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© Kindergarten / Jean Ranobrac
3 février 2021

En deuil de la fête, les communautés queer pleurent leurs safe places

par Tsugi

Le maintien de la fermeture des bars et boîtes de nuit frappe de plein fouet une population LGBT+ déjà marginalisée, en les privant d’espaces conviviaux dédiés.

Par Antonin Gratien, issu du Tsugi 137 : Bicep, la house prend feu, disponible en kiosque et en ligne le 5 février.
Toutes les photos sont de © Kindergarten / Jean Ranobrac

« Au début, j’ai failli exploser », confie Idris. Grand habitué des nuits queer, cet étudiant de 25 ans souffre de la disparition des clubs, imposée par mesure sanitaire depuis mars dernier. Dans une France qui recensait en 2019 plus de 1870 infractions à caractère homophobe, les soirées auquel il était accoutumé représentaient, plus qu’une occasion de défoulement, des espaces d’expression libres. Et sûrs. Idris commence à fréquenter le monde de la nuit à 18 ans. « Je jonglais entre les soirées Barbi(e)turix, Possession ou La Toilette » détaille-t-il. Ces évènements ouvrent à l’étudiant les portes d’un univers à la bienveillance insoupçonnée, grâce à l’investissement des collectifs afin de créer des safes places. Soit des espaces pensés pour réunir sans stigmatisation des minorités, qu’elles soient ethniques ou sexuelles.

« J’ai été introduit aux clubs à une époque charnière de ma vie, où j’étais encore en construction. Mon rituel de passage, je l’ai fait. Je mesure ma chance. »

La nuit comme initiation

« Je pouvais embrasser un mec ou débarquer en Buffalo à plateforme de 15 cm sans que ça choque. Il y avait de tout. Des looks excentriques, des gens à poils, des danses improbables… La tolérance qui régnait m’a poussé à explorer mes propres limites, du point de vue vestimentaire, musical et sexuel ». « Jusque-là je me sentais enfermé dans une case. Tout à coup, j’ai découvert un monde où la différence n’était plus pointée du doigt », explique Idris. Dans la chaleur moite des discothèques, l’étudiant expérimente, discute, apprend. Et tisse un réseau de relations grâce auquel il retrouve tantôt des amis, tantôt des amants. Au fil des veillées, Idris s’affirme. « Il y a eu un avant, et un après », résume-t-il. « C’est en côtoyant les soirées LGBT+ que j’ai trouvé la force de faire mon coming-out auprès de ma famille. Je n’y serais jamais arrivé sans les rencontres que j’ai faite dans ce milieu ». Fascinantes, les perspectives offertes par la nuit queer semblent infinies.

Seulement voilà, face à la propagation galopante du Covid-19, l’État ordonne le 17 mars 2020 un premier confinement. La vie nocturne s’éteint. « J’ai eu le sentiment qu’on m’arrachait quelque chose », commente Idris. Envolée l’atmosphère émancipatrice, la magie des effleurements, les regards complices. Envolée la bouffée d’air sans pareille, rythmée par les musiques trance, house ou hardcore. Aujourd’hui, face à l’incertitude entourant la réouverture des boîtes, l’étudiant se dit « résigné ». Et fait contre mauvaise fortune bon cœur : « J’ai été introduit aux clubs à une époque charnière de ma vie, où j’étais encore en construction. Mon rituel de passage, je l’ai fait. Je mesure ma chance », déclare-t-il, tout en se souciant de l’état de santé de ceux qui n’auraient pas eu cette opportunité.

Sur la piste de danse, des socialisations cruciales

Une inquiétude partagée par Rag, directrice artistique du collectif queer et féministe Barbi(e)turix, à qui l’on doit notamment les célèbres Wet For Me qu’accueillait en d’autres temps la Machine du Moulin Rouge. « Il ne s’agit pas juste de picoler et de danser jusqu’à l’aube », rappelle-t-elle. « L’objectif de nos soirées était d’offrir des exutoires, dans un espace social encore traversé par l’homophobie. Un moment suspendu, où notre public pouvait s’assumer pleinement en rencontrant des personnes partageant un désir, des angoisses, des aspirations communes ».

« L’objectif de nos soirées était d’offrir des exutoires, dans un espace social encore traversé par l’homophobie. Un moment suspendu, où notre public pouvait s’assumer pleinement en rencontrant des personnes partageant un désir, des angoisses, des aspirations communes. »

Ces précieuses occasions de lâcher prise ont depuis disparues. Et en perdant leurs lieux de socialisation privilégiés, certaines personnes LGBT+ courent le risque d’un renfermement dont les conséquences sont difficilement quantifiables. « Combien de dépressions ? Combien de suicides ? », questionne Rag. À l’heure où la défenestration d’un étudiant lyonnais, dans la nuit du 8 au 9 janvier dernier, met en lumière la détresse des 18-25 ans, la DA tire une sonnette d’alarme. « Pour toutes les jeunes personnes LGBT+ qui se cherchent, n’ont personne vers qui se tourner ou vivent auprès d’un entourage familial hostile, l’isolement imposé par le gouvernement est dramatique ». Mais plus que la majorité d’entre nous, les communautés queers pâtissent de l’absence d’interactions sociales. « On a passé des années à essayer de gagner en visibilité et de construire, enfin, des espaces réconfortants pour nos communautés. Ce travail est en train de tomber à l’eau », déplore Rag.

