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Crédit photo : Pierre-Emmanuel Rastoin
24 mai 2017

Flavien Berger x Étienne Daho : l’interview croisée

par Patrice BARDOT

Article extrait de notre 100ème numéro de Tsugi, sorti en mars 2017 et disponible à la commande ici

L’un a inventé la pop électronique chantée en français, l’autre est train de la réinventer. Dialogue inédit et libre entre Étienne Daho et Flavien Berger.

Lorsque des chansons arrivent à s’immiscer profondément dans la culture musicale collective, il est difficile d’imaginer des années après le choc qu’elles ont pu produire lors de leur découverte. Pourtant, quand au début des années 80, on a écouté pour la première fois « Le Grand sommeil », « Weekend à Rome » ou « Tombé pour la France », on a eu le sentiment qu’il était désormais possible d’inventer une pop française électronique, ouverte à tous, qui s’inspirerait autant de Françoise Hardy ou de Serge Gainsbourg que de la pop anglo-saxonne. De ces temps héroïques où le succès n’était bien souvent qu’éphémère, Étienne Daho, 61 ans aujourd’hui, en est ressorti en « chanteur populaire », mais sans jamais renier ses « fondamentaux » que ce soit le Velvet Underground ou Syd Barrett, tout en étant constamment à l’écoute des révolutions musicales. Pour nous, il était donc évident de lui proposer cette rencontre avec Flavien Berger, 29 ans, un des talents les plus singuliers à avoir émergé ces derniers temps de notre pays. À l’image des compositions de son ami Jacques, ses chansons compulsives et surréalistes qui, malgré leur phénoménale puissance, semblent bricolées avec deux bouts de ficelles, viennent bousculer la routine et agrandir les frontières d’une scène électronique longtemps arc-boutée sur elle-même. Mais soyons également honnêtes, il ne s’agit pas de leur première rencontre…

Étienne Daho : J’avais acheté son album Leviathan et j’ai tout de suite senti une affinité avec sa musique, que j’ai adorée, donc j’ai un peu enquêté. (rires) Finalement, j’ai rencontré Flavien en juillet dernier au Midi Festival à Hyères. C’était un peu particulier parce que je prenais en photo les artistes qui jouaient au festival. La photo que j’ai faite de lui est la plus belle de toutes. Je l’ai trouvé très charismatique.
Flavien Berger : C’était à La Villa Noailles. Je me souviens qu’il faisait très chaud. Dehors le soleil tapait sur les murs, on avait l’impression d’être dans Le Mépris, le film de Jean-Luc Godard, et d’un coup, j’entre dans une pièce sombre et là je tombe sur Étienne. On dit souvent que lorsqu’on est jeune, on écoute la musique de ses parents, or ils n’écoutaient pas de musique française. J’ai découvert Étienne tardivement. J’avais la vingtaine, c’était chez des amis et il y avait une cassette de « Week-end à Rome » qui traînait. Je l’ai toujours. C’est un médium très important pour moi la cassette, je continue à l’utiliser.
Étienne Daho : J’adorais les répondeurs téléphoniques qui fonctionnaient avec des cassettes audio. D’ailleurs, je les ai gardées et numérisées. J’ai des messages incroyables de Nico ou d’Alan Vega. C’est une énorme tranche de ma vie d’une période assez floue. (rires) Mais cela pourrait faire l’objet d’un ouvrage si c’était retranscrit, car c’est comme une correspondance.

Crédit : Pierre-Emmanuel Rastoin

Flavien, est-ce que tu sens une proximité avec la musique d’Étienne ?

Flavien Berger : Quand on s’est rencontré à Hyères dans cette pièce sombre, il y a eu tout de suite une sorte de calme, parce que tu dégages une sérénité qui me touche beaucoup. Je crois que ta musique exprime la même chose. Même s’il y a des métaphores, des personnages, j’ai l’impression que tes chansons sont vraiment proches de toi. Je ressens aussi une sorte de famille de voyage, c’est-à-dire que nous nous servons tous les deux de notre musique pour aller explorer des sentiments, des territoires ou des cultures. Et puis il y a également la manière dont nous nous servons de notre voix, qui est assez proche.

