DJ et drogues, les platines de la tentation
Fatigue, pression, dopage volontaire ou forcé, abus de boisson… Les DJ flirtent-ils forcément avec les excès ? Et si, contrairement aux idées reçues, on pouvait très bien exercer ce métier en toute sobriété? Enquête.
Par Charlotte Riccardi
Article issu du Tsugi mag 169 : DJ : la drogue au bout des platines ?
D’hier à aujourd’hui, les fêtes électroniques ont toujours été un éden pour la consommation de fruits défendus. Ce n’est plus à démontrer. Pas de raison alors que celles et ceux qui se trouvent derrière les platines ne croquent pas dans la pomme. Avec comme grand shaman, et pas seulement de la minimale, Ricardo Villalobos : « Il y a un fantasme autour de lui, la rumeur dit qu’il y a toujours une personne avec une sacoche qui l’accompagne pendant ses DJ-sets. Personne ne sait s’il s’agit de son dealer ou de son agent », raconte Axel, jeune DJ de la scène techno française.
Mais si le nom de Villalobos est quasi systématiquement cité quand il s’agit d’évoquer des comportements extrêmes, c’est justement pour servir de repoussoir : le fantasme a ses limites. Ses frasques expliqueraient les prestations bancales qu’il accumule depuis de nombreuses années. « Le mec a réussi à arriver à un haut niveau, il est headliner de gros festivals, mais il rate trois gigs sur quatre parce qu’il est toujours trop foncedé derrière les platines », raconte Benjamin Médioni, cofondateur de Pisica, un collectif à l’origine de soirées underground à Paris.
Force est de constater que l’accès simple et gratuit à l’alcool – ou autres substances susceptibles de remettre d’aplomb – fait partie des privilèges concédés aux DJ. Les feuilles de route, communément appelées riders, permettent justement de préciser les besoins de l’artiste en amont de la prestation. Parmi les requêtes, on trouvera des boissons en tout genre. La drogue se fait plus discrète. « Mais tu es l’artiste, donc tu as le droit à tout. Si tu te sens un peu faible et que tu adores ça, tu peux en profiter un max et tomber dedans », déplore KØZLØV, jeune DJ de plus en plus influent sur la scène techno. D’ailleurs, selon Étienne de Crécy, l’un des héros de la french touch, la drogue se trouve partout, « il y a toujours quelqu’un qui en a ».
Si, devant la scène, les usages sont contrôlés et réprimandés, de l’autre côté, le champ des possibles est ouvert. Dans les loges, les artistes, les amis d’untel et le staff de l’événement se croisent et se rencontrent. « Backstage, il y a toujours des drogues qui tournent. C’est l’omerta, c’est interdit, mais la plupart des gens en prennent », assure Axel. On pourrait donc facilement prétendre que bon nombre d’artistes profitent de leur activité pour se mettre une mine tous les week-ends dans les loges – dont l’accès est limité à une poignée de personnes bien placées au sein de la soirée –, à l’abri des regards indiscrets. Pourtant, dans les faits, les habitudes de consommation des artistes sont bien plus nuancées et fluctuantes.
L’effondrement du mythe
L’omniprésence de drogues et d’alcool dans les fêtes ne signifie pas que les artistes sont systématiquement des consommateurs, bien au contraire. Pendant que le public se déchaîne, de l’autre côté des platines l’ambiance s’avère un peu moins débridée qu’il n’y paraît. Le métier de DJ est devenu une activité professionnelle à part entière. Et si l’on imagine que les DJ ont absolument besoin de leur dose pour maintenir un rythme de vie effréné, en réalité, la majorité d’entre eux seraient plutôt adeptes d’un bon dodo pour tenir le coup.
