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Denise Johnson sur scène avec A Certain Ratio / ©Pete Smith
28 juillet 2020

Denise Johnson, la voix soul de Primal Scream ou A Certain Ratio s’est éteinte

par Alix Odorico

La nouvelle est tombée hier, Denise Johnson s’est éteinte hier à l’âge de 56 ans.

Celle qui a chanté avec A Certain Ratio ou Primal Scream (sur Screamadelica) avait préparé son premier album solo, il devait sortir le 25 septembre prochain. La nouvelle a été confirmée sur les réseaux par Rowetta, son amie et chanteuse d’Happy Mondays. C’est toute la scène new wave et post-rock qui est en deuil, en témoigne de nombreux messages de soutien : « C’était une belle personne avec énormément de talent. Sa voix a embelli quelques-uns de nos albums et de nos concerts » écrit New Order. « Passez du temps à écouter sa merveilleuse voix, à vous souvenir de sa nature aimante et de son contagieux sens de l’humour », a annoncé A Certain Ratio, avant de poursuivre : « Elle est irremplaçable en tant que personne et artiste, le groupe est dévasté par cette nouvelle. Son sens de l’humour contagieux, la beauté et la passion éclatante qu’elle a apportée à notre musique ainsi qu’à nos vies nous manqueront ». À cette occasion, on replonge avec vous dans le numéro 117 du magazine, où Tsugi s’était fait une place dans le van des membres de A Certain Ratio, alors en pleine tournée, en 2018.

Le Tsugi 117 est toujours disponible à l’achat en ligne.

 

Sur la route avec A Certain Ratio

Des infos puisées et vécues dans le quotidien d’un groupe en tournée, c’est une chouette faveur qu’il fait bon raconter, surtout quand le groupe en question, pionnier d’un son électro-punk-funk qui a influencé des générations, est aussi cool qu’A Certain Ratio. Bienvenue dans le van de légendes mancuniennes, qui font groover les vents contraires depuis 40 ans.

Photos et textes par Stéphanie Lopez

L’automne 2018 ? Un cap pour A Certain Ratio, qui s’apprête à fêter ses 40 ans en se payant une tournée européenne, un retour en studio après un break discographique de dix ans, plus une compilation, acr:set, qui vient de sortir chez Mute. Si le set en question n’est autre que la setlist de leurs concerts, la compile contient deux nouveaux titres, dont “ Dirty Boy ”, qui sonne comme le hit surprise de leur répertoire.  » On n’a jamais cherché à faire de tube, reconnaît Jez Kerr, chanteur et bassiste, mais c’est toujours une bonne chose de faire ce à quoi on ne s’attend pas. Les labels les plus indépendants, comme Mute et Factory, nous ont justement signés pour ça. ” Il faut dire que ACR a toujours défendu une certaine “fuck off” attitude face aux standards de l’industrie musicale, ainsi qu’une tendance aux oxymores (punk torride ou funk glacial, c’est selon), que les paroles de “ Dirty Boy ” soulignent en détournant une fameuse maxime d’Anthony Wilson, cofondateur du label Factory : “ This is ACR, we do things differently here. ” Tony Wilson (qu’on entend d’ailleurs en featuring posthume sur l’intro) avait repéré la bande initialement  formée par Jez Kerr et Martin Moscrop dès les débuts de Factory, en 1978. Il les signa sans traîner, et fut leur manager inconditionnel jusqu’en 1985. Même si les Ratio ont ensuite frayé avec Soul Jazz, la major A&M (Universal) et Robs Records, le label de Rob Gretton, manager de New Order, avant de migrer chez Mute en 2017, ACR est sans doute le groupe qui a le mieux perpétué l’esprit punk-avec-une-longueur-dance- d’avance initié par Factory. La connexion entre Jez et Tony Wilson était d’ailleurs si forte que le bassiste-chanteur pense qu’il veille toujours sur lui, et qu’il continue à le guider “ depuis l’au-delà de l’after-party « 

Norman Bates dans un club de jazz

Faire les choses différemment, marier les contraires… Chez ACR, cela veut dire cultiver une élégance de films noirs, tout en ayant un don unique pour composer avec les couleurs du groove le plus métissé – l’image de Norman Bates jouant dans un club de jazz. Cela signifie aussi se faire suffisamment rare pour entretenir un certain mystère, et tenir leur public en haleine. Et, pour ce qui est de la promo, cela veut dire ne quasiment jamais donner d’interviews, mais accepter d’embarquer une journaliste sur l’actuelle tournée.Voilà donc comment on se retrouve avec une place dans leur van, loin des sentiers battus de la promo formatée, direction Portmeirion, au Pays de Galles, pour l’ultime édition du Festival N°6. ACR étant programmé à 17 heures, nous quittons Manchester à 10 heures du matin, conduits par Pete, le chauffeur-technicien, pour trois heures de route jusqu’au petit port qui a servi de décor à la série Le Prisonnier.

