© Kindergarten / Jean Ranobrac

En deuil de la fête, les communautés queer pleurent leurs safe places

par Tsugi

Le main­tien de la fer­me­ture des bars et boîtes de nuit frappe de plein fou­et une pop­u­la­tion LGBT+ déjà marginalisée, en les pri­vant d’espaces con­vivi­aux dédiés.

Par Antonin Gra­tien, issu du Tsu­gi 137 : Bicep, la house prend feu, disponible en kiosque et en ligne le 5 février.
Toutes les pho­tos sont de © Kinder­garten / Jean Ranobrac

« Au début, j’ai fail­li explos­er », con­fie Idris. Grand habitué des nuits queer, cet étudiant de 25 ans souf­fre de la dis­pari­tion des clubs, imposée par mesure san­i­taire depuis mars dernier. Dans une France qui recen­sait en 2019 plus de 1870 infrac­tions à caractère homo­phobe, les soirées auquel il était accou­tumé représentaient, plus qu’une occa­sion de défoulement, des espaces d’expression libres. Et sûrs. Idris com­mence à fréquenter le monde de la nuit à 18 ans. « Je jonglais entre les soirées Barbi(e)turix, Pos­ses­sion ou La Toi­lette » détaille-t-il. Ces évènements ouvrent à l’étudiant les portes d’un univers à la bien­veil­lance insoupçonnée, grâce à l’investissement des col­lec­tifs afin de créer des safes places. Soit des espaces pensés pour réunir sans stig­ma­ti­sa­tion des minorités, qu’elles soient eth­niques ou sexuelles.

J’ai été intro­duit aux clubs à une époque charnière de ma vie, où j’étais encore en con­struc­tion. Mon rit­uel de pas­sage, je l’ai fait. Je mesure ma chance.”

La nuit comme initiation 

« Je pou­vais embrass­er un mec ou débarquer en Buf­fa­lo à plate­forme de 15 cm sans que ça choque. Il y avait de tout. Des looks excen­triques, des gens à poils, des dans­es improb­a­bles… La tolérance qui régnait m’a poussé à explor­er mes pro­pres lim­ites, du point de vue ves­ti­men­taire, musi­cal et sex­uel ». « Jusque-là je me sen­tais enfermé dans une case. Tout à coup, j’ai découvert un monde où la différence n’était plus pointée du doigt », explique Idris. Dans la chaleur moite des discothèques, l’étudiant expérimente, dis­cute, apprend. Et tisse un réseau de rela­tions grâce auquel il retrou­ve tantôt des amis, tantôt des amants. Au fil des veillées, Idris s’affirme. « Il y a eu un avant, et un après », résume-t-il. « C’est en côtoyant les soirées LGBT+ que j’ai trou­vé la force de faire mon coming-out auprès de ma famille. Je n’y serais jamais arrivé sans les ren­con­tres que j’ai faite dans ce milieu ». Fasci­nantes, les per­spec­tives offertes par la nuit queer sem­blent infinies.

Seule­ment voilà, face à la prop­a­ga­tion galopante du Covid-19, l’État ordonne le 17 mars 2020 un pre­mier con­fine­ment. La vie noc­turne s’éteint. « J’ai eu le sen­ti­ment qu’on m’arrachait quelque chose », com­mente Idris. Envolée l’atmosphère émancipatrice, la magie des effleure­ments, les regards com­plices. Envolée la bouffée d’air sans pareille, rythmée par les musiques trance, house ou hard­core. Aujourd’hui, face à l’incertitude entourant la réouverture des boîtes, l’étudiant se dit « résigné ». Et fait con­tre mau­vaise for­tune bon cœur : « J’ai été intro­duit aux clubs à une époque charnière de ma vie, où j’étais encore en con­struc­tion. Mon rit­uel de pas­sage, je l’ai fait. Je mesure ma chance », déclare-t-il, tout en se sou­ciant de l’état de santé de ceux qui n’auraient pas eu cette opportunité.

Sur la piste de danse, des socialisations cruciales 

Une inquiétude partagée par Rag, direc­trice artis­tique du col­lec­tif queer et féministe Barbi(e)turix, à qui l’on doit notam­ment les célèbres Wet For Me qu’accueillait en d’autres temps la Machine du Moulin Rouge. « Il ne s’agit pas juste de picol­er et de danser jusqu’à l’aube », rappelle-t-elle. « L’objectif de nos soirées était d’offrir des exu­toires, dans un espace social encore tra­versé par l’homophobie. Un moment sus­pendu, où notre pub­lic pou­vait s’assumer pleine­ment en ren­con­trant des per­son­nes partageant un désir, des angoiss­es, des aspi­ra­tions com­munes ».

