet ancien entrepôt réhabilité, qui a gardé son côté industriel.

 

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iBoat (Bordeaux) © DR

 

Travail avec des collectifs

Si un headliner va attirer du monde, il y a un risque à investir dans un cachet trop important. Aucun des programmateurs interrogés ne dépasse donc les 10 000 €/12 000 € pour une tête d’affiche. Pour construire leurs line-up, ils doivent ainsi suivre les tendances, identifier les DJs qui remplissent les salles, découvrir les nouveaux headliners, estimer ceux qui « montent » et ceux qui « descendent ». Avec toujours cette question : « Est-ce que ce DJ mérite ce prix-là ? » « Beaucoup de vieux DJs de la techno intéressent moins le public, confie Thomas Mahé. Sauf certains qui ont réussi à trouver un nouveau public comme Laurent Garnier, Étienne de Crécy ou Pedro Winter. Mais chez les jeunes DJs, les cachets peuvent rapidement s’enflammer. On a fait I Hate Models en 2018. Son cachet était à 800 €. Il est maintenant à 8 000 €… » Se tourner vers de gros headliners pour remplir n’est donc plus une priorité (même si le système des préventes, fort sur ce type d’artistes, peut rassurer les programmateurs).

Les clubs travaillent désormais plus facilement sur des « middle names » et de plus en plus avec des collectifs, des labels ou des festivals de leurs villes respectives. Une tendance forte. Les clubs profitent ainsi d’un dynamisme, d’un effet communautaire. « Les collectifs savent ramener leur public« , commente Thomas Mahé. « Chaque collectif a un public plus spécialisé, plus connaisseur, analyse François Bidou. Il y a parfois des risques à travailler sur ces scènes émergentes, mais à Bordeaux, les collectifs fonctionnent très bien et leurs communautés les suivent. » Autre tendance, une 039 ouverture vers le live. Slalom a même fait installer une scène spécialement. Le live est aussi un point fort, et depuis toujours, du Sucre ou de l’iBoat. Et les clubs qui ouvrent plusieurs soirs dans la semaine ou qui ont plusieurs salles peuvent étendre leurs programmations à des sonorités urbaines (hip‐hop/rap ou reggaeton à Slalom, hip‐hop ou baile funk au 1988 Live Club, etc.). « Cela nous permet d’attirer un nouveau public sur ces soirées.« , explique Alex Pacotte. À l’inverse, avec sa formule fixe (samedi, techno, 15 €), le Kalt a su trouver un public fidèle, fédéré autour d’une esthétique forte et d’un concept simple.

 

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Faire changer le regard

Si l’enthousiasme des directeurs/ programmateurs est fort, ils reconnaissent aussi que tenir un club n’est pas de tout repos. « Les clubs galèrent en province, il n’y a pas la même dynamique qu’à Paris où les touristes s’ajoutent au public habituel« , commente Alex Pacotte. « C’est la vie des clubs en province : on ne bénéficie pas d’un public régulier, rajoute François Bidou. À Bordeaux, ça manque d’émulation et de bars électroniques pour faire le before. » « C’est difficile de tenir un club, car il y a beaucoup de paramètres en jeu« , concède Thomas Mahé. Cela va de la programmation à l’accueil du public, de la comptabilité (avec une augmentation importante des coûts de l’énergie, de l’électricité notamment) à la gestion du personnel. « Il y a une difficulté en ce moment à trouver des agents de sécurité qualifiés, raconte Alex Pacotte. Certains ont arrêté le métier pendant la crise sanitaire. Et la sécurité d’un club, ce n’est pas une sécurité de gros bras. Il faut trouver des agents à l’écoute du public, des femmes, des queers, etc. » Les clubs doivent également maintenir de (bons) rapports avec la ville, la préfecture, la police. « Nous sommes parfois considérés par les autorités comme des lieux de vente de bières et d’alcool, pas comme des lieux culturels« , se désole Thomas Mahé. « Il y a toujours une stigmatisation des clubs électroniques, même si on essaie de faire changer le regard des autorités sur nous, réagit François Bidou. De toute façon, la musique électronique n’a jamais vraiment été acceptée culturellement en France, à l’inverse de l’Allemagne, du Royaume-Uni ou des Pays-Bas. Finalement, la Techno Parade, c’est l’arbre qui cache la forêt. »

L’initiative Club Culture, lancée pendant la crise sanitaire pour fédérer les clubs électroniques français, aurait pu permettre une meilleure prise en considération de leurs enjeux et besoins. Malheureusement, elle est aujourd’hui au point mort. « Ce n’est pas facile d’ouvrir un club en France« , concède Gilles Willemann du Kalt, un lieu qui existe depuis le printemps 2018. « Il faut s’armer de patience et de courage pour monter un projet. Il faut de l’argent, beaucoup d’autorisations et de la passion. » La passion, c’est bien ce qui unit ces clubs électroniques. « Il faut suivre constamment les envies des clubbers, améliorer leur accueil et celui des DJs, confesse Gilles Willemann. Que les conditions soient agréables pour tous, pour écouter de la musique et danser. » François Bidou de conclure : « Le clubbing aujourd’hui ? Je le sens bien, il y a toujours ce besoin de sortir, de découvrir de nouveaux sons, de faire la fête ! »

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