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27 décembre 2022

Génération afrobeats

par Tsugi

Cinquante ans après les premières apparitions discographiques de Fela Kuti, l’afrobeat se conjugue désormais au pluriel. Le genre a fini par délaisser le jazz et le funk pour se frotter à d’autres musiques (la pop, le rap, le dancehall) et tutoyer le sommet des charts mondiaux. Histoire d’un style musical moite et enflammé comme une nuit en club. 

Article écrit par Maxime Delcourt, issu de Tsugi 150 : Électro, le monde d’après

Il est difficile, a posteriori, de savoir où naissent les idées. Oxlade, par exemple, est aujourd’hui encore bien incapable d’expliquer la genèse d’ « Away ». Élevé par sa grand-mère, dans ces lieux où on ne dit pas « décroissance », mais « faut pas gâcher », le Nigérian n’a peut-être pas encore le recul nécessaire pour juger son propre succès. C’est que tout est allé très vite pour ce gamin de 25 ans, originaire de Lagos, deuxième ville la plus peuplée d’Afrique (environ 17 millions d’habitants) : en 2019, il y a d’abord eu son premier tube, « Mamiwota« , présent sur l’album du rappeur BlaqBonez, mais Oxlade dit n’avoir rien vu venir. À l’époque, il travaille encore dans un cybercafé. Il a trop faim pour penser à écrire et n’a de toute façon pas les moyens de se payer une session en studio. « Away » va tout changer.

On est alors en 2020, et Oxlade voit soudainement son petit monde basculer : son dernier tube affole rapidement les compteurs (près de 4 millions de vues sur YouTube) et séduit jusqu’aux oreilles de Rolling Stone, qui fait de cette frénésie de sons l’une des cinquante meilleures chansons de l’année. Depuis, Oxlade se veut plus ambitieux. Il a beau ne pas avoir les mêmes vues, renommée, succès ou nombre de singles sous le coude que les stars de l’afrobeats (Davido, Burna Boy, Mr Eazi, Wizkid), il sait qu’il peut s’élever au même niveau. Voire traîner au sommet du genre : « Mon objectif, confie-t-il sans trembler, c’est d’être le plus grand exportateur d’afrobeats à venir d’Afrique. Je veux que la sortie de mes albums soit un évènement, le symbole de la toute-puissance de cette musique. » 

 

Sono mondiale

Au moment de mesurer l’impact de l’afrobeats au sein du paysage musical mondial, il est toutefois conseillé de s’arrêter sur trois autres évènements, tous survenus ces dernières années. Le premier a lieu en janvier 2016, période choisie par Sony Music pour officialiser la signature de Davido contre un million de dollars, reconnaissant de fait le potentiel commercial de la musique du Nigérian. Le deuxième s’acte au printemps de la même année : « One Dance« , tube imparable pensé par Drake aux côtés de Wizkid, devient alors le titre le plus streamé de l’histoire (880 millions à l’époque, plus de 2 milliards aujourd’hui). Le troisième évènement est plus récent, et est à créditer au Billboard. Le 29 mars dernier, la bible de l’industrie musicale américaine a en effet officialisé le lancement d’Afrobeats Music Charts, un nouveau classement qui entérine d’office le succès démentiel des artistes d’afrobeats, cette musique qui croise dans un même souffle la pop, le rap, le R&B, les musiques d’Afrique noire (highlife, jùjú) et différents courants issus des cultures électroniques, sans se soucier des dogmes et des chapelles. Preuve que la tendance est réelle, il est désormais courant de voir les stars du genre convier les plus grands noms de la pop music sur leurs albums, voire encourager les plus anciennes générations à suivre le mouvement.

« Il y a sans doute en nous l’idée que nous irons plus loin ensemble.  » Oxlade

Burna Boy a ainsi multiplié les collaborations (Future, Jorja Smith, etc.), tandis que la légende Angélique Kidjo a invité Burna Boy et Mr Eazi sur Mother Nature (2021). Malgré une discographie bercée de soul, de reggae et de folk, Asa vient quant à elle de publier un disque nourri d’afrobeats (V). « Au fond, je pense que j’en ai toujours fait, nuance-t-elle. C’est juste que l’Occident a longtemps préféré parler de “world music” ou de “sonorités traditionnelles”. Désormais, Internet permet d’accentuer cette diversité, de l’affirmer et de lui donner un véritable nom. » Sur sa lancée, Asa tente même de donner une définition précise de ce qu’est l’afrobeats. « Au-delà des percussions et des mélodies qui secouent le corps, l’afrobeats est surtout un phénomène culturel, tout comme le hip-hop ou la pop. Ça englobe la mode, ça génère un vrai culte et ça encourage les collaborations – seul moyen, selon moi, de continuer à ouvrir cette musique. »

À l’image de ce qu’il se passe dans le rap, le featuring permet effectivement de s’entraider, de s’élever mutuellement, mais démontre aussi l’homogénéité solide d’une communauté et d’un genre musical. « Il y a sans doute en nous l’idée que nous irons plus loin ensemble« , confirme Oxlade, dont l’album Oxygene a généré trois millions de streams la semaine de sa sortie, en mars 2020. Sur ses projets ou ailleurs, le Nigérian applique d’ailleurs à la lettre ses velléités collaboratrices, partageant le micro avec un certain nombre d’artistes locaux : Reekado Banks, Melvitto, Jinmi Abduls et même Davido, le temps d’un concert au O2 de Londres, introduit par Idris Elba en personne.

