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Concrete crew / ©Mathieu Zazzo pour Tsugi (2016)
5 juin 2020

Dehors Brut, Concrete, Weather Festival… L’histoire racontée par ceux qui l’ont faite

par Patrice BARDOT

« Après 9 ans d’aventures incroyables et de combats acharnés pour défendre et mettre en avant notre culture et notre musique, notre société met la clé sous la porte, entraînant donc avec elle la fermeture définitive de Dehors Brut. » C’était le début du message posté hier sur la page Facebook du petit frère de Concrete, appartenant à la société-mère Surprize actuellement en liquidation judiciaire (Weather Festival, Twsted, Hors-Série…). Une triste occasion pour ressortir de nos tiroirs une grande rencontre d’avec l’équipe de l’époque, à l’hiver 2016, lorsque Concrete régnait sur les nuits techno, que Dehors Brut n’avait aucune raison d’être, que Renaud Gay était encore parmi nous et que la crise du Covid-19 était inimaginable. Ensemble, nous revenions déjà sur l’histoire d’un collectif qui aura marqué la France nocturne des années 2010.

Article extrait du hors-série 14 de Tsugi (hiver 2016)

©Mathieu Zazzo pour Tsugi (2016)

Surprize Parties

Concrete, Weather, Hors série, autant d’événements qui ces cinq dernières années ont bouleversé la nuit parisienne. Rencontre avec les activistes de l’agence Surprize, à l’origine de ces succès.

Une barge au bord de Seine, en plein centre de Paris. Un cadre unique au monde qui a vu sur son dancefloor exploser la scène la plus excitante de ces dernières années. Celle qui a mis à l’honneur de nouvelles têtes françaises ou étrangères (MCDE, Rødhåd, Ben Vedren, S3A) ou qui a su remettre en mémoire les pionniers oubliés (Luke Slater, Robert Hood, Lil’ Louis). Logique donc de retrouver sur les lieux de ce que l’on appelle désormais « la » Concrete, et sans laquelle le Weather Festival n’aurait jamais existé, les cerveaux de la team Surprize pour tirer le bilan de cinq années, qui les a vus régner sur la techno et la house parisienne. En toute modestie.

Vous venez de fêter les cinq ans de Concrete, on fêtera les cinq ans de Weather l’année prochaine, c’est un accomplissement ou bien est-ce juste une étape ?

Aurélien Dubois (président) : C’est un accomplissement dans l’étape! (rires) Du freestyle un peu contrôlé. Mais au départ, on n’avait pas prévu de plan de développement à part entière et on est toujours en perpétuelle remise en question sur ce que l’on fait.
Brice Coudert (directeur artistique) : Tout ce projet, c’était quand même notre rêve au départ, mais je pense que l’on n’imaginait pas aller aussi loin aussi vite.
Pete Vincent (party manager) : Un peu des deux, mais c’est surtout une passion parce qu’il faut être un peu fou pour faire tout ça.

Brice, tu dis souvent que vous vous êtes développé trop vite…

Brice : Depuis cinq ans, on n’a pas sorti la tête de l’eau, parce que l’on est passionné et on est incapable de dire non à un projet. Comme lorsque l’on trouve un lieu comme le Paris Event Center (où se déroule le Weather Winter, ndr). Ce n’était peut-être pas le moment de créer un nouvel événement, mais c’était très excitant.
Aurélien : Et on reste très attaché à ce qu’étaient les soirées techno à l’origine, c’est-à-dire des événements qui se passaient chaque fois dans des lieux différents.
Renaud Gay (responsable de la production artistique) : Notre originalité, c’est de vouloir lancer des nouveaux projets tout en pérennisant Concrete, qui se déroule toutes les semaines.
Aurélien : Sur Concrete, il y a une volonté constante d’amélioration. Que ce soit vis-à-vis des artistes, pour qu’ils puissent avoir une expression artistique plus aboutie, et vis-à-vis du public au niveau de l’accueil et du confort.

« On n’imaginait pas aller aussi loin aussi vite. »

Est-ce que vous avez été surpris du succès des premières fêtes Concrete, orientées techno house, alors qu’à l’époque à Paris le son en vogue était plus celui de la french touch 2.0 ?