Des siestes, communément appelées « disco nap », d’une durée variant de 30 minutes à 1h30. Un rituel nécessaire pour éviter de somnoler sur scène. « Est-ce que le matin avant de partir au travail tu bois un verre de whisky ou tu prends une trace de cocaïne ? Non. C’est pareil pour nous », ironise la DJ et productrice Molly. Il fut une époque où les DJ étaient issus des rave parties et profitaient de leur activité pour se droguer. Lorsque je travaillais au Rex Club (à la fin des années 2000, ndlr), je pouvais voir les habitudes de consommation des artistes et, effectivement, il y en avait beaucoup qui prenaient des substances. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée. Beaucoup de DJ ont une vie hyper saine : ils ne se droguent pas, ne boivent pas d’alcool et font du sport », poursuit-elle.
Adieu le mythe soi-disant romantique de l’artiste accro qui mène la fastlife aux quatre coins du monde. Car la semaine type d’un DJ se divise entre les journées en studio et des week-ends bercés au rythme de la fête et des avions. Pour les plus en vogue, passer d’un continent à l’autre dans la même journée est même devenu la routine (tant pis pour le bilan carbone). Il y a donc un consensus sur l’impossibilité de dépasser les limites du corps humain. « Tu débutes, tu bois. Mais quand ta carrière commence à être sérieuse, tu comprends rapidement que t’es pas là pour rigoler. Tu dois être sobre et bien reposé pour bien mixer », précise Élise Massoni, DJ résidente chez Rinse France.
KØZLØV, dont la vie est depuis peu rythmée par les tournées mondiales, l’a bien compris : « Avant toute chose, il faut être habitué à dormir peu. Si tu ajoutes à cela des consommations excessives, ça va rapidement devenir très compliqué. Les tournées demandent du self-control. Tu dois savoir te gérer toi-même, être à l’heure pour les transports, être frais pour les prochains gigs. Une fois ou deux j’ai un peu picolé et j’en ai chié tout le week-end, alors autant rester à l’eau et à la bière », conseille-t-il.
« Est-ce que le matin avant de partir au travail tu prends une trace de cocaïne ? Non. Nous, c’est pareil. » Molly
Greg Kozo, ex-membre du duo français Make The Girl Dance, se souvient encore de ses premiers – et rares – excès : « Il m’est arrivé de prendre une caisse sur une date et le lendemain c’était un cauchemar. J’étais tellement fatigué et j’avais la nausée… À ce moment-là, j’aurais pu payer pour ne pas y retourner. Ce genre d’expérience t’aide à comprendre que tu ne peux pas continuer comme ça ». Impossible donc de maintenir la frénésie des dates dans une perpétuelle ébriété, au risque de voir sa carrière s’écrouler. « Si tu fais la fête et que tu rates tes vols, puis tes gigs, tout le monde le sait très vite et les promoteurs ne veulent plus te booker. Si tu perds plusieurs fois tes agents, tu perds en fiabilité et plus personne n’acceptera de te manager », explique Élise.
Pour espérer maintenir leur carrière au sommet, les DJ doivent ainsi faire preuve d’une certaine rigueur, qui frôle parfois l’exemplarité. « Penser qu’il faut se droguer pour percer dans la musique électronique est un mythe. Ça peut sembler rock’n’roll, mais c’est un métier sérieux. D’ailleurs il y a de moins en moins de DJ qui demandent de l’alcool, maintenant ils tournent au Club-Mate », atteste Gilles Lacaille, cofondateur des soirées Pisica et DJ sous le nom de Saar. Un discours partagé par Élise, qui préfère recevoir son apport en sucre avec un verre de coca; ou encore Agoria, qui assure avoir toujours été porté par la musique uniquement et dont la « grande et extraordinaire folie » se réduit à une coupe de champagne pendant son set.
