© Laurence Mukendi

DJ Pierre, le son du Fuse

par Tsugi

DJ Pierre est une légende. Pen­dant vingt-cinq ans, il s’est placé der­rière les platines du tem­ple belge de la tech­no. Le son du Fuse, c’est lui. Pour­tant, per­son­ne ne le con­naît. Le temps est venu d’y remédier. 

Il a des airs de Tintin ayant vécu ses aven­tures la nuit. Pierre Nois­iez a les yeux fatigués, il par­le douce­ment, fume énor­mé­ment et, avant de se racon­ter chez lui, à Saint-Gilles, dans un petit jardin à l’abri du brouha­ha de la rue, nous offre à boire : “Qu’est-ce que je te sers ? Un café ou un pastis ?” L’histoire peut commencer.

DJ Pierre

© Guil­laume Kayakan

À l’époque où Pierre a com­mencé à mix­er, la Bel­gique est en pleine folie new beat. Mais lui s’en con­tre­fout. Ce qui l’intéresse, c’est le funk et le dis­co. Natif de Tour­nai (ville de Charles Mar­tel située aux deux fron­tières fla­man­des et français­es), c’est à Cour­trai, de l’autre côté de la fron­tière lin­guis­tique, qu’il tâte pour la pre­mière fois des platines. “Il y avait là un petit bar, le Zanz­ibar, qui avait comme client un cer­tain Peter Decuypere qui allait plus tard ouvrir le Fuse et créer I Love Tech­no.” Pierre n’a pas encore plongé dans la tech­no que les étoiles se met­tent en place. Mais avant le Fuse, il y a le 55, tou­jours à Cour­trai. “Le DJ mix­ait toute la nuit chaque semaine. En général, vers 6 heures du matin, il me demandait de pren­dre le relais. Le jour de fer­me­ture du 55, mon nom est sur un fly­er pour la pre­mière fois. C’est mon pre­mier warm-up offi­ciel. Ils m’ont demandé com­ment je voulais m’appeler. J’ai dit DJ Pierre.” Prob­lème, il existe déjà un DJ Pierre, à Chica­go. “Qu’est-ce que j’allais faire ? Pierre, c’est mon nom. Lui s’appelle Nathaniel Pierre Jones… J’aurais dû m’appeler DJ Nathaniel ! (rires) Il y a eu quelques épisodes assez mar­rants avec ça. Ils l’avaient booké à Dour une année. J’étais au fes­ti­val et des gens sont venus vers moi : “Eh, on est allé te voir mix­er, mais il y avait quelqu’un d’autre à ta place !” C’est sans doute pour ça qu’il n’a jamais trop joué en Bel­gique… » (rires)

 

Fil rouge

Alors qu’il laisse traîn­er son rire taquin, Pierre enchaîne sur ce qui restera la grosse affaire de sa car­rière : le Fuse. Le club ouvre ses portes en avril 1994 dans le quarti­er pop­u­laire des Marolles à Brux­elles. Peter Decuypere voit dans la tech­no la musique du futur et le Fuse en sera le tem­ple belge tout dédié. Mais les choses ne se passent pas exacte­ment comme prévu. “Peter voy­ait ce qui se pas­sait en Angleterre. Il pen­sait que la Bel­gique allait plonger dedans tête bais­sée. Mais pour la plu­part des gens, ce nou­veau son était trop rébar­batif, trop agres­sif. Ils venaient donc se réfugi­er dans la salle du haut, plus cosy, où c’était moi qui mix­ais. À par­tir d’un moment, on m’a demandé de mix­er dans la grande salle du bas, ce que j’ai fait en dur­cis­sant un peu le son.” Et c’est ain­si que DJ Pierre créa le son du Fuse. Un son tech­no, mais pas trop. Le beat bien car­ré, mais res­pirable, plus aéré qu’à Berlin. “Le truc, c’est qu’à l’époque, les DJs invités, c’était assez nou­veau. Pour le pub­lic, il y avait un côté décou­verte et tou­jours le risque d’être déçu. Moi, j’étais le truc ras­sur­ant. Le fil rouge du club sur lequel les gens pou­vaient se repos­er. C’est le rôle du DJ résident.”

