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14 décembre 2018

Faut-il vraiment avoir beaucoup de fans Facebook pour faire carrière dans la musique ?

par Erwan Duchateau

40 000 personnes ont liké leur page Facebook, et pour leur première tournée en Europe, nombreux sont les fans de Threatin à se déclarer intéressés par l’événement créé sur le réseau social à la date du 1er novembre, soir de leur concert à l’Underworld de Londres. Mais comme pour une mauvaise soirée d’anniversaire, les chiffres annoncés sur Facebook ne vont pas correspondre à la réalité. Le groupe de hard rock américain ne se produira que devant trois personnes, avant que la tournée du groupe ne soit interrompue quelques jours plus tard quand éclate la vérité : les fans de Threatin n’existent pas.

« Les 100 personnes qui ont suivi la page de l’événement (et toutes les autres pages d’événement de leur tournée) sont toutes localisées au Brésil », révèle l’Exchange de Bristol, où Threatin s’est produit le mardi suivant sous les seuls yeux du groupe assurant la première partie. La supercherie éclate. Ni le label du groupe, ni son tourneur n’existent, le leader du groupe Jered Threatin entretenant un faux site internet avec de faux artistes pour ces deux structures factices qui lui permettent de démarcher des salles. Quant aux 40 000 likes sur la page Facebook du groupe, ainsi que le plus d’un million de vues de leur clip sur YouTube, Jered Threatin s’est contenté de les acheter.

C’est d’ailleurs sur cette dernière partie de l’histoire que se sont focalisés les récits médiatiques autour du groupe, qui n’a pas pu terminer sa tournée après être devenu la risée des réseaux sociaux quand les vidéos de leurs concerts dans des salles vides ont commencé à circuler. Threatin aurait berné les programmateurs des salles d’Angleterre avec son important nombre de likes sur Facebook. « N’importe qui peut louer une salle pour perdre de l’argent avec ce qu’il veut, s’il en a les moyens », nous explique pourtant par mail Patrice, de l’Underworld de Londres, qui n’a en réalité jamais programmé le groupe. « Nous avons simplement loué le site à Stage Right Bookings (le faux tourneur de Threatin, NDLR) qui a payé pour son propre show. Lorsque nous louons un site, cela ne fait aucune différence pour nous que le promoteur ait un groupe à succès à promouvoir ou non ».

Il en va de même pour la date parisienne prévue sur la tournée du groupe, qui devait avoir lieu le 13 novembre au Klub. « Généralement nous louons plutôt à des groupes locaux, nous détaille Jessica, programmatrice au Klub. Quand un groupe qu’on ne connaît pas vient nous voir et assure qu’il remplit 200 personnes, on peut lui proposer de louer la salle et de se débrouiller car on ne peut pas prendre à chaque fois le risque financier. Ce qui était bizarre avec Threatin, c’est qu’ils venaient de loin ». Dans cette transaction, aucune notion de popularité en ligne n’entre en compte. Jered Threatin s’est pourtant donné la peine de constituer à ses frais (pour 40 000 likes, entre 600 et 750 euros, et environ 300 euros par mois pour que ces faux profils réagissent aux posts) cette fausse fan base. Car Facebook a bien pris une place importante dans les opportunités qui s’offrent aujourd’hui aux artistes émergents, et l’image qu’ils renvoient.

Public en folie devant Threatin. Et un seau.

Facebook, le nouveau CV

Valentin, du groupe lyonnais Luje, décrit avant tout Facebook comme la principale plateforme de connexion entre un groupe et un programmateur. « Souvent, les programmateurs nous bookent en passant par un message privé sur notre page Facebook, et on vient plus facilement nous voir au fur et à mesure que notre page grandit ». Dans la discographie de Peine Perdue, Facebook a même eu une importance plus grande encore puisque Stéphane, membre du groupe, explique même n’avoir jamais eu à démarcher aucun label. « Tous les disques qu’on a faits, et on en est à notre sixième, ça a toujours été des propositions qu’on nous a faites via notre page Facebook ». Pour Valentin cependant, « Facebook est aussi à double tranchant ». En effet, le batteur s’inquiète du fait que « certaines salles parisiennes puissent se dirent que ça ne vaut pas le coup » de les programmer « parce qu’on n’a pas 1000 likes ».

« Facebook est le nouveau CV, affirme quant à lui Student Kay. Quand les professionnels tapent ton nom pour te connaître, ils tombent immédiatement sur ton Facebook ». Aussi la présentation se doit d’être soignée. Sur sa page, qui compte un peu plus de 1000 likes, le rappeur travaille chaque post avec une formule récurrente à l’adresse de ses fans et une charte graphique qui rend son contenu facilement identifiable. « On poste beaucoup de vidéos et de live pour mettre en avant la musique qu’on produit sur scène, ou des photos qu’on prend avec des photographes ». Le rap est aujourd’hui le genre musical dans lequel le visuel est le plus important, et Facebook est devenu pour les artistes un book à présenter, au public comme aux programmateurs.

