La façade du ∄ ©François Brulé

J’ai passé 17 heures dans un des derniers clubs ouverts en Europe, à Kiev

Il s’appelle – autrement dit le club qui n’existe pas – et sem­ble être l’Eldorado de tout clubbeur en quête de sen­sa­tions depuis novem­bre dernier. Situé dans le quarti­er his­torique de Podil au nord de Kiev, ∄ s’affiche comme l’un des derniers hauts lieux de la nuit encore ouvert sur le vieux con­ti­nent. Reportage au sein de la scène club ukraini­enne sur fond de men­ace d’un con­flit armé avec la Russie.

Cela fait plusieurs mois que la rumeur à pro­pos d’un club de Kiev con­sid­éré comme le “petit frère du Berghain” cir­cule sur les dance­floors d’Europe. Au creux de cette énième vague d’épidémie de Covid-19, les étab­lisse­ments de nuit affichent porte close quasi-partout en Europe sauf en Angleterre, en Pologne et… en Ukraine. L’occasion était trop belle pour ne pas aller véri­fi­er ce que l’on racon­te à pro­pos de ce fameux club qui n’existe pas à Kiev. Le lieu tant réputé, répond au nom de ∄, le signe math­é­ma­tique sig­nifi­ant la non-existence. Pour faciliter la chose, les locaux l’ont renom­mé K‑41, en référence au numéro 41 de la Kyrylivs­ka Street où il se situe.

Fraîche­ment débar­qué – avec une tem­péra­ture extérieure de — 10° C – dans la cap­i­tale ukraini­enne le ven­dre­di 21 jan­vi­er, je m’attelle vers ce lieu qui sus­cite tant de curiosité au sein de la scène club. Au-delà de l’ambiance, ce qui vaut au K‑41 une com­para­i­son au Berghain est d’abord lié à l’architecture intérieure du bâti­ment. Situé dans une friche indus­trielle entourée d’usines plus ou moins désaf­fec­tées, ∄ a été designé par le stu­dio berli­nois karhard. À ce sujet, les artistes et clubbeurs locaux n’apprécient guère la com­para­i­son avec la Mecque berli­noise de la tech­no et préfèrent revendi­quer ∄ comme étant leur pro­pre club en met­tant en avant la scène ukraini­enne. “Je n’aime pas trop l’idée de com­par­er ces deux lieux. Je n’ai encore jamais été au Berghain mais c’est cer­taine­ment très dif­férent, estime Nastya Vogan, DJ rési­dente à ∄. Kyiv regorge de DJs et pro­duc­teurs très tal­entueux. Quelques-uns com­men­cent à jouer dans toute l’Europe. La scène ne cesse de se dévelop­per.” Ce week-end, Nastya ouvre le club le same­di soir en b2b avec Gael, autre artiste ukraini­enne. Mais ce ven­dre­di, ∄ pro­pose d’abord un line-up alter­nant dis­co et house. Une pre­mière pour le club qui se can­tonne habituelle­ment à des styles plus brutaux.

 

Voir tout le monde sourire”

Cette ten­ta­tive d’adoucissement est loin de déplaire à Serge Yam­roz. Habi­tant à Odessa, au sud du pays, cet amoureux de la fête monte à Kiev une à deux fois par mois “pour danser”. En le croisant sur le dance­floor, sa bonne humeur et son sourire m’interpellent. “Je suis un grand fan de house et de dis­co. Cela amène davan­tage de sourires, de rires et de cris. Nor­male­ment au K‑41, tu dois atten­dre le lever du jour pour enten­dre un peu de house”, m’explique le clubbeur âgé de 31 ans. C’est pour­tant lors d’une soirée hard tech­no que Serge décou­vre ∄ pour la pre­mière fois. “J’y ai retrou­vé la même énergie. J’ai été telle­ment sur­pris de voir tout le monde sourire, il n’y avait aucune colère. Ce mou­ve­ment n’amène que des vibes pos­i­tives”, estime Serge. Alors qu’il con­tin­ue de s’exalter sur la piste de danse, je me lance à la décou­verte du lieu. Au rez-de-chaussés se tien­nent les ves­ti­aires, puis le bar prin­ci­pal, le dance­floor et le DJ booth dans une seule et même grande pièce haute de pla­fond entourée par d’épais murs en pierre. En emprun­tant un escalier de fer en col­i­maçon, j’accède à l’étage. De là-haut, j’essaye d’apercevoir le dance­floor au loin. À tra­vers l’épais nuage de fumée qui nous sépare, je dis­tingue une dizaine de sil­hou­ettes qui s’abandonnent sur la dis­co envoyée par Pavel Plas­tikk, le seul DJ ukrainien de la soirée Ground Floor. En plus des chill rooms, l’étage ren­ferme un deux­ième bar plus intimiste et quelques dark rooms. Face à l’escalier, d’immenses toi­lettes – qui ne sont pas sans rap­pel­er celles d’un cer­tain Berghain – m’attendent. Dans la cacoph­o­nie générale, je tente de percevoir qui de ces per­son­nages par­lent anglais, russe ou ukrainien mais aus­si où je mets les pieds… Je sors des toi­lettes, tra­verse les chill rooms peu­plés d’humains se lézardant sur d’énormes coussins posés au sol et me retrou­ve face à un sec­ond escalier en fer. Je ne vois pas à plus de deux mètres tant la fumée englobe la pièce. Ce sec­ond escalier me mène vers un troisième tout en pierre. Éclairé par des bou­gies toutes les trois march­es, celui-ci rejoint le booth. Arrivé en bas, j’at­ter­ris juste der­rière le DJ face aux danseurs un peu plus nom­breux qu’à mon arrivée. La troupe de la nuit est encore loin de rem­plir la pièce.