Durant vingt-cinq ans, l’histoire du Fuse et de Pierre s’est donc con­fon­due. Le pre­mier a évolué avec le temps et les modes, tout en con­ser­vant une ligne claire tech­no. Le deux­ième est resté fidèle au club des Marolles et à son rôle de DJ, à quelques excep­tions près. Ain­si, ce remix du “Acid Creak” de Spokesman : “Au-dessus de mon dis­quaire, il y avait un stu­dio où l’idée des gars était de copi­er les trucs qui mar­chaient. Un jour, j’entends un truc pom­pé sur “Three O Three” de Pub­lic Ener­gy. J’ai dit : “Je vais faire un remix.” Ça m’a pris qua­tre heures et ce titre est tou­jours joué par Nina Krav­iz dans ses sets. Mais c’était un one-shot. Je préfère être DJ”.

Juste­ment, c’est quoi être DJ ? “C’est un échange avec les gens et une trans­mis­sion de savoir. Quand tu joues en boîte, tu vas absorber l’énergie de la foule et la redis­tribuer. Et quand tu te retrou­ves devant 8 000 per­son­nes qui réagis­sent au quart de tour à ce que tu joues, c’est quelque chose de vrai­ment spé­cial.” Cette sen­sa­tion, Pierre ne l’a jamais aus­si inten­sé­ment ressen­tie qu’à Moscou. En 2005, il monte un label avec Jes­si­ca Bossuyt, Les­siz­more, qui lui ouvre notam­ment les portes du club Arma 17. “Ils avaient un con­cept incroy­able : à la fin de la soirée, ils détru­i­saient l’installation. Ça veut dire que si tu n’as pas con­nu le moment, c’est trop tard. Et ça, ça te motive vrai­ment à ne pas en rater une. Il y avait un côté démesuré, une énergie bien par­ti­c­ulière. Aujourd’hui, tous ces gens se sont fait expulser. Il y a eu un fes­ti­val, la police a débar­qué et à par­tir de là, les emmerdes ont com­mencé pour eux. Ils ont tous quit­té la Russie.”

 

Fuse 25

Retour au Fuse, qui con­tin­ue à prêch­er la parole tech­no con­tre vents et marées même si, en 28 ans, les choses ont bien changé : “Dans les années 1990, les gens avaient ten­dance à aller dans le même club. Il y avait un aspect social, tu retrou­vais tes potes sans qu’il y ait besoin de le dire. Ça a changé avec les réseaux soci­aux. Tout est plan­i­fié, tu changes d’endroit chaque week-end. Si bien qu’un club est obligé de vari­er sa pro­gram­ma­tion et doit pro­pos­er des trucs dif­férents tout en ayant une image bien définie.” Cela signifie-t-il que la club cul­ture est morte ? “Non. Sim­ple­ment, il y a deux mon­des qui s’opposent. Tu as tout le côté main­stream et gros busi­ness. C’est le sys­tème du DJ influ­enceur, dont l’image compte autant que ce qu’il joue. De l’autre côté du prisme, tu as tou­jours l’underground qui est là, qui creuse, qui cherche à réin­ven­ter les choses, quitte à fouiller dans le passé. Pour l’instant, par exem­ple, c’est clair que le son qui sort est une réin­ter­pré­ta­tion du son des années 1990.”

Les années 1990. On y revient tou­jours… Aujourd’hui, une nou­velle équipe a pris en charge le Fuse. Pierre a quit­té la rési­dence, mais reste attaché au club. En tant que fig­ure his­torique et comme DJ invité une fois par mois. Le reste du temps, il en prof­ite pour voir du pays. Mais, il ne se fait pas d’illusion : “Pour la plu­part des gens, je resterai à jamais Pierre du Fuse. Et c’est très bien comme ça.”

 

Par Didi­er Zacharie

 

Ah oui, on a fail­li oubli­er ! His­toire d’il­lus­tr­er sim­ple­ment SON son du Fuse, DJ Pierre s’est fendu d’une jolie playlist. Mais voyez (ou écoutez) plutôt :

 

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