 

« Nouvelle pop »

L’erreur serait toutefois de scléroser l’afrobeats dans un son, une attitude, une zone géographique. Car, si les déclinaisons sont nombreuses (afro-pop, afro-swing, etc.), l’afrobeats semble reposer sur un même principe, foncièrement universel : la danse. Ou plutôt, la résistance par la fête, qui déborde largement du club pour envahir le quotidien, ainsi que toutes les strates de la société. « C’est la nouvelle pop, notre nouveau pétrole« , prétend fièrement Oxlade, là où Mr Eazi, entre deux interviews promotionnelles, recentre le propos autour d’un combat presque identitaire : « Il ne s’agit plus seulement de revendiquer notre africanité. Il faut donner une résonance à l’Afrique, faire corps avec elle »

Qu’importe si les tubes de Burna Boy, Adekunle Gold ou Joeboy sont diffusés aussi bien dans les salons de coiffure que dans les taxis ou directement dans la rue, l’ambition est plus grande. À Surulere, un des quartiers de Lagos, tous rêvent désormais d’une carrière à la Wizkid ou Simi, deux artistes originaires des environs. Oxlade l’affirme sans gêne : passer chaque jour devant la maison de la mère de Wizkid suffit à donner de la force. « De toute façon, l’afrobeats a ici investi chaque foyer, enchaîne Asa, qui a invité Wizkid, Amaarae et The Cavemen sur son dernier disque. C’est devenu un mode de vie, le reflet de la culture nigériane. »

Il faut en effet voir Burna Boy danser le shaku shaku, porter des vestes traditionnelles ou arborer une chaîne à l’effigie de Fela Kuti pour comprendre que l’afrobeats est bien plus politisé qu’on ne pourrait le penser. Il faut lire les interviews de Joeboy ou Adekunle Gold, où ils prônent les productions locales, se moquant des marques de luxe et du bling-bling, pour saisir leur volonté d’abandonner les derniers signes d’une culture colonisatrice, quand bien même leurs textes se refusent d’en inventorier les innombrables ravages. Il faut entendre Oxlade chanter en impro des vieux tubes de highlife pour reconnaître que tous ces artistes ne débarquent pas de nulle part : ils s’inscrivent dans une tradition qui envisage l’afrobeats comme un espace de liberté et d’expression, une manière de restaurer l’identité africaine, du vestimentaire au politique, de la linguistique au religieux.

« Il ne s’agit plus seulement de revendiquer notre africanité. Il faut donner une résonance à l’Afrique, faire corps avec elle.  » Mr Eazi

Plusieurs exemples en attestent : quand Mr Eazi semble pouvoir citer sur le bout des doigts les précurseurs de la musique moderne nigériane (Onyeka Onwenu ou King Sunny Ade), Burna Boy conclut « Monsters You Made » par la voix de la poétesse et universitaire ghanéenne Ama Ata Aidoo, où elle explique que les colonialistes occidentaux ont pillé sans scrupule l’Afrique pendant des siècles, s’abreuvant volontiers des richesses du continent. Quand Rema est salué par Barack Obama et que le yoruba devient une langue familière aux oreilles du monde entier, c’est l’aura de Fela Kuti qui semble planer au-dessus de tous ces artistes.

 

ADN militant

De son nom à son ambition – mêler des modes d’expression typiquement africains (les percussions, le highlife) à des musiques occidentales –, l’afrobeats (au pluriel) doit évidemment beaucoup à l’afrobeat, sans doute le premier genre musical moderne venu d’Afrique, imaginé par Fela Kuti dans les années 1960. À l’époque, l’idée est de proposer de l’inédit, d’aller vers toujours plus de groove, d’oser la répétition, quitte à encourager un retour à l’état primitif. La technique importait peu. Du moins, pas autant que le souffle, l’émotion, l’énergie, la portée politique – rappelons que l’on doit au saxophoniste la création de la République Kalakuta (« Vaurien », en yoruba), une flopée d’hymnes antimilitaristes (dont « Zombie« , où il compare les soldats à des morts‑vivants) et un certain nombre de brûlots dénonçant la corruption, la prééminence des compagnies pétrolières et la violence des régimes politiques africains.

Depuis, cet afrobeat première génération a essaimé sur une bonne partie du continent africain. Certains s’en sont fait le relais (Tony Allen, Ebo Taylor, Seun et Femi Kuti), tandis que d’autres ne cessent de clamer leur admiration pour Fela (samplé par le gratin du rap US, le Nigérian a même eu le droit à une comédie musicale produite par Jay-Z…). Reste qu’un nouveau mouvement d’envergure s’est longtemps fait attendre, une musique qui en reprendrait les préceptes avec cette convergence de rythmes qui envoûtent, de chants qui triomphent et de beats taillés pour affoler les chevilles.