Et vous chantez tous les deux en français…

Étienne Daho : Quand j’ai démarré, ce n’était pas évident : il fallait faire du rock chanté en anglais. J’étais complètement « ovniesque » pour la période. Mais la pop en français, c’est merveilleux. Si on la retraverse, on découvre ou on redécouvre des artistes incroyables. Dernièrement j’ai redécouvert Obsolete de Dashiell Hedayat, qui est un album essentiel. Tout comme certains disques de Brigitte Fontaine…
Flavien Berger : J’en ai parlé récemment avec Jacques et c’est bizarre, mais nous, quand on chante la mélodie, le « yaourt », il nous vient en anglais plutôt qu’en français, parce que l’on a écouté beaucoup de musique anglo-saxonne.
Étienne Daho : Moi aussi bien sûr. Mes premières références, c’était le Velvet Undergound et Syd Barrett. J’étais tellement impressionné par ces albums absolument incroyables. Quand j’ai commencé à faire de la musique à quinze ans, mes premières chansons c’était du copié/collé : j’essayais d’être eux, ce qui était absurde. Mais quand j’ai commencé à écrire, je me suis dit qu’il fallait que je trouve un truc en français qui soit moi. D’ailleurs, il ne fallait pas que je fasse du rock. Et j’ai donc cherché dans la culture française : Françoise Hardy, les yéyés, Brigitte Fontaine et bizarrement, c’est venu de manière fluide. La langue française est fabuleuse et très riche, on peut jouer avec, comme ce que fait très bien Flavien avec des histoires un peu surréalistes. On se laisse attraper par ses histoires comme « Bagarre molle ».

Étienne, à tes débuts tu as été soutenu par Elli et Jacno, est-ce qu’à ton tour tu joues parfois ce rôle de pygmalion ?

Étienne Daho : J’ai toujours été très enthousiaste de la musique des autres. Donc chaque fois que je tombe amoureux d’un disque, je prends un clairon et je fais partager à tout le monde. J’aime écouter ce qui se fait, ça ne me quitte pas, c’est une passion. J’achète beaucoup de disques. Souvent, je suis attiré par les pochettes et puis il y a le bouche-à-oreille, les gens auxquels je fais confiance qui me disent: « Tiens, tu connais ça? »

Tu te souviens de la première fois où tu as écouté de la musique électronique ?

Étienne Daho : Je crois que c’était l’album de Michel Colombier et Pierre Henry, Messe pour le temps présent. Et puis il y a le premier album de Suicide (duo new-yorkais punk synthétique des années 70 composé de Martin Rev aux machines et Alan Vega au chant, ndr), mais ce n’est pas vraiment de la musique électronique.
Flavien Berger : Ah si, ça en est. Cela n’a pas pris une ride.
Étienne Daho : Lorsque j’entends leur chanson « Cheree », j’ai l’impression de pénétrer dans le rêve de quelqu’un.
Flavien Berger : C’est une transe, une boucle qui monte, c’est magnifique, c’est un album pilier.
Étienne Daho : Ah, pour toi aussi !
Flavien Berger : Oui, c’est la réinvention du blues. On est dans une production pauvre, mais très riche en matière.
Étienne Daho : Ils ont inventé quelque chose. Une texture, un son, un climat avec un petit côté rockab’ aussi.
Flavien Berger : Les deux s’apportent un truc mutuel qui est génial, quand tu écoutes Martin Rev tout seul, ce n’est pas vraiment pareil. Ce que j’aime en musique, c’est quand on refait quelque chose que l’on aime, mais avec d’autres outils, et cela devient une autre musique. Étienne par exemple, il ne voulait pas faire du rock et bien du coup, il a inventé un truc.
Étienne Daho : J’étais contraint aussi, parce que sinon j’aurai été écrasé.
Flavien Berger : La contrainte c’est très important dans la création. Moi, je ne fais pas la musique que j’écoute.

Et qu’est-ce que tu écoutes ?

Flavien Berger : J’écoute beaucoup de hip-hop, mais demain je ne vais pas me mettre à rapper.
Étienne Daho : Oui, je suis d’accord. On ne fait pas la musique que l’on écoute, parce que l’on est soi-même et on développe quelque chose de personnel. On essaie de mettre en musique cette chose informe que l’on a dans la tête.
Flavien Berger : Le challenge est de faire une musique qui n’existe pas. C’est gratifiant quand tu es en train de composer un morceau qui te semble naturel et que quelqu’un te dit: « Ah, je ne m’attendais pas à cela ! » Bien sûr, cela n’existe que grâce à des références.
Étienne Daho : Oui, mais c’est passé à travers le filtre de ta sensibilité. C’est ce qui est extraordinaire. Il n’y a pas de création amnésique, donc on est pétri de choses que l’on a aimées et c’est un grand mélange. C’est ce que j’aime dans ta musique. Quand je l’ai écoutée pour la première fois, j’ai trouvé qu’elle était différente. C’était quelque chose que je n’avais pas encore entendu. C’est très mélodique. Il y a de l’émotion, même si parfois il y a de la distance, et il y a un côté un peu humoristique, mais c’est toujours authentique, donc c’est pour cela que ça me touche aussi. Même s’il y a des trucs très bien foutus et séduisants pour l’oreille, je détecte très vite un truc de faiseurs auquel je ne peux pas adhérer à 2000%.
Flavien Berger : En fait, il n’y a pas de second degré dans ma musique. Je suis un peu pince-sans-rire, mais à aucun moment, je ne me caricature.
Étienne Daho : Mais quand tu écris une chanson comme « Bagarre molle », il n’y a aucun moment où ça te fait marrer ?
Flavien Berger : Oui bien sûr, mais l’humour n’est pas forcément cynique. Quand je dis que je ne suis pas second degré, cela veut dire que ce n’est pas parce que c’est drôle que c’est une blague. La chanson que tu cites est un peu inspirée de « Long Song For Zelda » de Dashiell Hedayat.