Symbiose avec son public
Pourtant, tous les artistes de musique électronique ne sont pas des anges. Si certains prônent une sobriété sans conditions, d’autres adoptent une philosophie plus hédoniste et ne voient pas d’inconvénients à se laisser aller à quelques plaisirs festifs. Étienne de Crécy, par exemple, témoigne de son expérience initiatique: « J’ai découvert cette musique avec l’ecsta et la MDMA. Ce n’est pas indispensable, beaucoup ont fait sans. Pour ma part, il m’a fallu cela pour accepter son côté abstrait et répétitif. Sinon, je serais peut-être passé à côté de ma carrière et je serais sûrement devenu le mauvais bassiste d’un mauvais groupe de rock. »
Aujourd’hui encore, de Crécy compose ses morceaux en puisant dans le souvenir de ses premières expériences. « Ce n’est pas quelque chose qui me permet de travailler, donc je n’en prends plus, mais ce sont des effets que j’essaye de faire éprouver à mon public et de véhiculer à travers ma musique, explique-t-il. C’était marrant, c’était la découverte, mais l’ecstasy, ce n’est pas comme les joints ou la cocaïne, tu ne peux pas et tu n’as pas envie d’en prendre tous les jours. »
L’alcool, qui fait parfois office de béquille, trouve davantage sa place derrière les platines. « C’est vrai que je bois pas mal quand je joue. Et je joue beaucoup, donc je bois beaucoup… le week-end! », confie Étienne. Un moyen de s’adapter plus rapidement au passage radical entre l’aéroport et la soirée, mais aussi d’atteindre un état de conscience similaire à celui de son public : « Tu es parachuté à un endroit et d’un coup tu dois faire la grosse teuf, puis deux heures après, ça s’arrête. Quand je suis derrière les platines, je fais autant la fête que le public, c’est vraiment un moment de plaisir et j’ai besoin d’être un peu dans le même état qu’eux. »
« Penser qu’il faut se droguer pour percer dans la musique électronique est un mythe. » Gilles Lacaille, cofondateur des soirées Pisica
Une euphorie qui se répète tous les week-ends et à laquelle il semble difficile de renoncer lorsque vient le moment de rentrer à l’hôtel. « Ma consommation est donc régulée par mon métier. Il y a des afters tout le temps, partout où tu vas les gens continuent et j’ai tendance à y aller. Donc tous les week-ends, tous les dimanches matin, quand le réveil sonne et que je dois reprendre mon train, je me dis que c’est la dernière fois… et c’est comme ça depuis trente ans », ajoute-t-il en riant. Et il n’est pas le seul. De multiples DJ s’octroient quelques verres, selon l’ambiance, leur humeur ou leur niveau de fatigue.
De la même façon, Agoria tend lui aussi à atteindre un état de conscience modifié et à s’oublier sur scène. Mais selon lui, inutile de consommer quoi que ce soit. Depuis de nombreuses années, il expérimente des techniques, notamment de méditation, lui permettant de « switcher son mindset » et d’entrer dans un état de transe sans l’aide de quelconques psychotropes. Il tient néanmoins à dédramatiser les usages, rappelant que « beaucoup de molécules que l’on trouve dans les drogues sont utilisées à des fins médicales. Il faut libérer la parole sur le sujet et surtout ne pas juger. C’est OK, tant que c’est contrôlé et que cela ne devient pas envahissant », estime-t-il.
Self-control et sensibilisation
Quelle est la position des agents et des managers vis-à-vis des consommations des artistes ? Le fait est qu’ils n’ont aucun intérêt à droguer leurs poulains. Tous les DJ rencontrés assurent ainsi entretenir une relation saine avec ceux qui tirent les ficelles de leur carrière. « Mon agent m’a toujours répété d’y aller molo, si je voulais que ça dure. Il m’a toujours davantage poussé à la sobriété qu’à la fête », rassure Greg Kozo. Il est toutefois plus courant de voir les amis des promoteurs proposer une trace aux DJ bookés dans les soirées ou festivals. Une façon de se trouver « cool » ou de « faire plaisir et de passer un bon moment avec toi », selon la DJ et productrice Belaria.
Mais ces propositions peuvent parfois se transformer en pression, ce que déplore Molly : « Quand on te propose des verres, des shots, et que tu dis que tu ne bois pas, ils insistent, ils pensent que tu es chiante. Pareil pour la drogue. Parce que les gens font la fête, ils pensent que toi aussi. Ça peut sembler logique, il est 2h du matin dans un club et tu leur procures la musique qui les fait danser. Mais ils n’ont pas conscience que tu dois rester concentrée », relate-t-elle. Une version relayée par Greg Kozo, qui a pris l’habitude d’arriver sur son lieu de travail avec sa propre bouteille de San Pellegrino, afin d’éviter toute tentation. « Le soir où tu joues, c’est le soir où tous les autres se la collent! Les gens ne comprennent pas que toi t’as déjà joué la veille et que tu rejoues le lendemain », regrette-t-il.