L’objectif de nos soirées était d’offrir des exu­toires, dans un espace social encore tra­versé par l’homophobie. Un moment sus­pendu, où notre pub­lic pou­vait s’assumer pleine­ment en ren­con­trant des per­son­nes partageant un désir, des angoiss­es, des aspi­ra­tions communes.”

Ces précieuses occa­sions de lâcher prise ont depuis dis­parues. Et en per­dant leurs lieux de social­i­sa­tion privilégiés, cer­taines per­son­nes LGBT+ courent le risque d’un ren­fer­me­ment dont les conséquences sont dif­fi­cile­ment quan­tifi­ables. « Com­bi­en de dépressions ? Com­bi­en de sui­cides ? », ques­tionne Rag. À l’heure où la défenestration d’un étudiant lyon­nais, dans la nuit du 8 au 9 jan­vi­er dernier, met en lumière la détresse des 18–25 ans, la DA tire une son­nette d’alarme. « Pour toutes les jeunes per­son­nes LGBT+ qui se cherchent, n’ont per­son­ne vers qui se tourn­er ou vivent auprès d’un entourage famil­ial hos­tile, l’isolement imposé par le gou­verne­ment est dra­ma­tique ». Mais plus que la majorité d’en­tre nous, les communautés queers pâtissent de l’absence d’interactions sociales. « On a passé des années à essay­er de gag­n­er en vis­i­bilité et de con­stru­ire, enfin, des espaces réconfortants pour nos communautés. Ce tra­vail est en train de tomber à l’eau », déplore Rag.

Les bars & soirées queer : un contre-pied nécessaire à l’espace public 

Le chemin de croix par­cou­ru pour pro­pos­er des safes places, le col­lec­tif queer Kinder­garten l’a aus­si emprunté. « Par la sen­si­bil­i­sa­tion du pub­lic et la for­ma­tion de la sécu’, on s’est tou­jours efforcé de créer des évènements sûrs à l’adresse de per­son­nes se heur­tant par­fois quo­ti­di­en­nement à l’hostilité », déclarent Mar­moset et Tig­gy Thorn, chargés de l’organisation. Le col­lec­tif avait également à cœur de renouer avec une cer­taine tra­di­tion du club­bing. « Aujourd’hui la scène tech­no est l’un des espaces d’expression privilégié de la com­mu­nauté LGBT+, mais il en a déjà été ain­si par le passé. Il existe tout un parallèle entre l’histoire du club­bing et celle des minorités sex­uelles », souligne le duo.

Les mesures san­i­taires can­ton­nent à leur domi­cile des per­son­nes déjà sociale­ment isolées. Dif­fi­cile de ne pas cra­quer dans ces conditions.”

Pensées comme un « reminder » de ce lien étroit, les soirées Kinder­garten per­me­t­taient aux per­son­nes queer d’affirmer leur iden­tité. « C’était l’occasion de s’essayer au drag sans crain­dre de juge­ment, par exem­ple ». Une pos­si­bilité dorénavant réduite à néant car « ce type de tâtonnement ne peut s’opérer qu’à l’intérieur d’espaces d’interactions spécifiques ». Telles les soirées queer. La fer­me­ture des lieux de con­vivi­alité LGBT+ ôte ain­si à cer­tains l’opportunité d’’expérimenter. Et à d’autres, la sim­ple pos­si­bilité d’entrer dans un lieu pub­lic sans se sen­tir en dan­ger. Mar­moset et Tig­gy Thorn l’affirment : « Une per­son­ne queer ne se sent pas à sa place dans 90 % des espaces com­muns. Qu’il s’agisse d’écoles, de bars clas­siques ou de bureaux d’entreprise ». Un sen­ti­ment de décalage qui s’accompagne sou­vent d’une angoisse vis‑à-vis de sa pro­pre intégrité.

