Comment The Chronic de Dr. Dre est devenu un monument sacré de la musique

28 ans après sa sor­tie, le pre­mier album de Dr. Dre est désor­mais disponible sur toutes les plate­formes de stream­ing. L’occasion de revenir sur la genèse et l’impact de l’un des dis­ques les plus impor­tants de la décen­nie 1990, toutes musiques confondues.

C’est cer­taine­ment l’une des intro­duc­tions d’album les plus célèbres du rap. « This is ded­i­cat­ed to the nig­gas that was down from day one. » Une porte de prison s’ouvre. « Wel­come to death row ». Bien­venu dans le couloir de la mort, bien­venu dans un disque clas­sique. The Chron­ic de Dr. Dre, sor­ti en décem­bre 1992, est encore aujourd’hui une pierre angu­laire du rap améri­cain. Par le change­ment musi­cal fort qu’il entre­prend, par son suc­cès, et par son impact.

Merci l’argent de la drogue !

Que les choses soient dites : l’histoire de The Chron­ic, c’est avant tout celle d’un son : le G‑funk. Dr. Dre l’a déjà dévelop­pé depuis quelques années, que ce soit à tra­vers son tra­vail avec le groupe Above The Law (même si son influ­ence sur leurs dis­ques est con­testée), ou avec sa pro­pre for­ma­tion précé­dente, N.W.A., qui l’a propul­sé, lui et sa bande de hom­mies de Comp­ton, comme porte-étendard du rap cal­i­fornien. Leur dernier album Niggaz4Life, était déjà un arché­type du sous-genre, mais avec The Chron­ic, tout devient plus con­cret encore, les effets de style sont ampli­fiés, la pat­te sonore défini­tive­ment affir­mée. C’est le fruit d’une réflex­ion et d’une évo­lu­tion musi­cale et entre­pre­neuri­ale longue, faite d’embûches et de sales histoires.

On ne refera pas l’histoire du label Death Row, que Dre monte en 1991 avec son asso­cié Suge Knight avec l’argent (1,5 mil­lions de dol­lars, paraît-il) de Michael Har­ris, trafi­quant de drogue de la côte ouest incar­céré depuis 1988 pour ten­ta­tive de meurtre et kid­nap­ping. Ce dont on peut se rap­pel­er, cela dit, c’est que lorsque Dr. Dre le fonde, il porte sur ses épaules le futur et les investisse­ments d’une cen­taine de per­son­nes. Au sein de cette struc­ture, il y a trois fac­tions prin­ci­pales : celle de Dr. Dre, d’abord, com­posée de musi­ciens fidèles comme Col­in Wolfe (qui s’occupera prin­ci­pale­ment des bass­es et des gui­tares) et d’ingénieurs du son. Celle de Suge Knight, faite d’amis d’enfance de ce dernier, pour beau­coup des durs à cuire. Le suc­cès n’est pas encore là, mais quand il arrivera, ce sont eux qui pren­dront le label en mains, au grand dame de Dr. Dre. Mais ça, c’est une autre histoire.

Et puis, celle de Snoop Dogg, le nou­veau poulain de Dre, qu’il a placé sur la carte du rap en com­met­tant avec lui le titre “Deep Cov­er” sur la bande orig­i­nale du film du même nom quelques mois plus tôt. Dans cette fac­tion, on retrou­ve Nate Dogg, War­ren G, Jew­ell, et d’autres crèves-la-faim qui squat­tent une piaule étroite en espérant percer un jour. Dans le livre Wel­come to Death Row : A Uncen­sored Oral Sto­ry Of Death Row Records, de Leigh Savidge, Jew­ell se sou­vient : « On n’avait pas d’argent pour sor­tir avec nos potes, alors on sor­tait juste entre nous. On était là à bouf­fer du poulet Pop­eye, et ce cinq jours par semaine. » Ils ont aus­si beau­coup, beau­coup de weed en stock pour tenir le coup.

« Transformer la merde en eau, et l’eau en or »

