Enquête sur l’énigme Abul Mogard, secret le mieux gardé de l’ambient
Depuis quelques années, l’énigmatique Abul Mogard, – officiellement ouvrier serbe à la retraite converti à la musique – n’en finit pas d’affoler les fans d’ambient par la qualité de ses sorties. Et si tout ça n’était que le fruit d’un ou d’une producteur/trice aussi doué.e à triturer ses machines qu’à entretenir la légende en marche ? On a enquêté, en même temps que nous plongions dans un univers musical sublime.
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C’est une histoire comme la musique en raffole. En 2012, sur le petit label VCO Recordings (spécialisé dans l’édition de cassettes ambient, synth-wave et post-electronica) déboulait comme sorti de nulle part Abul Mogard avec un premier et mini-album éponyme de cinq titres d’ambient. Cinq morceaux troublants et renversants de nappes en forme de ressac, d’ambiances troubles et métalliques, de couches de drones en fusion, de synthés vrombissants, évoquant tout autant la précision d’un Brian Eno que la production organique d’un GAS (un des nombreux projets de Wolfgang Voigt, un des fondateurs du label Kompakt). Un pur moment de célébration méditative, même si la biographie surprenante de ce fameux Abul nous mettait la puce à l’oreille.
Une bio trop belle pour être vraie
On y apprenait ainsi l’existence d’Abul Mogard, né à Belgrade en Serbie, toute sa vie ouvrier dans une aciérie qui avait, à l’âge de la retraite – lui, le passionné de sonorités étranges en tous genres – décidé de pallier à l’ennui en se consacrant à la musique. Histoire de recréer l’univers sonore industriel et mécanique dans lequel il avait baigné toute sa vie – le bruit du métal, de l’acier en fusion, de la tôle froissée, de la régularité des machines, de la métronomie des chaines de production – qui lui manquait tant, Abul s’était employé à base d’un vieil orgue Farfisa, d’un synthétiseur Moog, de synthés bricolés par ses soins, et de samples glanés à droite et à gauche, à redonner une nouvelle dimension à ce drôle d’univers sonore. Les rares photos d’Abul Mogard qui circulaient alors montraient un homme la soixantaine passée, sur lequel le temps avait naturellement posé son empreinte, pendant que le visuel de la pochette donnait à voir une sorte de complexe sidérurgique perdu au milieu des vagues, parfait reflet du ressenti premier de la musique d’Abul.
Ce dernier n’acceptant de répondre que par mail aux interviews, alignait des réponses trop parfaites pour un débutant dans le « music-bizness ». Comme celle-ci accordée à The Original Outchurch qui rajoutait une couche prolo-philo au personnage : « Je n’ai pas d’éducation musicale à proprement parler, même si je me suis toujours intéressé à la qualité des sons qui m’entourait. Je pense avoir une bonne oreille et avoir toujours fait attention aux détails sonores plus que de raison. La variation du timbre et la réverbération naturelle quand on marche d’un lieu à un autre, sont des choses qui me fascinent beaucoup. Et puis, j’ai tout doucement découvert les instruments de musique électronique, ceux qui ne me semblaient pas trop compliqués pour moi, le néophyte, et petit à petit j’ai appris à m’en servir et pris confiance en moi. » Bonus, en forme de cerise sur le gâteau, cette analyse intitulée « The Calloused Hands of Abul Mogard », publiée sur Medium et où l’auteur de l’article dissertait sur la notion de classes sociales populaires issues de l’Europe de l’Est qui se dégageait de la musique d’Abul Mogard. Bref, le storytelling semblait trop parfait pour être vrai.
L’ambient, repaire de faussaires ?
Les fausses identités sont une partie intégrante de la musique, notamment électronique et surtout ambient, et on pourrait citer à loisir Kosmischer Läufer: The Secret Cosmic Music of the East German Olympic Program 1972 – 83, une compilation de morceaux dans la plus pure veine krautrock, sortie en 2013, et rassemblant des morceaux soi-disant composés pour les entraînements des athlètes de l’Allemagne de l’Est par le musicien Martin Zeichnete. Autant de titres sublimes qui se sont avérés être un pur délire du compositeur anglais Drew McFadyen faisant joujou avec ses synthés modulaires.
Mais aussi cette série fantastique des Rainforest Spiritual Enslavement, présentées à leurs sorties comme une série de cassettes retrouvées en Nouvelle Guinée, dédiées à rendre compte des bruits de la nature et enregistrées par des missionnaires, mais qui étaient en réalité l’un des side-projects de Dominick Fernow du groupe Prurient. Ou Science of the Sea, ce disque attribué à Jürgen Müller, soit-disant biologiste spécialisé dans les fonds marins à la fin des 70’s et qui composait lui-même la musique de ses documentaires, mais qui était en fait le délire d’un jeune producteur américain nommé Norm Chambers.