Jez monte devant afin de pouvoir étendre ses jambes ; depuis un an il souffre de sciatique, au point de devoir utiliser une chaise pendant les concerts, et ne plus supporter la position verticale qu’à coups de dose de cheval d’antalgiques. On s’assied à l’arrière  entre Donald Johnson, le batteur, et Denise Johnson, en demandant s’il y a un lien de parenté, mais non. Denise décrit plus volontiers le lien qui unit les six Ratios comme celui d’une “famille dysfonctionnelle”. Elle est pour sa part la caution solaire d’ACR. Une diva différente, sans chichis, qui leur prête sa voix soul depuis 28 ans, et qui s’invite aussi chez Primal Scream et New Order. Ceux qui croisent sa route et son sourire généreux la qualifient systématiquement de “ légende ”, mais Denise ne semble pas prendre tout ça trop au sérieux. Il n’y a guère que le rhum Wray & Nephew qui lui monte à la tête – même si, pour l’heure, on boit du café en savourant la vue sur les collines de Snowdonia. L’ambiance dans le van est calme et posée. Tony Quigley, le saxophoniste, finit sa nuit en toute discrétion. Diane, l’ingé son de haute-fidélité depuis 40 ans (également en charge des potards chez The Charlatans), lit The Silent Companions, ce qui résume assez bien l’ambiance du voyage. Jez fait le DJ en sourdine sur son iPad: Kraftwerk, Bowie, Brian Eno, Nico et les groupes avec lesquels ACR traînait pendant sa période 80’s new-yorkaise (Tom Tom Club, Tuxedomoon…) sont au cœur de ses playlists, comme ils sont gravés dans sa vie.Assis face à nous, Matt Steele, le nouveau claviériste, remplit des portées sur un cahier de musique. Depuis son premier live avec ACR en mai dernier, sa présence ne cesse d’amplifier la dimen-sion psychédélique des concerts. Jez est le premier à se réjouir de ce synth-man si apte à canaliser l’ailleurs dans ses claviers: “L’apport de Matt me permet d’essayer des trucs à la basse que je n’aurais jamais pu faire avant. C’est un plus considérable en termes d’espace et de créativité. » 

 

N°6 + 60 YEARS

Une courte pause pour récupérer des badges dans un champ voi-sin de l’estuaire de Portmeirion, et le van suit les balises “N°6” qui nous amènent derrière la scène du Grand Pavillon. Pete distribue des tickets repas pour aller déjeuner parmi les camions-snacks du site, tandis que le staff de N°6 charge le van de munitions liquides: packs de bières, rhum, vodka… Le confort en festival n’ayant rien à voir avec celui d’une salle de concert, les loges sont assez rudi-mentaires: de simples préfabriqués posés derrière la scène cha-piteau, à partager chacun son tour dans l’ordre du line-up. ACR joue entreAmen Dunes et GoGo Penguin.

Le temps d’un tour sur la scène DJ, idéalement perchée en terrasse de ce port aux airs de village des Cinque Terre, et on revient pile pour le début du concert. Martin ajuste son Borsalino, Jez enfile le sifflet qui lui sert de gri-gri autant que d’instrument. Qu’il l’utilise sur “ Dirty Boy ” ou sur “ Si Firmi O Grido ”, cet accessoire fétiche de la génération rave rap-pelle qu’ACR fut l’un des premiers groupes à intégrer l’acid house sur la scène post-punk, et que ce mix pionnier a été une influence majeure de LCD Soundsystem, Franz Ferdinand ou Happy Mondays – pour ne citer que ceux qui en ont tiré le plus de succès. De Talking Heads aux récentes Sink Ya Teeth, les Ratios ont été les inspira-teurs substantiels de plusieurs générations, mais leur volonté de cultiver le mystère plutôt que le mainstream leur vaut toujours une certaine confidentialité. “L’avantage de jouer en festivals, par rapport à nos propres concerts, c’est qu’on peut toucher un public plus jeune, des gens qui n’avaient jamais entendu parler de nous”, lance Jez… Et si l’on confirme à l’issue du concert, Martin nuance: “Ce n’était pas le meilleur gig de notre carrière, mais ça va, surtout qu’on est encore dans la phase d’échauffement du set. Il faut souvent un temps de rodage avant que les membres d’un groupe qui se retrouvent pour une nouvelle tournée soient à l’unisson, de manière à créer cette vibe spéciale qui fait un super concert. Les meilleurs gigs sont ceux qui par-viennent à produire une osmose avec un ensemble de choses: il faut une parfaite alchimie entre le groupe, le public, l’équipe autour, la salle, l’acoustique… Et ça, tu ne sais jamais quand ça va arriver !