Nuits queer

©DR

« Pour de nom­breuses per­son­nes homo­sex­uelles ou trans, sor­tir de son apparte­ment est une tor­ture. Marcher dans la rue se fait tête baissée, par crainte du regard des autres et d’agressions ver­bales, voire physiques. Ces men­aces attes­tent de la nécessité des safe places, pour la com­mu­nauté queer ». De la même manière que la nuit LGBT+, les bars gays ou les­bi­ens offraient refuge aux plus vulnérables. Et fonc­tion­naient comme des soupa­pes de sécurité psy­chologique. Mais l’imparfait est de mise, car les débits de bois­sons ont été fermé, à nou­veau, en octo­bre dernier. Résultat : le chez-soi est devenu l’unique lieu où se sen­tir en sécurité. « Les mesures san­i­taires can­ton­nent à leur domi­cile des per­son­nes déjà sociale­ment isolées. Dif­fi­cile de ne pas cra­quer dans ces con­di­tions », alerte le duo.

« Il y a une urgence vitale à rouvrir les espaces culturels » 

Tout comme Barbi(e)turix, Les Dis­ques du Lob­by ou Man­i­festoXXI, Kinder­garten a répondu présent, same­di 16 jan­vi­er, au rassem­ble­ment « Cul­ture 4 Lib­er­ty ». À la fois appel aux réouvertures des lieux cul­turels pour défendre un secteur précarisé, et cri d’alarme sur la détresse des per­son­nes queer, l’évènement a notam­ment été porté par l’Union des Col­lec­tifs fes­tifs LGBTQ+, une organ­i­sa­tion fondée en octo­bre 2020. Fixé à Paris place Félix‑Éboué, le rendez-vous devait faire jonc­tion avec le cortège de la Marche des Libertés. Tout en protes­tant con­tre la clôture des lieux cul­turels. Un enjeu de taille pour les per­son­nes queer, puisque plusieurs asso­ci­a­tions cha­peau­taient des cir­cuits dédiés. À l’exemple du cen­tre LGBTQI+ Paris‑ÎdF, pro­posant des sor­ties au théâtre, musée, cinéma… Autant de virées con­viviales désormais impos­si­bles. « Pour­tant, on pour­rait d’ores et déjà appli­quer des pro­to­coles per­me­t­tant d’accueillir un pub­lic dans le respect des mesures san­i­taires », sig­nale Anne-Claire l’une des porte-parole de l’Union des col­lec­tifs fes­tifs LGBTQ+ et autre­fois organ­isatrice, entre autres, des soirées Pos­ses­sion et Jeu­di OK.

 

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Dimanche 20 décembre 2020, le Nit­sa Club de Barcelone organ­i­sait un concert-pilote d’un mil­li­er de per­son­nes. Une première depuis le début de la pandémie. Chaque spec­ta­teur a passé un test antigénique à l’entrée, et le port du masque était oblig­a­toire. Tous les par­tic­i­pants ont ensuite été testés au coro­n­avirus. Négatifs. « C’est la preuve sci­en­tifique qu’il est pos­si­ble de con­cili­er cul­ture et hygiène », affirme Anne-Claire. Avant d’ajouter : « Tout en ayant con­science de la gravité de la sit­u­a­tion san­i­taire, nous atten­dons du ministère de la Cul­ture qu’il nous autorise rapi­de­ment à tra­vailler sur la base de pro­to­coles ayant déjà faits leurs preuves. Car il y a une urgence vitale à renouer le con­tact social, plus spécifiquement pour les communautés LGBT+, déjà vulnérables car marginalisées ».

Dans l’attente d’un éventuel feu vert gou­verne­men­tal sur l’organisation d’évènements, les possibilités de réunion sont inex­is­tantes, quelques soirées en apparte­ments mis­es à part. Par défaut, la préservation du lien entre per­son­nes queer passe par les réseaux soci­aux. Et la création d’espaces de parole numériques. « C’est l’une de nos seules marges de manœu­vre », pose Anne-Claire.

En parte­nar­i­at avec La Gaîté Lyrique, l’Union des Col­lec­tifs fes­tifs LGBTQ+ dif­fusera bientôt des séries d’échanges, de dis­cus­sion, et de pro­gram­ma­tion musi­cale val­orisant la scène queer. La porte-parole promet d’autres pro­jets à venir. Tous destinés à « faire com­mu­nauté », mal­gré tout, par­mi le maëlstrom d’une crise sociale dont il fau­dra encore atten­dre longtemps avant de pou­voir mesur­er l’étendue des conséquences.

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