Crédit : Pierre-Emmanuel Rastoin

Comment est-ce que l’on a le déclic de mettre en chantier un album ?

Flavien Berger : J’ai pris cela comme un exercice de classe, du genre : c’est la rentrée, il faut que je fasse un album de 60 minutes avec dix morceaux.
Étienne Daho : Je crois que l’on ne peut pas l’expliquer. Je suis fabriqué pour faire cela. J’ai de la musique en permanence dans mon corps, dans ma tête, et si ça ne sort pas je me sens mal physiquement. Là je suis dans une période où je prépare un album, et bien je ne me sens pas bien. J’ai des palpitations. Je suis envahi par des peurs de mort. Même quand je faisais mon premier album, je regardais vingt fois avant de traverser la rue. J’avais peur de mourir avant que cela ne soit fini.
Flavien Berger : L’envie de laisser une trace, je comprends tout à fait. Mais je me sens bien même, si c’est stressant et angoissant, parce que je suis fait pour ça. Et puis je suis dans un système génial où autour de moi, tout le monde est content que je fasse ça. Depuis mon premier concert en février 2014, je ne vois que de la bienveillance. Je venais de finir mes études et la première fois que j’ai rencontré un label, c’est devenu mon label.

Comment voyez-vous le rôle de l’artiste dans le monde d’aujourd’hui qui est très tourmenté ?

Étienne Daho : Je me méfie de ces trucs-là parce que cela apparaît très prétentieux d’avoir un message, mais quand même la musique, c’est très dorlotant. Ça sauve de moments compliqués. Sans la musique, je n’aurai jamais survécu à mon adolescence. Donc j’imagine que mes chansons font le même effet à d’autres gens. En tout cas, c’est ce qu’ils me disent… C’est logique, puisque la musique des autres me fait cet effet soignant qui m’ouvre aussi des perspectives, comme la musique de Flavien. La musique est souvent une réponse à la période.
Flavien Berger : À un niveau plus social, je me suis rendu compte que grâce à l’économie des concerts, on pouvait soulever des fonds. Donc dernièrement avec l’association les Éveillés, on a organisé une soirée au Zig Zag à Paris pour récolter des fonds pour acheter des couettes à des migrants, d’ailleurs on en a refait une autre à la Gaîté Lyrique. Là, il y a un rôle simple : tu prends cet argent et tu le donnes à des gens qui en ont besoin. Je crois aussi que la musique électronique à la base à Detroit, c’était de la musique engagée, ou bien la première Techno Parade à Paris, ce n’était pas du gâteau. C’était un combat, donc il n’y avait pas besoin de s’engager dans d’autres causes. Aujourd’hui on parle de clubbing avec des DJ’s qui jouent dans des clubs, qui souvent ne sont là que pour vendre de l’alcool. On peut se poser la question : qu’est ce que l’on peut faire d’autre avec cet argent ?

Comment est-ce que vous rêvez la musique de demain ?

Flavien Berger : J’ai commencé à faire de la musique au moment où le disque était mort, donc je ne pensais pas sortir un disque ou passer à la radio. Cela a été une chance que l’on presse un jour sur une galette mes productions. Aujourd’hui, je trouve ça cool le fait qu’il faille réinventer l’industrie.
Étienne Daho : Les moyens de diffusion de la musique se réinventent tous les jours et c’est tant mieux. Le problème est que les artistes ont été complètement floués par les maisons de disques, qui ont touché des avances phénoménales pour diffuser leurs catalogues sur les sites de streaming, sans reverser un centime aux artistes. Grosse arnaque. Il est impératif que les artistes s’unissent pour renégocier leur rémunération sur le streaming avec les maisons de disques.

Est-ce que vous avez envie de collaborer ?

Étienne Daho : Mais oui, d’ailleurs je voulais te poser la question
Flavien Berger : J’adorerais. Je me sens très chanceux d’avoir pu discuter avec toi grâce à un média qui parle de notre musique. Je trouve que c’est un système qui s’alimente de manière vertueuse.
Étienne Daho : Mettons ça en route et faisons un titre ensemble…

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