Brice : Pour moi, c’était évident que c’était le son que les gens voulaient, puisque quand tu allais à l’étranger, il y avait plein de Français qui venaient écouter ces sons-là, joués par des artistes que l’on ne voyait pas à Paris. Mais je crois aussi que la mort de DJ Mehdi a marqué la fin de cette période french touch. Au même moment, il y a eu aussi la grosse hype autour de Berlin, du Berghain avec Ben Klock et Marcel Dettmann, qui ont commencé à être des pop stars.
Renaud : Toutes les musiques que l’on entend à Concrete – la techno, la house, la minimale – reviennent aux sources de ce qu’est la musique électronique. C’est-à-dire une musique répétitive où l’on a le temps de construire les choses, avec des DJs qui jouent très longtemps. Avant Concrete, on ne voyait plus du tout ça. La french touch 2.0, c’était de la musique immédiate avec des tubes, la musique électronique était devenue une musique de singles.

©Mathieu Zazzo pour Tsugi (2016)

Avez-vous l’impression d’avoir été à l’origine d’une scène ou bien est-ce que vous l’avez juste accompagnée ?

Brice : Elle aurait peut-être grandi différemment si l’on n’était pas intervenu. Si ça se trouve, les stars à Paris n’auraient pas été Ben Klock ou Lil’ Louis, mais Skrillex ! (rires) Si l’EDM n’a pas réussi à se développer à Paris, c’est peut-être parce que nous, et d’autres orgas, avons proposé un autre style de musique et c’est ce qui l’a emporté.
Pete : Je trouve que Paris a toujours eu la vibe techno ou house, mais elle a été en quelque sorte cachée pendant un certain temps, je pense qu’on a été l’étincelle sur un feu qui était juste en veille.

C’était important pour vous de remettre aussi sur le devant de la scène des pionniers dont quasiment plus personne ne voulait ?

Brice : En 2011, quand on est arrivé, on est parti de zéro et on s’est dit qu’on était là pour éduquer les gens, donc on allait le faire avec des jeunes artistes, mais aussi avec des pionniers qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de voir. Pendant dix ans, Robert Hood venait juste une fois par an au Rex Club, et Derrick May, lui, jouait au Djoon devant 300 personnes. La première fois que j’ai fait venir Robert Hood, la majorité du public ne l’avait jamais vu. La première fois que DJ Deep a joué, des jeunes venaient me voir et me demandaient de quel pays il était ?

« Si l’EDM n’a pas réussi à se développer à Paris, c’est peut-être parce que nous, et d’autres orgas, avons proposé un autre style de musique et c’est ce qui l’a emporté. »

Vous dites souvent que votre public est très éduqué musicalement, mais on a quand même l’impression que sa motivation première, c’est la teuf plus que la musique…

Brice : Oui, il est là pour faire la teuf, mais il n’empêche qu’il est aussi plus éduqué musicalement qu’il y a cinq ans. On le voit avec ce qu’il se passe sur les groupes Facebook Weather Festival Music, Chineurs de house ou Chineurs de techno. Il y a quand même des petits gars de 18, 20 ans qui ont une meilleure culture que moi au même âge. On peut aussi dire que le public est moins éduqué à la fête, bordélique, très difficile à tenir, râleur sur les réseaux sociaux…

Le fameux reproche « Concrete : c’était mieux avant », vous le comprenez ?

Pete : C’est typiquement humain de se remémorer le passé et se dire: « Ah, le bon vieux temps ! »
Renaud : Au bout de six mois de Concrete, les gens disaient déjà que c’était mieux avant ! Quand on fait l’anniversaire de nos cinq ans, on a vu sur Facebook des gens qui postaient de photos de Concrete du début en disant: « Ah, c’était la bonne époque. » Mais c’était il y a à peine cinq ans !
Jonathan Malaisé (directeur des espaces scéniques) : Quand on a commencé à organiser nos premières raves avec Aurélien, on nous disait déjà que c’était fini les raves, c’était mieux avant ! Alors pour en avoir vécu beaucoup, je sais que ce ne sont pas forcément les premières Concrete qui ont été les meilleures. Aujourd’hui, il y a des gros dimanches qui sont vraiment très spéciaux. Mais ça fait toujours bien de dire que c’était mieux avant et que l’on était là avant tout le monde. Et ils oublient quand même qu’il n’y avait pas la qualité de son qu’il y a aujourd’hui, ni le même confort dans l’accueil du public.

 

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Est-ce que l’on peut imaginer qu’un jour comme à Nuits Sonores à Lyon, on pourra voir à Weather aussi bien Jamie XX ou Caribou que Unforseen Alliance ou François X ?

Brice : Jamie XX, Caribou, ce n’est pas non plus le grand écart. C’est juste une question de logistique, parce que ce n’est pas évident d’avoir des gros lives au milieu de DJs. Mais musicalement, programmer des artistes plus pop, ce n’est pas dans notre ADN et je ne pense pas que les gens nous feraient confiance. Si on commence à faire du Rihanna on va nous envoyer des tomates. (rires) On suivra la musique électronique là où elle sera la plus intéressante, mais on ne se forcera pas à élargir le spectre juste pour l’élargir.
Renaud : On a envie de rester ce que nous sommes, Weather ne va pas devenir demain un festival pop.