Mais qui est vraiment Abul Mogard ?
Bien sûr, et très rapidement, le doute s’est installé autour de la vraie personnalité d’Abul Mogard, au fur et à mesure que ses albums, toujours d’excellente facture se multipliaient, et qu’Abul faisait doucement mais sûrement évoluer sa musique, l’emmenant sur les territoires balisés de l’ambient tout en y apposant sa patte sans pareille, évoquant un coup les spectres d’Angelo Badalamenti, une autre fois celui de Vangelis et sa B.O culte du film Blade Runner. Sur Discogs, Twitter, Reddit, les blogs spécialisés et les forums électro, les questions comme les affirmations se multipliaient, certains affirmant y reconnaître la patte musicale d’Alessandro Cortini, d’autres de Donnacha Costello, de Steve Moore, de Norm Chambers, de Daniel Lopatin (derrière Oneohtrix Point Never) qui avait déclaré que Above All Dreams était son album préféré de l’année 2018, ou de Tim Hecker sur qui les soupçons s’agglutinaient plus que de raison. Et ce, pendant que dans le même temps les plus insouciants évoquaient Brian Eno, père de l’ambient mais désormais trop égomaniaque pour signer d’un pseudo, ou Moby, dont la grossièreté de ses disques chill n’a jamais convaincu personne. Une chose semblait certaine : la modernité de la musique d’Abul Mogard, son approche du concept multiforme de l’ambient, ses multiples correspondances et ses références parfaitement digérées ne correspondaient vraiment pas à ce qu’on peut attendre d’un novice du genre.
La supercherie démasquée ?
Mais tout explose en 2017, lors de l’Atonal de Berlin, le festival de référence des musiques électroniques parallèles, à l’issu du premier live d’Abul Mogard. Caché maladroitement derrière des volutes de fumigènes et un écran de tissu, le doute n’était plus possible : la silhouette qui se dessinait en filigrane n’était pas celle d’un sexagénaire plutôt massif et chauve, mais celle d’un être humain bien plus svelte et plus jeune que ce qu’il prétendait être.
Depuis, alors que nous avons tous laissé tomber cette histoire d’ouvrier serbe passionné de la routine métallique, Abul n’a pas failli, et aligné des albums pour lesquels le terme sublime semble encore trop faible, et continue de se produire en live tout autour du monde, mais désormais soigneusement caché derrière une sorte de paravent qui ne laisse rien transparaître. Il a aussi composé la bande son du court-métrage Kimberlin signé du jeune réalisateur anglais Duncan Whitley, et sorti cette année « The Purpose of Peace », un morceau live de douze minutes (qu’on retrouvait sur l’album manifeste Works de 2016) enregistré lors de la dernière édition du festival Sonica de Ljubljana en Slovénie, et qui atteste à la perfection que le producteur masqué maîtrise ses prétendues pauvres machines serbes comme personne.
Mystère et boule d’ambient
Pour le reste, la course à « qui se cache donc derrière Abul ? » a désormais franchi une nouvelle étape avec des fans qui s’amusent à divulguer vraies infos comme fakes, histoire de mieux alimenter et prolonger le mystère d’un genre, l’ambient, sur lequel les projections fantasmatiques se prêtent merveilleusement au jeu de la fausse identité. On a ainsi vu circuler une photo du producteur caché derrière un masque du fameux vieil homme du début, sans pouvoir en retrouver la source. Sur YouTube, on est aussi tombé sur un live lors du festival Ambientalny en 2019 où Mogard apparaît de loin mais pas caché pour un sou, comme si Abul faisait en bonne et due forme son coming-out, même si son identification reste difficile.
Contacté, l’attaché de presse du festival, laconiquement, ne démentait ni ne confirmait qu’il s’agisse bien du vrai Abul. Idem du côté de ce dernier dont les nombreux messages adressés via Twitter ou Messenger sont restés soigneusement sans réponses. À force de digger, on tombait sur un ami, DJ et producteur de renom dont on ne dévoilera pas le nom, qui nous affirmait savoir qui se cachait derrière Abul Mogard, mais vouloir conserver son droit de réserve, acceptant juste de nous dire qui il n’était pas. Quand on lui soumettait la longue liste des producteurs pressentis (évoquée plus haut), il nous répondait, évacuant d’un coup tous les fantasmes simplistes qu’on nourrissait : « Pourquoi penser qu’Abul est forcément un homme ? » mais surtout « pourquoi vouloir croire que c’est quelqu’un de connu et pas un/une débutant/e ? » Toutes les preuves rassemblées concouraient à nous faire prendre conscience de l’inanité de notre quête à l’époque des gloires Instagram, et que l’idée derrière ce vain jeu de piste était plutôt de se laisser emporter par la magnificence de sa musique pour laquelle une carte d’identité semble bien illusoire.
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