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Image d'illustration / ©Clem Onojeghuo
17 mai 2021

Il y a un type qui est en train de racheter tous les plus gros catalogues musicaux du monde

par Brice Miclet

Mercredi 7 avril, la société Hipgnosis Songs Fund annonçait avoir racheté le catalogue de chansons des Red Hot Chilli Peppers pour 150 millions de dollars. Une pratique qui connaît actuellement un essor exacerbé et qui pose bien des questions sur le futur de l’industrie de la musique. Notamment une : pourquoi ?

Il existe quelque part dans le monde un homme suffisamment fou pour acheter le catalogue de chansons des Red Hot Chilli Peppers pour 150 millions de dollars. Fou ? Peut-être pas tant que ça finalement. Depuis son débarquement ultra-agressif dans le business via sa société Hipgnosis Songs Fund, Merck Mercuriadis est tranquillement en train de s’approprier une partie de l’héritage musical mondial avec une volée de titres d’artistes tels que Shakira, Neil Young, Lindsey Buckingham (Fleetwood Mac), Nile Rodgers (Chic), Chrissie Hynde (Pretenders), ou encore Dave Stewart (Eurythmics). Mais tous ces noms connus ne doivent pas masquer la véritable stratégie de celui qui vient de lever plus d’un milliard de dollars suite à l’entrée d’Hipgnosis en bourse (annonçant par la même occasion vouloir détenir 20 % du catalogue mondial, sans que l’on sache réellement ce que cela signifie) : ce qui intéresse le Canado-Américain, ce sont les songwriters, ceux qui pondent les tubes pour les autres et qui sont souvent à l’origine des cartons de la pop mondiale.

« Très peu de gens comprennent qu’il s’agit de transactions sentimentales. »

Voici donc l’autre liste, certainement plus intéressante, des musiciens ayant négocié avec lui ces deux dernières années : Timbaland, Savan Kotecha, Brendan O’Brien, Jeff Bhasker, Jack Antonoff ou encore The-Dream. Ce dernier est à l’origine de hits mastodontes tels que « Umbrella » de Rihanna, « Baby » de Justin Bieber, « Single Ladies (Put A Ring On It) » de Beyoncé et bien d’autres. C’est en achetant 75 % de son catalogue pour la modique somme de 23,75 millions de dollars que Merck Mercuriadis s’est lancé dans sa course folle à la collection de chansons, à l’été 2018. Depuis, il dépense en moyenne 12,6 millions de dollars par achat de catalogue. Car en payant les songwriters nommés plus haut, ce sont des chansons de Taylor Swift, Maroon 5, Ed Sheeran ou même « Despacito » de Luis Fonsi et Daddy Yankee, dont il s’octroie une partie des droits.

Un phénomène pas si nouveau

Merck Mercuriadis / ©Jill Furmanovsky

On pourrait penser qu’il y a une forme d’inconscience à se lancer dans un tel business alors que l’industrie musicale vient seulement de stabiliser son nouveau model économique ; à parier sur la durabilité des hits alors que tout périme plus vite de nos jours et que les revenus des principales plateformes de streaming ne penchent franchement pas en faveur des artistes (même des songwriters). Et surtout, on ne sait pas de quoi l’avenir économique post-crise sanitaire sera fait. Toutes ces manœuvres seraient-elles purement spéculatif ? En fait, la musique pop a bien changé. Il y a encore trente ans, une grande partie des chanteurs à succès écrivaient eux-mêmes leurs textes. Aujourd’hui, il est habituel qu’une équipe de dix songwriters se soit attelée à la création d’un même titre, certains crédités pour un ad lib ou une topline. Ils acquièrent donc une place prépondérante dans le processus artistique, mais surtout dans la répartition des droits. Acheter ces derniers permet donc d’avoir accès à une part certes réduite mais bien concrète de hits planétaires. Ça n’est pas rien.

Le procédé n’est en fait pas nouveau. Depuis de nombreuses années (et surtout depuis les années 2000);
INSERT INTO `wp_posts` VALUES des sociétés spécialisées dans la détention et l’exploitation de catalogues d’artistes ont vu le jour comme Kobal Music Group, Pulse Music Group ou Downtown Music Publishing. Ce qui change, c’est la ruée actuelle d’acteurs nouveaux ou pré-existants vers ce marché, et l’agressivité économique qui en découle. Comme si, soudainement, la musique était redevenue rentable (n’est-ce pas un peu le cas d’ailleurs ?). Primary Wave, qui a commencé par détenir 50 % du catalogue de Nirvana en 2006, vient de conclure des deals avec Smokey Robinson ou Stevie Nicks. Concord Music Publishing vient de racheter tous les catalogues détenus par Downtown et Pulse pour des sommes allant jusqu’à 400 millions de dollars. Surtout, on voit les trois majors de l’industrie musicale s’y mettre, notamment Sony et Universal. Ces derniers ont récemment défrayé la chronique en rachetant le catalogue de Bob Dylan pour plus de 300 millions de dollars, faisant prendre conscience au secteur et au public de l’importance du phénomène actuel.