Également sur tsugi.fr : Les chansons antidrogue valent-elles les chansons prodrogue ?
Et si les agents et les promoteurs n’incitent ou ne forcent pas les DJ à consommer, personne ne l’interdit pour autant. Pour Élise Massoni, ces rapports au sein des soirées sont avant tout dépendants de la réputation de l’artiste. Il serait par exemple inconcevable qu’un promoteur propose un verre à François X, connu pour sa sobriété sans failles. Une mécanique qui serait donc loin d’être systématique, comme en témoigne également Agoria, qui assure qu’après vingt-cinq ans de carrière, tout le monde sait qu’il ne prend pas de « came ». « Au contraire, les promoteurs sont contents, car ils savent qu’ils vont pouvoir aller dîner avec moi et parler d’art, de musique, de philosophie… J’ai une autre relation avec eux », affirme-t-il.
De leur côté, les deux fondateurs de Pisica assurent ne pas faire face à ce genre de problèmes, car les headliners bookés durant leurs événements sont des professionnels qui gardent un comportement décent au travail. « Les DJ ne sont pas plus des camés que les routiers », blague Étienne de Crécy. Loin du sempiternel stéréotype des soirées décadentes, le milieu de la musique électronique apparaît désormais comme un business plutôt qu’un monde de débauche. Pour ne pas traîner derrière eux une réputation douteuse et s’écarter de la descente aux enfers, il incombe donc aux DJ de faire preuve de sérieux et de rigueur.
Difficile à imaginer quand les raves ont si mauvaise presse. Mais les temps ont changé et le cliché de l’artiste sous 4 grammes tend à disparaître. « Ceux qui arrivent dans la musique électronique depuis dix ans appartiennent à un mouvement hyper normé et peu disruptif, qui n’est plus à la marge. Les soirées sont désormais légales et encadrées, c’est un business, quelque chose de tout à fait établi qui n’est plus du tout pensé dans le même état d’esprit », assure Yuksek.
Sur les rails du succès, la santé s’épuise
Le quotidien des DJ, loin des strass, de la fame et des jets privés, risque d’en décevoir plus d’un. Une « espèce de vie bizarre » selon Yuksek, pas aussi cool qu’elle en a l’air, éloignée de la réalité et en marge des autres. « Tout ce qui gravite autour se résume à beaucoup de temps morts, de transports, une espèce de non-vie loin d’être excitante. Tu vis en dehors de la vie des gens », déclare-t-il. Car après la fête vient le silence lourd de la chambre d’hôtel et, parfois, le poids de la solitude. Un sentiment brutal qui ne donne pas systématiquement lieu à des comportements addictifs néanmoins.
Dans l’optique de se préserver, de nombreux artistes optent plutôt pour une réduction du nombre de prestations. Alors que dans l’euphorie des premières années, ils ont tendance à tout accepter, au détriment de leur santé. « Plus jeune, j’étais dans un fantasme. Mais je n’ai plus 20 ans et je n’ai plus envie de cette vie-là. En même temps c’est chouette de faire danser les gens, de bien gagner sa vie aussi. Mais c’est assez destructeur psychologiquement », affirme Yuksek avant d’ajouter « enfin bon, ça fait dix ans que je dis ça, mais je continue encore un peu ».
De son côté, Élise Massoni perçoit également un conflit générationnel : « Les personnes plus âgées ne voient pas ça comme un métier sérieux, déclare-t-elle. Mon oncle ne me croit pas quand je lui dis qu’on ne prend rien. Alors je lui ai parlé de Freddy K, qui fait des all night long sur vinyles à 50 ans et qui est obligé de porter des bas de contention. Tu vois, c’est ça la réalité des DJ! »