Cela se produira le soir de l’anniversaire de l’auteure de ces lignes, huit jours plus tard, au Sugar Club de Dublin. Pas seulement parce que les conditions du concert réunissent tous les critères évo-qués par Martin. Il y a un supplément de happy vibe, ce samedi 15 septembre, car c’est aussi le week-end où Jez fête ses 60 ans. L’ambiance est festive dès 11 heures du matin, à l’aéroport, quand on commence à comparer la qualité des rouges californiens. Une paire de vieux fans vient saluer Jez dans le bar où l’on est attablés: ils prennent le même vol pour Dublin juste pour aller au concert. Embarquement imminent: Jez enfile ses lunettes de soleil et le manteau noir qui lui donnent un faux air de Keanu Reaves dans Matrix, et clôture la file des passagers en sniffant un trait de tabac en poudre. Ça l’amuse de jouer la rock star qu’il n’est pas, et d’être le dernier à monter dans l’avion.

 

Vol 555 pour Dublin

Arrivée à Dublin. Donald s’inquiète un peu pour le bagage qui manque à l’appel (ses baguettes de batteur sont dedans, ainsi que les t-shirts du merchandising), mais tout arrive à bon port après une pause à l’hôtel, lorsque nous partons faire la balance. L’accueil au Sugar Club est des plus chaleureux, et le club lui-même est un cocon audiophile – “ a venue to die for ”, d’après The Irish Times. Cet ancien cinéma reconverti en salle de concert à l’ambiance cabaret a aussi bon goût dans sa prog’ soul-jazz: Gregory Porter, James Lavelle, Thundercat font notamment partie de la galerie de photos encadrées dans le bar backstage. Il fait bon siroter une Guinness dans ce havre feutré pendant que les gars ajustent les niveaux de leurs instruments, et que Denise finit de se poudrer le nez.Après deux heures de balance, l’aiguille penche désormais vers l’heure du dîner. Si les Ratios composent d’ordinaire avec le cate-ring offert sur place, ce soir Martin en a décidé autrement : nous sommes tous conviés dans le restau libanais qu’il a réservé pour un spécial dîner d’anniv’. Sachant que Jez est du genre à varier les plaisirs créatifs, ses compagnons lui offrent un kit de dessin. Des pages vierges : un bon cadeau pour un épicurien qui, plus que ses 60 ans, fête surtout le miracle d’avoir atteint cet âge en en paraissant dix de moins. Merci l’addiction à la gym et la musique gardienne de l’enfant intérieur, car dire qu’un gars comme Jez a vécu beaucoup de choses intenses est un gentil truisme, pour ne pas dire qu’il a survécu au revers de toutes ces choses. Et comme la retraite attendra, c’est avec une gnaque toute particulière qu’ACR rejoint la scène du Sugar Club d’une seule âme, en attaquant son set par un “ Sounds Like Something Dirty ” qui augure d’un voyage à parfaite altitude entre le groove cuivré des racines, et des effets d’outre-monde qui ouvrent d’emblée un vortex sur le dancefloor. Car oui, il fait bon danser sur ACR – ce ne sont pas les grappes de fans qui transpirent leur transe extatique au premier rang qui diraient le contraire. On atteint une certaine liesse pendant la reprise de “ Shack Up ”, sur la spéciale “ house love vibe ” de “ Won’t Stop Loving You ” et sur le carnaval de percus finales (“ Si Firmi O Grido ” est sans doute le morceau d’ACR qui incarne le mieux leur amour des beats brésiliens).

Quand on les retrouve dans les loges à l’issue du concert, les six Ratios sont tous en état d’allégresse, partis pour prolonger la fête. Les organisateurs aussi affichent une mine satisfaite et ce, malgré le déficit pourtant certain dans leur tiroir-caisse. À l’instar de Rob Gretton (le défunt manager de Joy Division et New Order) qui, après avoir sorti les albums Up In Downsville et Change The Station sur son label Rob Records, avait déclaré : “ vous n’êtes pas un label digne de ce nom tant que vous n’avez pas perdu d’argent avec ACR ”, The Sugar Club peut se féliciter de faire partie des clubs dignes de ce nom. Cette attitude, qui rappelle à quel point c’est d’abord la passion qui compte, Manchester la célèbre une fois de plus au moment même où l’on boucle cet article: le 6 octobre, tout le quartier de Withington fête le 40e anniversaire de la naissance de Factory, en proposant un festival 100%.

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