« Ce qui est important pour moi, c’est de mesurer l’investissement des artistes dans leur projet », raconte Toni, programmateur de l’Alimentation Générale. « J’ai besoin de sentir qu’il y a de l’investissement dans un univers, avec un visuel bien produit, de belles images, un beau clip ». Cet investissement, Danièle, programmatrice au FGO-Barbara, confirme qu’il se mesure également sur Facebook. « Un groupe qui n’est pas investi sur les réseaux sociaux, ça révèle qu’il est un peu déconnecté de ce qu’il faut aujourd’hui pour pouvoir se faire repérer. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’est pas intéressant. Ça va raconter comment ces groupes vont communiquer sur leurs dates de concert. Parce que programmer un groupe émergent dans une salle vide, ça n’a d’intérêt pour personne ». Mais tous deux placent bien sûr le critère artistique au-dessus de tous les autres quand il s’agit de programmer ou non un groupe dans leur salle.

Une plus grande communauté pour de plus grandes opportunités

Batteur dans les groupes Whist et Deep Merries sur la scène lyonnaise, Théo sait qu’une belle page Facebook n’est pas suffisante pour trouver des dates où se produire. Mais il constate qu’avec la progression de celle de Whist, le groupe est de plus en plus contacté par des programmateurs. « On s’est rendu compte qu’avec une façade comme ça, au-delà des démarches que nous faisons pour trouver des dates, c’est nous qui nous faisons contacter. On a pu jouer au Long Live Festival à Lyon parce qu’Anthony Chambon d’Alternative Live nous avait déjà fait jouer sur une date, et a vu qu’on avait pris de l’ampleur. Et on n’en revenait pas ». Alors que Whist pense principalement ses publications en direction de ses fans, leur communauté grandissante en ligne leur offre de nouvelles opportunités sur scène. « Les deux autres gars de Deep Merries sont plus vieux que moi, ont plus d’expériences et savent comment aller chercher des dates. Ils se bougent peut-être dix fois plus que ce qu’on fait dans Whist, mais au final on a plus de dates avec Whist, parce que je pense qu’on se présente un peu mieux et que les professionnels du milieu ont une meilleure première impression ».

Pour Toni, les réseaux sociaux servent surtout à renforcer ou atténuer la première impression faite à l’écoute. « On peut se dire d’un groupe qui a de gros chiffres sur Facebook qu’il y aura du coup un peu de monde à son concert. Mais il m’arrive aussi souvent le contraire. Un groupe qui nous contacte, avec des liens vers YouTube ou Soundcloud, et on voit que les morceaux ne sont en ligne que depuis quelques heures alors on a tendance à être plus méfiant ». Mais le programmateur explique également que tous les genres musicaux ne sont pas égaux devant cette règle. Son homologue Danièle abonde dans le même sens : « Il y a des styles musicaux où les artistes sont plus concentrés sur la musique, comme le jazz. Alors que dans la pop, les groupes sont un peu plus sur les réseaux sociaux et dans le travail du visuel ».

C’est pour cela que Jessica, programmatrice du Klub, tempère aussi de son côté l’influence que peuvent avoir les réseaux sociaux dans la décision de programmer ou non un groupe. Elle qui ne s’occupe que du metal a développé une connaissance pointue de la scène. « Pour programmer, il faut savoir ce qui se passe dans le milieu et connaître les groupes. On est censé pouvoir évaluer quel groupe fera combien de personnes sur Paris, et on n’a pas à regarder les Facebook ». Un regard pointu sur telle ou telle scène que certains programmateurs peuvent aussi appliquer à Facebook, selon Stéphane du groupe Peine Perdue. « Dans des milieux spécialisés, les gens vont plutôt regarder quel type de followers vous avez pour voir s’ils sont dans la communauté musicale qui les intéresse. Le genre de followers devient plus important que le nombre. Parce que ce sont des gens qui sont très fidèles, qui achètent des places de concert et des disques. C’est une autre qualité de suivi ».

Et c’est finalement cette qualité de suivi qui a fait défaut à Threatin. Difficile en effet d’attendre d’un faux fan acheté sur internet qu’il fournisse plus que des likes et des commentaires. Quant à la mauvaise publicité qu’ils se sont offert en novembre dernier, difficile encore de dire si elle leur a vraiment été profitable. Leurs statistiques sur les différents sites de streaming ont augmenté pour toucher environ une dizaine de milliers de personnes, et Jessica affirme qu’il est « dommage » que le concert du groupe n’ait finalement pas eu lieux à Paris, tant le buzz a attisé la curiosité des gens. Mais cet essor d’écoutes en streaming n’a pas duré plus d’une semaine, et le groupe n’existe aujourd’hui plus depuis que les musiciens ont appris la supercherie. Jered Threatin aurait peut-être donc mieux fait d’investir tout ce temps et cet argent dans une vraie campagne de communication autour de sa musique. Car si les chiffres comptent, ils ne peuvent être basés sur du vide.

Non.

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