Les bars & soirées queer : un contre-pied nécessaire à l’espace public

Le chemin de croix parcouru pour proposer des safes places, le collectif queer Kindergarten l’a aussi emprunté. « Par la sensibilisation du public et la formation de la sécu’, on s’est toujours efforcé de créer des évènements sûrs à l’adresse de personnes se heurtant parfois quotidiennement à l’hostilité », déclarent Marmoset et Tiggy Thorn, chargés de l’organisation. Le collectif avait également à cœur de renouer avec une certaine tradition du clubbing. « Aujourd’hui la scène techno est l’un des espaces d’expression privilégié de la communauté LGBT+, mais il en a déjà été ainsi par le passé. Il existe tout un parallèle entre l’histoire du clubbing et celle des minorités sexuelles », souligne le duo.

« Les mesures sanitaires cantonnent à leur domicile des personnes déjà socialement isolées. Difficile de ne pas craquer dans ces conditions. »

Pensées comme un « reminder » de ce lien étroit, les soirées Kindergarten permettaient aux personnes queer d’affirmer leur identité. « C’était l’occasion de s’essayer au drag sans craindre de jugement, par exemple ». Une possibilité dorénavant réduite à néant car « ce type de tâtonnement ne peut s’opérer qu’à l’intérieur d’espaces d’interactions spécifiques ». Telles les soirées queer. La fermeture des lieux de convivialité LGBT+ ôte ainsi à certains l’opportunité d’’expérimenter. Et à d’autres, la simple possibilité d’entrer dans un lieu public sans se sentir en danger. Marmoset et Tiggy Thorn l’affirment : « Une personne queer ne se sent pas à sa place dans 90 % des espaces communs. Qu’il s’agisse d’écoles, de bars classiques ou de bureaux d’entreprise ». Un sentiment de décalage qui s’accompagne souvent d’une angoisse vis-à-vis de sa propre intégrité.

Nuits queer

©DR

« Pour de nombreuses personnes homosexuelles ou trans, sortir de son appartement est une torture. Marcher dans la rue se fait tête baissée, par crainte du regard des autres et d’agressions verbales, voire physiques. Ces menaces attestent de la nécessité des safe places, pour la communauté queer ». De la même manière que la nuit LGBT+, les bars gays ou lesbiens offraient refuge aux plus vulnérables. Et fonctionnaient comme des soupapes de sécurité psychologique. Mais l’imparfait est de mise, car les débits de boissons ont été fermé, à nouveau, en octobre dernier. Résultat : le chez-soi est devenu l’unique lieu où se sentir en sécurité. « Les mesures sanitaires cantonnent à leur domicile des personnes déjà socialement isolées. Difficile de ne pas craquer dans ces conditions », alerte le duo.

« Il y a une urgence vitale à rouvrir les espaces culturels »

Tout comme Barbi(e)turix, Les Disques du Lobby ou ManifestoXXI, Kindergarten a répondu présent, samedi 16 janvier, au rassemblement « Culture 4 Liberty ». À la fois appel aux réouvertures des lieux culturels pour défendre un secteur précarisé, et cri d’alarme sur la détresse des personnes queer, l’évènement a notamment été porté par l’Union des Collectifs festifs LGBTQ+, une organisation fondée en octobre 2020. Fixé à Paris place Félix-Éboué, le rendez-vous devait faire jonction avec le cortège de la Marche des Libertés. Tout en protestant contre la clôture des lieux culturels. Un enjeu de taille pour les personnes queer, puisque plusieurs associations chapeautaient des circuits dédiés. À l’exemple du centre LGBTQI+ Paris-ÎdF, proposant des sorties au théâtre, musée, cinéma… Autant de virées conviviales désormais impossibles. « Pourtant, on pourrait d’ores et déjà appliquer des protocoles permettant d’accueillir un public dans le respect des mesures sanitaires », signale Anne-Claire l’une des porte-parole de l’Union des collectifs festifs LGBTQ+ et autrefois organisatrice, entre autres, des soirées Possession et Jeudi OK.

 

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Dimanche 20 décembre 2020, le Nitsa Club de Barcelone organisait un concert-pilote d’un millier de personnes. Une première depuis le début de la pandémie. Chaque spectateur a passé un test antigénique à l’entrée, et le port du masque était obligatoire. Tous les participants ont ensuite été testés au coronavirus. Négatifs. « C’est la preuve scientifique qu’il est possible de concilier culture et hygiène », affirme Anne-Claire. Avant d’ajouter : « Tout en ayant conscience de la gravité de la situation sanitaire, nous attendons du ministère de la Culture qu’il nous autorise rapidement à travailler sur la base de protocoles ayant déjà faits leurs preuves. Car il y a une urgence vitale à renouer le contact social, plus spécifiquement pour les communautés LGBT+, déjà vulnérables car marginalisées ».

Dans l’attente d’un éventuel feu vert gouvernemental sur l’organisation d’évènements, les possibilités de réunion sont inexistantes, quelques soirées en appartements mises à part. Par défaut, la préservation du lien entre personnes queer passe par les réseaux sociaux. Et la création d’espaces de parole numériques. « C’est l’une de nos seules marges de manœuvre », pose Anne-Claire.

En partenariat avec La Gaîté Lyrique, l’Union des Collectifs festifs LGBTQ+ diffusera bientôt des séries d’échanges, de discussion, et de programmation musicale valorisant la scène queer. La porte-parole promet d’autres projets à venir. Tous destinés à « faire communauté », malgré tout, parmi le maëlstrom d’une crise sociale dont il faudra encore attendre longtemps avant de pouvoir mesurer l’étendue des conséquences.

Retrouvez plus d’articles dans le Tsugi 137 : BICEP, la house prend feu, en kiosque et en ligne le 5/2

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