©Mathieu Zazzo pour Tsugi (2016)

C’est possible de faire un Weather sans Nina Kraviz, Marcel Dettmann ou Ben Klock ?

Brice : Ben Klock c’est quand même un des meilleurs DJs au monde. C’est la référence. Si j’entendais un jeune mec qui mixait comme lui, je le bookerais sûrement et ça me coûterait moins cher. (rires) Nous ne sommes pas dans une culture pop où des agences de pub vont nous sortir des nouvelles stars tous les ans. On est dans une musique où il y a des pionniers qui sont toujours là, et on ne parle pas de gens qui sortent des albums, mais de DJs. Des gens qui ont un savoir-faire : s’ils étaient bons il y a trois ans, ils le sont encore aujourd’hui.
Renaud : La musique n’est pas la même. Dans la pop, un groupe va rejouer ses classiques ad vitam æternam, mais le set de Ben Klock cette année n’avait rien à voir avec celui d’il y a trois ans par exemple. Weather, c’est un équilibre entre les repères artistiques que tu cites, car pour le public, il faut des grands noms et puis des choses beaucoup plus originales et des créations.
Aurélien : La force de Weather, ce sont les projets spéciaux que propose Brice. Par exemple Robert Hood qui fait un set hip-hop, ou programmer des associations d’artistes que l’on ne voit pas ailleurs. On programme peut-être des artistes qui tournent beaucoup, mais ils font des choses uniques pour nous.
Brice : En parlant avec des artistes comme MCDE et DVS1, la première chose qu’ils m’ont dit c’est: « Quand on vient ici, on est comme à la maison, on vous connaît, on connaît le public, on est à l’aise et on a envie de faire de belles choses. » C’est ce que j’ai ressenti cette année au Weather, où tous les artistes avaient envie de se donner à fond, pour nous et pour le public.
Aurélien : Les artistes font partie de l’équipe, certains nous accompagnent depuis le début, ils ont suivi notre évolution, et ils savent que l’on continue à mettre en application les mêmes valeurs que l’on avait au départ. C’est pour ça qu’ils sont souvent beaucoup plus à l’aise de venir jouer pour nous que pour quelqu’un d’autre.
Pete : Oui, je crois que les artistes qui viennent chez nous repartent plus que satisfaits, parce qu’ils se sont sentis libres de jouer ce qui leur plaisait.

On a l’impression que les pouvoirs publics sont plutôt bienveillants à votre égard, c’est quoi votre secret ?

Aurélien : Je ne dirais pas qu’il y a une bienveillance. On respecte juste les règles. Cela nous coûte beaucoup financièrement et humainement, notamment au niveau des retours du public. Comme lorsque l’on se contraint à diffuser à 105 dB en festival en extérieur alors que l’on peut en faire péter 130. J’ai Brice et Jonathan qui viennent me demander toute la nuit de mettre plus fort. Même moi je suis dégoûté de ne pas le faire, mais il y a des règles. On fait aussi très attention en matière de sécurité. Sur la barge, personne n’est tombé à l’eau en cinq ans, on n’a pas eu une seule personne hospitalisée avec pronostic vital engagé, alors que nous recevons 500000 personnes à l’année sur toutes nos activités.
Jonathan : Même quand nous faisions des soirées à la Sira à Asnières, dès le début on a fait des aménagements parce que nous ne voulions pas risquer de tuer notre public. Car s’il y a un incident grave, tu peux non seulement y laisser ton projet, mais c’est aussi toute la scène qui peut disparaître.
Aurélien : Depuis cinq ans, on sort de la diabolisation. Au niveau pouvoirs publics, ils peuvent dire qu’ils ont la possibilité de travailler avec des gens sérieux. Ce serait dommage parce que l’on a trop d’enthousiasme d’oublier de prendre telle ou telle mesure pour qu’il n’y ait pas de difficultés. On s’autocensure sur beaucoup de choses, c’est aussi ce qui fera notre longévité.

