© Astrid Raes

Interview : Kittin & The Hacker, trente ans de vie commune

Kit­tin & The Hack­er étaient présents au fes­ti­val Astrop­o­lis l’Hiv­er 2023 pour un live inédit. Juste avant leur pas­sage, on a pu les ren­con­tr­er pour dis­cuter de leurs débuts, de l’his­toire der­rière “Frank Sina­tra”, de leurs pre­miers con­certs puis de leur dernier album, sor­ti 13 ans après le sec­ond ! Ce qu’on peut dire, c’est que le duo iconique en a vu des vertes et des pas mûres. On ne prend pas de risque en dis­ant qu’il s’ag­it d’un échange riche en anec­dotes, en sou­venirs… et en musique, évidemment.

 

Kit­tin & The Hack­er, ça a com­mencé com­ment ? Com­ment l’idée de faire de la musique ensem­ble vous est-elle venue ?

The Hack­er : Avant de faire de la musique ensem­ble on se con­nais­sait déjà, on vient tous les deux de Greno­ble. Au début des années 1990 on fai­sait par­tie d’une petite bande de potes qui s’intéressaient à la tech­no, aux pre­mières rave par­ties. On se voy­ait régulièrement. 

Kit­tin : On est allés à notre pre­mière rave ensem­ble ! Et en 1995, les potes qui m’ont poussée, encour­agée, à mix­er ont mon­té une agence et m’y ont engagée. Ils voulaient faire une com­pil’ pour pro­mou­voir cette agence, mais je ne savais pas faire de musique. Le seul mec qui avait du matos que je con­nais­sais, c’était Michel. Donc on est allés chez une copine et on a fait notre pre­mier morceau ! 

The Hack­er : Rue Eti­enne Mar­cel, à Greno­ble. Je m’en rap­pelle très bien : j’avais un SH-101, une TR-606 et le MS-20, pour les con­nais­seurs. Puis on a fait ce morceau “Gratin Dauphi­nois”, qu’on a sor­ti sur la com­pi­la­tion de l’agence de book­ing où Caro était. Et DJ Hell est tombé dessus. 

 

Kit­tin : J’étais en vacances avec David Caret­ta et Hell, puis il m’a dit : Je démarre mon label, est-ce que t’as des morceaux ?”. Je lui ai fait écouter, il a adoré. Il m’a dit de lui en envoy­er d’autres. Alors en ren­trant à Greno­ble j’ai annon­cé ça à Michel, et on lui a envoyé la cas­sette con­tenant “Frank Sina­tra”. On se dis­ait qu’il n’al­lait jamais sor­tir ça. C’était de la provoc’, on a fait un morceau com­plète­ment barge pour voir si ça pas­sait ! Des mois plus tard, il m’annonce qu’il avait gravé un dub­plate, un vinyle à un exem­plaire (la matrice des vinyles pressés en série). Et il le jouait partout à Berlin ! C’est devenu un tube et on ne le savait pas encore. Ensuite il nous a invités à Munich, nous a demandé si on allait faire des live et Michel a dit ‘oui’ (rires) !

The Hack­er : J’ai dit ‘oui’ en ne sachant pas, tech­nique­ment, com­ment j’allais faire. Car ce n’est pas un live tech­no, ce sont des chan­sons, donc tu ne peux pas impro­vis­er et faire tourn­er tes machines pen­dant une heure. Puis un soir, je regar­dais ‑pour la énième fois- je ne sais plus quel groupe des années 1980, sûre­ment Soft Cell ou Yazoo, enfin un duo quoi. Et j’ai dit à Caro “C’est ça qu’il faut faire” : le mec avait un syn­thé, ils util­i­saient un mag­né­to à bande sur lequel il y avait toute la musique, la meuf chan­tait… On a fait pareil, j’ai pris un syn­thé, un lecteur DAT et Caro chan­tait. On est arrivés avec le set-up le plus min­i­mal­iste du monde (rires) ! 

 

 

Juste­ment, ça don­nait quoi vos pre­miers live ? 

Kit­tin : Le pre­mier live, c’était au Dis­count à Berlin. Il y avait une énorme tête de mort et le mec à l’entrée, c’était le fameux Sven, videur du Berghain aujour­d’hui. Il était déjà là avec ses pierc­ings et on avait pris peur, on n’osait pas moufter. Pour jouer, j’étais debout sur une caisse à bières (rires) ! Il n’y avait pas de scène, c’était un gros cube noir, Hell­mut (DJ Hell) jouait dans un coin et Michel avait sim­ple­ment un tréteau. 

The Hack­er : J’avais deux caiss­es de bières aus­si avec le SH-101 posé dessus, le lecteur DAT, j’appuyais sur Play et je jouais vague­ment des trucs (rires). Après on s’est améliorés !

Kit­tin : J’ai une pho­to de cette soirée, et dans la salle il y avait plein de têtes con­nues de la scène berli­noise. Des mecs du Tré­sor, de Hard Wax, HD Sub­stance

The Hack­er : Heureuse­ment on ne le savait pas, on était naïfs, on avait 24 ans. Sinon on aurait été encore plus intimidés. 