C’est donnant-donnant

Voilà pour l’état des lieux. Alors qu’est-ce qui peut bien pousser ces artistes à revendre leurs chansons à de telles entités économiques ? La crise sanitaire, bien sûr, qui a coupé le robinet des revenus live à tous les artistes, même les plus gros comme David Crosby qui déclarait sur Twitter ne plus avoir d’autres choix.

Merck Mercuriandis a, quant à lui, une explication, et elle est loin d’être futile : « Très peu de gens comprennent qu’il s’agit de transactions sentimentales, déclarait-il au site Water and Music. La plupart des songwriters et des producteurs qui se préoccupent de leur travail vont le vendre à quelqu’un comme moi, qui comprend l’ethos autour duquel ils ont construit leurs carrières, et qui savent comment protéger leur héritage en faisant ce qu’il y a de mieux pour leurs chansons. » Merck Mercuriandis est l’archétype du l’homme ayant fait fortune, mais qui entretient une image de mec simple, passionné par la musique, loin de l’image extravertie du self-made-man flambeur et trop sûr de lui. Il est un passionné de musique qui, grâce à ses expériences dans la production et le management d’artistes (Iron Maiden, Axel Rose, Elton John…), sait parler aux musiciens. Ça n’explique pas tout, mais c’est un atout énorme dans ce business.

 

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Et puis, il y a avant tout l’argent. Pour un artiste comme Bob Dylan, à 79 ans, l’envie d’assurer définitivement ses arrières et celles de ses descendants peut dominer. Aujourd’hui, un artiste peut vendre son catalogue pour plus de dix fois sa valeur annuelle. Ce qui signifie qu’un musicien gagnant 100 000 dollars par an grâce aux revenus du streaming (qui explosent en ce moment) peut s’en voir offrir plus d’un million de dollars. Et on parle ici de sommes bien inférieures à ce que touchent des stars mondiales comme Bob Dylan ou Stevie Nicks. La société acheteuse, elle, peut miser sur la pérennité d’un tube, sur son exploitation dans des synchros (placement d’une musique dans une publicité, dans une série ou un film…), ou sur son retour en grâce auprès du public. La chanson « Dreams » de Fleetwood Mac, sortie en 1977, a bien retrouvé le top des charts américains en 2020 grâce à son succès sur TikTok. Mais bien sûr, ça n’arrive pas tous les jours. Même une crise sanitaire mondiale ne semble pas pouvoir altérer cette manne financière. Ajoutez à cela une imposition plus favorable aux artistes que s’ils exploitaient eux-mêmes leur catalogue sur le long-terme, et vous obtenez un donnant-donnant a priori vertueux.

Dicter la musique du futur ?

L’inquiétude de certains se fait pourtant sentir. Ne risque-t-on pas de retrouver des chansons de Neil Young dans des parcs d’attraction, des publicités pour le Nutella ou des remixes EDM affreux ? Peut-être. Et que ressentir, nous, fans, face à la dépossession de nos artistes préférés des choses qui nous ont fait les aimer ? Mais il faut bien comprendre une chose : lorsqu’un fonds d’investissement investit sur un produit à long-terme, ce n’est pas pour le dénaturer immédiatement, pour le tourner en ridicule et en tirer un profit instantané. Un produit durable, on le conserve, on l’entretient. Et quand ce produit n’est autre que l’impact culturel d’une chanson, on ne le saccage pas en un claquement de doigt. Non, le plus intéressant dans cette affaire réside peut-être dans ces nouveaux deals dont Hipgnosis est actuellement friand, et qui ne concernent pas le catalogue passé d’un artiste, mais bien son catalogue futur. Merck Mercuriandis a par exemple signé un contrat avec le producteur fétiche de Jay Z et mentor de Kanye West, à savoir No I.D.. Celui-ci stipule que Hipgnosis acquière l’entièreté des droits d’auteur des 273 morceaux publiés par le producteur, mais aussi une part (non révélée précisément) sur son catalogue futur. Idem pour le songwriter Poo Bear (Usher, Daddy Yankee, Pink, Billie Eilish et bien d’autres).

Hipgnosis peut-il alors avoir un droit de regard sur la musique à venir de ces mastodontes de la production ? L’avenir nous le dira, mais pour l’heure, c’est bien la musique du passé, et ce qu’elle porte de popularité et d’impact qui demeure le cœur de cible de Hipgnosis. Merck Mercuriandis le disait à Pitchfork en janvier dernier : « Pourquoi passer son temps à essayer de créer quelque chose de nouveau au détriment de votre catalogue, déjà rempli de chansons que les gens connaissent, adorent, et plébiscitent ? Je ne dis pas qu’il ne faut plus rien créer de nouveau, mais cela ne doit pas être au détriment du catalogue. » Ça a le mérite d’être clair.

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