« Au-delà de la musique, on prolonge finalement la démarche de Fela en prônant un message émancipateur.  » Oxlade dit vrai : loin d’embrasser formellement l’urgence politique des aînés, l’afrobeats reflète malgré toute l’aspiration d’une population à explorer sa liberté retrouvée. En interview, tous les artistes ou presque disent ainsi avancer avec le même souci : représenter le continent africain à travers le monde. L’époque s’y prête : tandis que « Peru » de Fireboy DML a eu le droit à une seconde version aux côtés d’Ed Sheeran, recevant au passage les salutations du gouvernement péruvien, Wizkid a été nommé dans deux catégories aux Grammy Awards en 2022, un an à peine après que Burna Boy ait remporté le Grammy du « Best Global Music Album » ; alors que « Love Nwantiti » de CKay était la chanson la plus shazamée en 2019 grâce à son omniprésence sur TikTok, Beyoncé a convié les pontes de l’afrobeats sur la BO du Roi Lion ; pendant que Burna Boy remplit le Madison Square Garden de New York (20 000 places), la première édition du Trace Made In African Festival à Porto accueillera en juin (juin 2022) Yemi Alade et Busiswa, deux des figures féminines actuelles, ou encore Mr Eazi.

 

African Music

Mr Eazi, signé sur le label de Diplo (Mad Decent), a plusieurs faits d’armes à son actif : un morceau avec Major Lazer et Nicki Minaj (« Oh My Gawd« ), mais surtout des clips vus entre 3 et 8,5 millions de fois. Pourtant, le Nigérian refuse de se laisser aveugler par les lumières du showbusiness. S’il craint l’appropriation culturelle, l’auteur de « Leg Over » souhaite surtout que l’on rende aux artistes africains ce qu’ils créent plutôt que d’uniquement voir l’afrobeats par le prisme des charts occidentaux et des éloges faites par les popstars américaines. « Les artistes africains, car l’afrobeats dépasse les frontières nigérianes, sont les premiers à contribuer au renouveau et à la popularité de la scène musicale du continent, affirme‑t-il. Il ne faut pas oublier que Wizkid ou Davido étaient là bien avant que l’Occident ne s’intéresse à eux : ces artistes abattent un travail considérable depuis quelques années.  » Rappelons qu’ « Oliver Twist » de D’Banj s’est classé dès 2012 à la neuvième place des singles au Royaume-Uni, porté par un clip où Kanye West et Pusha T font un caméo.

Si certains sont si méfiants vis-à-vis de l’industrie américaine, c’est possiblement parce qu’elle a l’habitude d’aspirer les nouvelles tendances pour concocter des tubes planétaires. C’est aussi parce que l’afrobeats est un pur produit de son environnement : du Nigeria, du dynamisme de son secteur culturel (qui a généré 13,4 % de revenus supplémentaires entre 2016 et 2021), d’une industrie qui se structure autour de maisons de disques indépendantes (Marvin Records) et d’une classe moyenne très mobile, à la fois ouverte aux cultures occidentales et à même de diffuser les musiques locales. Surtout, le succès de l’afrobeats est concomitant avec la politique des deux dernières décennies.

Ravagé par un demi-siècle de dictature, le Nigeria a complètement changé depuis l’arrivée de la démocratie en 1999 : les radios libres ont fleuri, l’économie a explosé, le pouvoir d’achat a augmenté et permis à la population de faire la fête. Qu’importent les inégalités – « Même un type qui n’a pas d’argent veut acheter du champagne », dit le photographe Andrew Esiebo dans un entretien à Red Bull, l’idée est avant tout de s’ambiancer. L’afrobeats s’avère être un excellent moyen d’assouvir cette pulsion : on l’entend à chaque coin de rue, dans des clubs chics (Spice Route), des fêtes annuelles (Jimmy’s Jump Off) et des festivals (l’Afro Nation au Ghana, le plus grand d’Afrique, Felebration, nommé ainsi en hommage à Fela Kuti, etc.), comme sur Internet.

La popularisation de l’afrobeats est en effet hautement redevable aux réseaux sociaux, notamment TikTok, où certaines chorégraphies virales favorisent le succès des morceaux sur lesquels elles sont réalisées. À travers ces vidéos, c’est tout un mode de vie africain qui est mis en valeur, faisant de Wizkid, Davido ou Joeboy l’incarnation du cool, le symbole d’une fierté retrouvée : « Quand j’étais à l’école, être africain était une honte. On aurait dit que vous aviez besoin d’aide pour prononcer correctement mon nom, miss », rappait Skepta en 2015 sur le remix de « Ojuelegba » de Wizkid. Sept ans plus tard, tout le monde a fini par mettre du respect sur le nom de ces artistes, conscients d’être au centre des attentions et déterminés à être bien plus qu’une simple tendance. « À présent, conclut Oxlade, il est temps de redéfinir l’avenir de l’afrobeats. » On a hâte ! 

 

Maxime Delcourt

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