Artis­tique­ment, Dr. Dre décide de tout, et tout le monde le suit puisqu’il est une poule aux œufs d’or, un pro­duc­teur qui a déjà prou­vé qu’il pou­vait « trans­former la merde en eau, et l’eau en or », comme l’affirmait Snoop Dogg. Nate Dogg, lui, se sou­vient : « Quand Dre arrivait, c’est qu’il était l’heure de boss­er. Que du boulot, pas de blague. » Et juste­ment, Dre a une idée bien pré­cise de ce à quoi va ressem­bler son pre­mier album solo, et ce grâce au G‑funk qu’il a dévelop­pé. Un son hip-hop down­beat basé sur des lignes de bass­es élec­tron­iques graves, et sur des sam­ples de funk. D’ailleurs, revenons aux toutes pre­mières sec­on­des de l’album : après avoir intro­duit l’auditeur dans le couloir de la mort, Dr. Dre envoie la musique. En quelques instants, on com­prend de quoi il s’agit. Il y a là le sam­ple d’une bat­terie échan­til­lon­née des mil­liers de fois par les beat­mak­ers (celle d’Impeach The Pres­i­dent des Hon­ey Drip­pers, sor­ti en 1973), mais surtout une basse et une mélodie réal­isées au Moog, ce syn­thé­tiseur essen­tiel pour le G‑funk, qui sera longtemps l’instrument emblé­ma­tique du gangs­ta rap. Tout, ou presque, est là. C’est cette même recette sonore qui façon­nera le sin­gle de The Chron­ic, à savoir Nuthin’ But A ‘G’ Thang : bass­es omniprésentes et extrême­ment mélodiques, hooks de syn­thé­tiseurs… Et surtout une volée de sam­ples emprun­tées aux divers­es for­ma­tions de George Clin­ton. Au total, le pape du P‑funk est pom­pé sept fois (sur “Bitch­es Ain’t Shit”, “The Chron­ic”, “The Roach”, “Fuck Wit Dre Day”, ou encore “Let Me Ride”).

Si N.W.A. était certes un groupe comp­tant comme per­son­ne la vio­lence de Comp­ton et de la région de Los Ange­les, ses mem­bres pou­vaient aus­si tir­er l’alarme face aux injus­tices sociales. De façon très vir­u­lente, et en exp­ri­mant un besoin d’urgence. Sur The Chron­ic, les choses sont un peu dif­férentes. Alors certes, il y a bien des références aux émeutes liées à l’affaire Rod­ney King de mars 1992 sur des titres comme “The Day The Niggaz Took Over” ou “Lil’ Ghet­to Boy”. Mais avant tout, l’album racon­te cette bande de mecs arrivés au top de l’échelle sociale locale, pou­vant désor­mais entr­er dans n’importe quel club, se point­er dans un mag­a­sin et repar­tir avec le shop­ping offert (c’est exacte­ment ce qui se pas­sait), devenus les mecs les plus en vue de la ville, et de loin. Tout le monde voulait inté­gr­er Death Row, mal­gré le manque d’argent de cer­tains nou­veaux venus.

Du putain de marketing

Cet album, c’est celui de la réus­site exac­er­bée, un pro­duit pro­mo­tion­nel. Pour preuve, Dre n’a de cesse d’y van­ter les mérites de son nou­veau label. Sur l’introduction (« Death Row Records, creepin’ when you’re sleepin’ »), sur “Fuck Wit Dre Day” (« So won’t they let you know / That if you fuck wit Dre, nig­ga, you’re fuckin’ wit Death Row »), ou indi­recte­ment sur “Rat-Tat-Tat-Tat” (« It’s strange how I re-arrange and change the busi­ness by drop­pin’ shit like this »). Ça n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il place les nou­velles recrues de la mai­son de dis­ques en fea­tur­ing (comme il le fera pour Hit­man, Eminem ou encore Kurupt sur son sec­ond album, 2001), y com­pris Jew­ell, qui est alors l’une des rares chanteuses à venir inter­préter les refrains pour les rappeurs, chose qui ne se fai­sait que très peu à l’époque, et qui devien­dra plus tard une habi­tude. Ça n’est pas pour rien non plus que la pochette, shootée par Micheal Ben­abib, imite le logo des feuilles à rouler Zig-Zag. The Chron­ic, c’est du putain de marketing.

A sa sor­tie, l’album a un reten­tisse­ment incroy­able, et parvient à inon­der le pays entier avec un son résol­u­ment cal­i­fornien, faisant du G‑funk le stan­dard du moment pen­dant presque deux ans. Les douze pre­miers mois, il s’en vend deux mil­lions de copies. Il ouvri­ra les portes du suc­cès à de très nom­breux artistes, Snoop Dogg, War­ren G et Nate Dogg en pre­mier lieu, et per­me­t­tra à Death Row de devenir la rampe de lance­ment prin­ci­pale du pays, rapi­de­ment con­cur­rencée par l’écurie Bad Boy Records menée par Puff Dad­dy. Ça aus­si, c’est une autre his­toire, et une belle. 28 ans après sa sor­tie, The Chron­ic résonne encore comme l’un des dis­ques de rap améri­cain les plus indis­pens­ables, les plus aboutis et les plus lucrat­ifs de l’histoire, comme il l’est rap­pelé dans le doc­u­men­taire Hip-Hop Evo­lu­tion sur Net­flix, que com­mer­ciale­ment par­lant – même si la côte est est le berceau du rap – le rap cal­i­fornien écra­sait toute con­cur­rence. Sa mise en écoute sur les plate­formes de stream­ing est une occa­sion de plus de le prou­ver, si cela était encore nécessaire.


Extrait tiré du doc­u­men­taire The Defi­ant One sur HBO

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