« Depuis cinq ans, on sort de la diabolisation. […] On s’autocensure sur beaucoup de choses, c’est aussi ce qui fera notre longévité. »

©Mathieu Zazzo pour Tsugi (2016)

Aujourd’hui avec la multiplication des événements, des collectifs, la concurrence semble de plus en plus dure entre organisateurs…

Pete : Aujourd’hui je suis vraiment content de lire les listes d’événements parisiens et de voir que le public a le choix d’écouter une grande variété de musique.
Brice : Ça crée une énergie. Si les gens venaient chez nous tous les week-ends, à un moment donné, ils se lasseraient et ne sortiraient plus. Toute cette effervescence leur permet d’aller de lieux en lieux et de créer de nouvelles envies. Maintenant sur la dernière année, en raison de la concurrence, on a battu des records au niveau des cachets. C’est devenu un vrai problème.
Aurélien : Au point que cela devient difficile de rentabiliser une soirée, on touche aux limites de l’exercice. Quand tu ouvres ton club, tu sais que tu es déficitaire, donc comment tu peux continuer à ouvrir ?
Renaud : Paris est devenu une poule aux œufs d’or pour certains DJs, alors qu’avant, c’était la misère. Mais on a atteint le plafond de ce qu’on peut leur donner. L’espace de Concrete est optimisé et l’on ne peut pas pousser les murs.
Brice : Il ne faut pas oublier que le club est gratuit jusqu’à minuit et qu’il n’est pas rempli de tables pour vendre des bouteilles.
Aurélien : Nous n’avons pas envie d’avoir une sélection à la porte où ne rentreraient que des gens qui sont blindés. Nous, on reçoit les gens qui aiment la musique, qui viennent pour danser et passer un bon moment. On ne veut pas entrer dans un modèle où on ferait ce que l’on critique.

Le récent rapport de la Sacem sur les musiques électroniques soulignait la fragilité économique des acteurs du milieu…

Aurélien : Nous sommes une jeune entreprise, on cherche encore un modèle économique qui puisse fonctionner sans que l’on ait besoin d’aller d’événements en événements pour payer nos factures. On a mis Concrete aux normes et on est arrivé à un équilibre financier, mais nous n’avons pas encore atteint l’aboutissement de ce que l’on voudrait faire. Sur Weather, nous avons seulement 3% de subvention, alors que c’est pourtant le festival des musiques électroniques de Paris, donc on le finance via le travail que l’on fait au quotidien sur Concrete. C’est important de dire que nous sommes nos propres mécènes et c’est certain que si l’on n’avait pas développé Weather, on aurait pu s’acheter des appart’ et des bagnoles ! (rires), Mais c’est ce qui constitue notre identité, on a tellement foi en la musique électronique que l’on fait quelque chose qui n’a jamais été fait auparavant.
Jonathan : Organiser Concrete sur la barge, c’est quelque chose qui nous a coûté très cher en cinq ans. C’est un établissement flottant, avec beaucoup de travaux de maintenance. Si on avait un lieu avec quatre murs en sous-sol, on aurait gagné plus d’argent.

« C’est certain que si l’on n’avait pas développé Weather, on aurait pu s’acheter des appart’ et des bagnoles ! (rires) »

Vous avez songé à partir de la barge ?

Brice : Concrete c’est ici, et c’est notre base. C’est dans cet endroit que l’on a changé les choses. C’est un symbole à l’étranger. Les artistes y sont attachés parce qu’ils n’ont pas l’impression de jouer dans un lieu interchangeable.

S’il n’y avait qu’un seul moment à retenir de ces cinq ans ?

Brice : Le premier Weather à Montreuil où on s’est retrouvé avec 16000 personnes dans le Palais des Congrès. On ne s’attendait pas à autant de gens. On s’est rendu compte que le rêve que l’on avait de construire une scène à Paris avec un public était en train de se réaliser.
Jonathan : J’ai de gros souvenirs de la Sira à Asnières quand on y a délocalisé Concrete. Cela faisait longtemps que l’on n’y était pas allé.
Pete : L’anniversaire de nos cinq ans, où il y avait tout le staff et tous nos résidents au même endroit, c’était juste magique. Le gâteau en parpaing, les énormes plateaux de shots pour notre public. Mais quelle ambiance!
Renaud : Je les ai rejoints plus tard, donc j’ai moins de souvenirs ponctuels, mais je retiens la diversité d’une programmation artistique très forte pendant le Weather au bois de Vincennes en 2015, avec par exemple Derrick May avec l’Orchestre Lamoureux.
Aurélien : Je me rappelle du dernier morceau un peu trance que Nina Kraviz a joué à Vincennes en 2015. On était en train de démonter, je suis sorti comme un fou de la caravane où je bossais pour aller en plein milieu du dancefloor, j’avais la chair de poule. C’était le lever de soleil. Deux minutes avant, je gueulais parce qu’il fallait couper, et là j’ai dit : « Allez on va continuer ! » Alors que tu avais des CRS qui attendaient que l’on dépasse l’heure fatidique pour intervenir! Tout peut très vite basculer…

Crédit : Mathieu Zozza pour Tsugi (2016)

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