Kit­tin : Et plus, il faut rap­pel­er que le fait qu’il y ait une chanteuse dans un club, c’était inimag­in­able. Heureuse­ment qu’ils étaient assez ouverts d’esprit et qu’ils ont accep­té le truc. En France, ça a mis plus de temps. Per­son­ne n’avait envie de voir ça dans un club où tu veux sim­ple­ment enten­dre de la musique à fond avec des stro­bo­scopes. Tu ne veux pas d’un con­cert. Et puis, les gens ont fini par com­pren­dre. Michel a voulu faire ce méti­er car il était fan des groupes de new wave : on était en pleine tech­no et il a eu la volon­té d’assumer ses influences.

The Hack­er : Oui, car ce n’était pas cool à l’époque d’aimer Depeche Mode et Joy Divi­sion. C’était même ringard. Il y avait un rejet des années 1980. Avec le recul, je me dis­ais : “Si tu peux jouer à qua­tre heures du matin à Dres­de sans te faire lynch­er par le pub­lic, tu peux tout faire”. Dans le nord de l’Allemagne, il fal­lait que ça cogne et on arrivait après DJ Rush à qua­tre heures, en jouant le petit air de syn­thé de “1982” (rires) ! 

 

 

Com­ment décririez-vous votre duo aujourd’hui et son évo­lu­tion ? 

The Hack­er : On a un peu vieil­lis, mais ça n’a pas beau­coup changé au fond ! Par con­tre musi­cale­ment, on a pro­gressé. Au niveau de nos live aus­si ! Pour le deux­ième album on a fait des vraies tournées, on avait un tour-bus, une équipe. Aujourd’hui on est revenus à un truc plus basique. Mais la for­mule est tou­jours la même, on ne va pas pren­dre de musi­ciens addi­tion­nels, pas d’orchestre sym­phonique (rires) ! 

Kit­tin : Dans le train, je dis­ais à Michel qu’on n’a jamais été aus­si effi­caces dans notre façon de jouer. Le live qu’on fait aujour­d’hui, à mon sens, est mille fois mieux que les live de nos débuts. Parce que la tech­nolo­gie a évolué et parce qu’on a l’expérience, on sait faire fonc­tion­ner notre duo dans toutes les cir­con­stances. 

 

Quel est le secret de votre alchimie sur scène ? 

Kit­tin : C’est les blagues que Michel me dit à l’oreille (rires) !

The Hack­er : Je lui racon­te des con­ner­ies, je lui sors des répliques de Kaamelott (rires) ! 

Kit­tin : Et de Coluche aussi !

The Hack­er : Quand on est stressés, c’est une manière de déten­dre l’atmosphère.

Kit­tin : On se marre bien. Les gens nous voient seule­ment sur scène, mais on passe notre vie en voy­age, on est fatigués… Mais quand on monte sur scène on oublie nos prob­lèmes, notre fatigue et on est con­cen­trés sur ce qu’on doit faire. Quand on com­mence à jouer, je sens qu’il se passe un truc : on se sent forts à deux et même les gens qui nous con­nais­sent bien, depuis 30 ans, voient qu’on forme une entité puis­sante ! Après, on descend de scène et on rede­vient les deux couil­lons de d’habitude (rires) ! C’est assez mag­ique et je pense que les gens qui sont dans la musique savent que c’est rare de trou­ver ça. Il faut le pro­téger, le cul­tiv­er, on le con­serve en faisant aus­si nos pro­pres pro­jets, en solo.

 

Vous avez mar­qué votre retour l’année dernière avec Third Album, 13 ans après Two. Qu’est-ce qui vous a poussé à remet­tre le cou­vert ? 

Kit­tin : Michel avait des morceaux de côté, des idées de boucle… Surtout, il y a eu quelques moments où des gens qu’on admire, qu’on ne con­nais­sait pas et qu’on a ren­con­trés, nous dis­aient : “Quand est-ce que vous refaites un album ?” Ce sont des petits déclics mis bout à bout qui nous ont poussés à refaire de la musique ensem­ble. Ça s’est fait pro­gres­sive­ment et pas du jour au lende­main comme d’habitude. C’était plus réfléchi. 

The Hack­er : Avant le Covid, on tour­nait cha­cun de notre côté et je me suis ren­du compte que, de temps en temps, je rejouais nos vieux morceaux et le pub­lic était ravi. Surtout les plus jeunes, qui n’avaient pas eu l’occasion de nous voir sur scène à l’époque. On venait même me deman­der : “Tu vas jouer “Frank Sina­tra” ? ” ou “Tu vas jouer “1982” ?” S’il n’y avait pas eu le Covid, on aurait sor­ti Third Album avant. 

 

 

D’où tirez-vous vos influ­ences ? Ont-elles évolué avec le temps ? 

