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D A F - Gabi Degato et Robert Görl
12 septembre 2017

Deutsch-Amerikanische Freundschaft : sexe, drogues et séquenceurs

par Patrick Thévenin

Duo proto-techno allemand venu de la scène punk de Düsseldorf, Deutsch-Amerikanische Freundschaft, alias DAF, a marqué le début des années 80 par sa virulence et sa raideur rythmique. Sans oublier une bonne dose de provocation. Rencontre berlinoise à la faveur de la réédition de ses premiers albums.

Il faut imaginer, ou se souvenir pour les plus chanceux, du choc qu’a pu représenter en 1982 le titre “Der Mussolini” de Deutsch- Amerikanische Freundschaft (alias DAF) avec ses séquences de synthés conçues comme des uppercuts, sa rythmique crade et minimale et ses paroles en allemand tranchantes comme un rasoir, à la limite d’être hurlées et qui refusaient de faire dans la demi-mesure: “Geh in die knie / Und wackel’ mit den Hüften / Und Klatsch in die hände / Tanz’ den Mussolini / Tanz’ den Adolf Hitler / Beweg deinen hintern /Und tanz den Jesus Christus / Tanz’ den Kommunismus” (Donne du genou / Secoue les hanches / Tape dans tes mains / Et danse le Mussolini / Danse le Adolf Hitler / Bouge le derrière / Et danse le Jésus Christ / Danse le communisme). Un manifeste de propagande jeté comme un cocktail Molotov par un duo de garçons – Robert Görl et Gabi Delgado, le blond et le brun, cheveux rasés, muscles saillants, vêtus de cuir noir ou d’uniformes paramilitaires – au visage d’une jeunesse allemande meurtrie par les fantômes du Troisième Reich, le conformisme des hippies et le terrorisme de la RAF (Fraction Armée Rouge). Le tout passé à la moulinette d’une imagerie skin et gay, de l’injonction martiale à danser, de la brutalité érigée au rang d’art et du sexe sous son versant le plus sombre. “On traînait avec les punks parce que c’était la scène la plus excitante de l’époque pour des mecs de 20 ans, se souvient Gabi, mais on ne voulait surtout pas faire quelque chose qui avait été déjà fait. On refusait les références et les influences, on était obsédé par l’idée de créer de toutes pièces une musique qui n’existait pas, que personne n’avait encore entendue, mais surtout on voulait échapper à la domination de la pop anglo-saxonne. C’est pour ça qu’on a pris le parti de chanter en allemand, absolument pas par patriotisme, pour ça aussi qu’on s’est débarrassé des guitares pour adopter les premiers synthés accessibles financièrement. L’idée c’était de prendre l’énergie du punk, de la passer à travers les machines et de la rendre électronique. Jusqu’à présent la musique électronique, c’était Kraftwerk ou Tangerine Dream, c’était trop mou et conformiste pour nous, ça manquait clairement de muscles et de sang.”

BRUITISME ET SUEUR

Originaire d’Espagne, Gabi Delgado est un fils d’immigré qui a passé son adolescence à danser sur le “I Feel Love” de Donna Summer et se prostituer occasionnellement dans les clubs gay où les marines américains ont leur habitude. Un dilettante qui traîne à Düsseldorf, la ville qui à la fin des années 70 cristallise la scène punk allemande, qui ne s’est pas remis du documentaire culte Punk In London de Wolfgang Büld. Une scène qui se concentre autour du Ratinger Hof, où se mélangent jeunes punks, vieux babas, étudiants à l’Art Academy où Joseph Beuys donne des cours, stylistes de mode, créateurs de fanzines… Une salle de concert et d’expos où tout est prétexte à se foutre sur la gueule et où, pendant les live, toutes sortes d’objets, et même des cadavres d’animaux, sont balancés sur les groupes. “J’ai rencontré pour la première fois Gabi, se souvient Robert, au Hof en 1978, c’était le QG de la jeunesse de l’époque. C’était une période de changements radicaux, plus personne ne supportait les hippies ou le Krautrock, il fallait que ça change. Le lendemain, avec Gabi on s’est installé dans le sous-sol du Ratinger Hof et on a commencé à répéter. Gabi, qui ne savait pas jouer, avait apporté un stylophone, je me suis mis à la batterie, ma formation initiale. C’est pendant ces répétitions qu’on a établi le concept de base de DAF: casser les règles de la musique pour ne se concentrer que sur l’énergie brute et la sueur.” Rapidement limité par le manque d’instruments, le duo recrute trois musiciens, trouve le nom de DAF par un habile jeu de cadavre exquis et part enregistrer Produkt Der Deutsch-Amerikanischen Freundschaft dans les studios Cargo de Manchester, où The Fall et Gang Of Four ont leurs habitudes. Un premier album en forme de manifeste bruitiste et instrumental qui permet au groupe de multiplier les concerts en Allemagne et en Angleterre, et qui contient déjà tout l’ADN qui fera le futur succès de DAF.

RICHES ET PUANTS

Repérés par Daniel Miller qui vient de créer le label Mute (où signera par la suite Depeche Mode), Gabi et Robert le convainquent de leur offrir trois jours de studio avec Conny Plank, un des plus gros producteurs allemands de l’époque, élément clé du mouvement krautrock qui a travaillé avec Neu !, Kraftwerk ou Ultravox. “Quand ils m’ont dit que Conny acceptait de produire leur disque, je ne pouvais en croire mes yeux, se souvient Daniel Miller dans le livre Electri_City de Rudi Esch, j’avais toujours été un immense fan de Conny donc j’ai tout de suite accepté et booké le studio pour trois jours, quitte à y mettre toutes mes économies. Après deux jours de studio, Gabi et Robert n’avaient toujours rien produit, ils passaient leur temps à discuter avec Conny, je commençais à devenir fou, j’avais tout misé sur cet enregistrement. Et puis le troisième jour, l’album était enregistré d’une seule traite dans les conditions du live et c’était bluffant.”

C’est avec Die Kleinen und die Bösen, son deuxième album signé chez Mute, que DAF se réduit à son noyau de base. Aidé de Plank (“Conny nous disait toujours: ‘Je suis votre chauffeur, dites-moi où vous voulez aller et je vous y amènerais.’ ), il trouve la recette idéale dont il ne va plus dévier : batterie brutale et physique, boucles de synthé Korg MS-20 et voix martiale scandée avec cette pointe d’accent latin sexy en diable. La formule DAF est lancée, et en trois ans et autant d’albums majeurs (Alles Ist Gut, Gold Und Liebe, Für Immer), tous produits par Plank, le duo passe du statut de petit groupe underground et fauché à celui de pop-stars.

Finies les périodes de vache maigre où l’on dort à même le sol de la maison de la mère de Daniel Miller, où l’on se fait inviter par des managers de maisons de disques juste pour pouvoir manger correctement. DAF est le premier groupe allemand à faire la couverture du NME, bible musicale britannique de l’époque, chacun de ses passages télé provoque des scandales, la presse s’interroge de savoir s’ils sont gay, Richard Branson les supplie de signer chez Virgin, ce que Gabi et Robert font au grand désespoir de Daniel Miller. Les concerts sont des expériences physiques sans précédent où Gabi se lance dans des mouvements effrénés qui vont influencer la manière de danser des jeunes gens modernes des années 80, l’Église ordonne de ne plus chanter “Dance The Jesus Christ”, le duo cultive son look gay backroom avec attention, l’argent coule à flots et la machinerie DAF se transforme en sexe, drogues et séquenceurs. “D’un coup, se souvient Gabi, nous étions devenus riches et puants, on ne voyageait qu’en business class, on achetait nos fringues chez Armani, on logeait dans des hôtels hors de prix, tous les deux jours des milliers de livres tombaient sur nos comptes en banque, sans parler de la cocaïne qui coulait à flots.”

KRAFTWERK, CES COUILLES MOLLES

Histoire de mettre fin à une aventure aussi intense qu’elle fut courte, DAF a l’intelligence de se saborder en plein vol, laissant leur maison de disques sans voix. Entre deux disques solo – Mistress pour Gabi et Night Full Of Tension pour Robert – le duo se reforme en 1986. “L’idée était de casser nos propres règles, déclare Gabi, on ne chantait plus en allemand, mais en anglais, on ne portait plus de cuir, mais des fringues couture.” Avec 1st Step To Heaven, Robert et Gabi, lookés comme des nouveaux romantiques, adoptent une électro-pop sophistiquée et maniérée à l’antithèse du son qui a fait leur succès, jouent sur l’homoérotisme à coups de paroles troubles comme sur le titre “Brothers” (“Me and Gabi / We are brothers / Brothers from a different mother”) et déstabilisent totalement les fans de la première heure qui ne comprennent pas le virage discocamp opéré par le groupe, qui pourtant s’annonce une fois de plus visionnaire en posant les bases de la house music à venir. Le reste de la discographie de DAF est une succession de splits et de rabibochages, de détestations et de déclarations d’amour. En 2003, surfant sur leur statut d’inventeurs de l’EBM (pour Electronic Body Music) et celui de pionniers de la techno, DAF retrouve le chemin des studios pour Fünfzehn Neue DAF Lieder, un ultime album où ils essaient sans grande conviction de retrouver l’énergie et la provocation de leurs débuts, mais la techno les a désormais devancés. Comme s’ils n’arrivaient plus à retrouver ce vivre vite et fort de leur jeunesse, cette insolence géniale qui leur permit de se positionner dans le grand courant électronique allemand des eighties comme l’antithèse parfaite à Kraftwerk, autre groupe phare de Düsseldorf. “J’ai toujours totalement été contre Kraftwerk, tacle Gabi dans Dilapide ta jeunesse de Jürgen Teipel, ils n’avaient aucune énergie ! Ces couilles molles ! On les croisait dans leur étrange bar de poupins avec tous ces gens aux pantalons teints. C’était pour moi une abominable façon de vivre. Nous voulions plutôt la vraie violence et le sexe extrême ! Nous voulions vivre quelque chose. Et eux allaient boire leurs cocktails de lait dans le bar le plus cher de la ville. C’était exactement le monde que nous voulions attaquer.” Là où Kraftwerk prophétisait un futur clinique et aseptisé où les machines auraient fait des humains leurs esclaves, DAF, en bon punk qui se respecte, avait décidé de faire de ses synthés ses objets sexuels, quitte à les malmener dans tous les sens et leur faire cracher du sang.


Deutsch-Amerikanische Freundschaft
Das Is DAF (Grönland)
Compiler dans un coffret luxe, décliné en vinyles et CDs, leurs quatre premiers (et meilleurs) albums (dont ceux appartenant à ce que l’on nomme la Virgin Trilogy), tous produits par le génie des consoles Conny Plank, est plus qu’une merveilleuse idée venant de DAF et du label suisse Grönland, tant ces classiques qui ont forgé le son de l’EBM, de la musique industrielle et de la techno étaient de plus en plus difficiles à se procurer. Les fans se réjouiront de la sortie concomitante de nouveaux remixes inclus dans le coffret et signés Boys Noize, Westbam, DJ Hell et Giorgio Moroder, mais surtout de deux titres inédits (où le duo est en grande forme) qui augurent d’un nouvel album à venir.

Vous pouvez retrouver DAF sur Facebook.

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