The Hack­er : Non, elles n’ont pas évoluées (rires) ! Enfin for­cé­ment, j’écoute ce qui se fait aujourd’hui. Je pense notam­ment à DJEDJOTRONIC qui a sor­ti des trucs supers ces dernières années. Sinon je reste sur mes fon­da­men­taux, Kraftwerk, Doppleref­fekt ! L’électro de Detroit, la new wave, l’EBM, la tech­no, Jeff Mills par exem­ple. Et un peu d’italo-disco au pas­sage (rires) ! Mais ce qui est dif­fi­cile, c’est de réus­sir à se renou­vel­er dans le même style. Moi je ne crois pas au fait d’aller d’une mode à l’autre, c’est le meilleur moyen de se planter. On fait notre truc, et les gens que j’aime sont ceux qui creusent leur sil­lon. Les détracteurs peu­vent dire “Ils font tout le temps la même chose”, et alors ? Si ils sont bons là-dedans. 

Kit­tin : Si on est bons dans un truc, on ne va pas avoir la pré­ten­tion de savoir faire autre chose. Au con­traire, c’est même grat­i­fi­ant de se dire “dans notre genre, on est les meilleurs”. On a créé un genre qui peut même être une influ­ence pour d’autres artistes. Dans la par­tie de mon job dans ce duo, je ne dois pas avoir d’influences. Je veux utilis­er ma voix pour dire des choses que je n’ai jamais dites. Elle est telle­ment recon­naiss­able que si je ne fai­sais que déclamer de manière non­cha­lante, j’aurais pu faire mille chan­sons sim­i­laires, alors je m’a­muse à pren­dre des accents, à chanter dans des langues que je ne par­le même pas (rires) ! Il faut se lancer des défis.

The Hack­er : Les influ­ences dans la musique, c’est comme tout, avec le temps tu apprends à les gér­er. Et ce qui est bien c’est quand tes influ­ences ne s’entendent même plus, et je n’en suis pas encore là.

 

On vous a sou­vent défi­nis comme les précurseurs de l’électroclash, vous êtes en accord avec cette éti­quette ? 

The Hack­er : Ce n’est pas nous qui l’avons décidé : c’est la presse, les médias…  Puis comme je dis­ais à Caro, même si l’année prochaine on fai­sait un album de free jazz, on va encore dire que c’est de l’electroclash (rires) ! À un moment ça me fai­sait un peu chi­er, main­tenant, je m’en fous. Et puis l’electroclash c’est quoi, c’est Fish­er­spoon­er, ce sont des groupes de l’époque qui ont dis­paru et nous on est tou­jours là. À la rigueur le morceau le plus elec­tro­clash qu’on a pu faire c’est “Frank Sini­tra” et encore… Dans la pre­mière ver­sion il n’y avait pas ce côté hys­térique qui car­ac­térise le genre. 

Kit­tin : Quand le mot “elec­tro­clash” est apparu, il était déjà asso­cié à l’univers pail­lettes, mode… Alors qu’on aime le côté noir et blanc, dark… on voulait rester punk. C’est pour ça qu’on s’est un peu retirés. 

The Hack­er : Avec le recul, on n’a jamais vrai­ment joué le jeu de l’electroclash…

Kit­tin : Mais, c’est plutôt flat­teur d’être estampil­lés pio­nniers d’un genre ! C’est ça qui compte. Ça pour­rait être de la musette goth, n’importe quoi (rires) ! Ce qui est impor­tant c’est qu’on ait été bap­tisés ‘précurseurs’ alors que ce n’est même pas vrai. Il y avait déjà des artistes comme I‑F qui écrivaient des chan­sons com­plète­ment déjan­tées avant nous ! 

The Hack­er : Six mois avant nous (rires) ! J’ai mis du temps à le digér­er ! On par­lait tout à l’heure de notre pre­mière soirée à Berlin : notre disque allait sor­tir et je me rap­pelle que DJ Hell a joué I‑F le fameux “Space Invaders — Are Smok­ing Grass”. C’est devenu un clas­sique aujourd’hui. Leur disque allait sor­tir aus­si, je me rap­pelle que quand DJ Hell l’a joué, j’ai cou­ru vers la cab­ine lui deman­der ce que c’é­tait. Je voulais faire exacte­ment ce type de morceau.

Kit­tin : C’était surtout Doppleref­fekt le déclic. Quand on est tombés sur son disque, on nous avait dit : “il n’y a que vous qui pou­vez acheter ce disque” ! Puis en l’é­coutant, ça nous a ras­surés. C’est comme s’il nous avait autorisés a con­tin­uer ce qu’on fai­sait. 

The Hack­er : Le morceau c’était “Sci­en­tist”. Et ça a été décisif.  On a fini par tous se ren­con­tr­er car on jouait dans les mêmes soirées ‑devant 25 personnes- (rires) ! Et ça a créé une syn­ergie ‑n’ayons pas peur des mots (rires)- qui était moti­vante, il se pas­sait quelque chose. 

 

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