L’ar­rière du K‑41 ©François Brulé

 

On ne sent pas en Ukraine”

Ce vide ne sera pas comblé du week-end. Et pour cause, la sit­u­a­tion poli­tique entre l’Ukraine et la Russie est loin d’être bonne. Six ans après la révo­lu­tion, les deux pays entre­ti­en­nent cer­taines ten­sions. Sous la pres­sion mil­i­taire sovié­tique, l’Ukraine a déployé des forces le long de la fron­tière en cas d’invasion. Le prési­dent russe Vladimir Pou­tine a annon­cé qu’il répondrait par la force si cette dernière venait à rejoin­dre l’OTAN. Pour­tant, dans les rues de Kiev, on est loin de sen­tir un cli­mat de peur. “Les médias exagèrent et don­nent une impres­sion de panique dans notre pays, estime Nastya. La sit­u­a­tion décourage sûre­ment cer­tains mais si le club est moins bondé, c’est surtout parce que nous nous situons dans une péri­ode creuse juste après le Nou­v­el An. Les gens se préser­vent pour la soirée Porn­cep­tu­al du 29 jan­vi­er.” Ce col­lec­tif queer, basé à Berlin et con­nu pour son exper­tise dans l’organisation de soirées sex-positives, sus­cite beau­coup d’engouement au sein de la com­mu­nauté tech­no locale. En me bal­adant dans le club, je remar­que à quel point le ∄ s’ouvre à tous les gen­res et toutes les sex­u­al­ités. Né en novem­bre 2019, le lieu se con­sid­ère comme un espace non-binaire per­me­t­tant à tou­stes de s’exprimer libre­ment. En croisant Serge à nou­veau sur le dance­floor, je lui demande si cette poli­tique se retrou­ve dans beau­coup d’endroits à Kyiv. “Ça a com­mencé à bouger après la révo­lu­tion. La jeune généra­tion rem­plie d’énergie, de force et de courage a organ­isé davan­tage de soirées, se sou­vient le natif d’Odessa. Les raves Cxe­ma puis le club Clos­er sont vite devenus les lieux les plus libres.” Mais selon lui, ∄ a atteint un tout autre niveau de lib­erté durant ces dernières années. “Je suis tombé amoureux de ce club. On ne se sent pas en Ukraine. C’est un choc pour les locaux à quel point c’est mul­ti­cul­turel. Il n’y a aucun sex­isme ni racisme. Tu ne ressens aucun juge­ment ni dan­ger. C’est la pre­mière fois que je fréquente un tel lieu en Ukraine. Cos­tumés ou nus, on vient comme on veut”, scan­de Serge, tou­jours le sourire aux lèvres. La pre­mière soirée touche à sa fin. Près du pre­mier bar en bas, les rayons du soleil tra­versent la grande baie vit­rée don­nant sur la chill room. Blanchie par la neige, la lumière du jour m’éclate les yeux. Ça signe mon départ. Je quitte les lieux pour y revenir quelques heures plus tard…

Les fig­ures poli­tiques du pays sont âgées et ne sai­sis­sent pas tout ce que nous réal­isons avec ∄. Mix­er devient alors politique.”

Après m’être accordé un bon repos, je reprends le chemin du ∄. Minu­it pointe son nez. Pour la sec­onde fois, je me fais tester au Covid-19 dans une tente prévue à cet effet à l’entrée du club avant de retrou­ver le fameux lieu. Ce soir, je sens davan­tage de fer­veur dans le pub­lic pour­tant tou­jours aus­si peu nom­breux que la veille. “J’apprécie quand le club n’est pas bondé”, explique Nastya Vogan qui finit son set. À 28 ans, la native d’Odessa a démar­ré le DJing “plus sérieuse­ment” il y a trois ans. En inté­grant ∄, elle a lancé Mod­ule Exchange, une école de pro­duc­tion MAO dans le même bâti­ment. “J’essaye de partager au max­i­mum mes con­nais­sances sur la musique avec ceux qui n’en ont pas. Nous pro­posons des cours pour dif­férents niveaux et même des mas­ter­class avec des DJs guests”, liste la fon­da­trice. Avec une fil­iale parisi­enne, son école prend du galon. Tout comme ∄ qui, depuis sep­tem­bre 2020, s’appuie sur son pro­pre label Stan­dard Devi­a­tion pour met­tre en lumière la scène ukraini­enne. Toutes ces ini­tia­tives per­me­t­tent de plac­er Kiev sur la carte du club­bing au niveau mon­di­al. Après le b2b de Nastya et Gael, DJ Cres­si­da prend les rênes de la soirée. Vivant à Berlin, l’artiste bri­tan­nique a déjà mis les pieds en Ukraine il y a trois ans mais aus­si en mars 2021. C’est à ce moment là qu’il décou­vre ∄. “J’en avais enten­du par­lé via quelques amis mais jamais je ne m’attendais à quelque chose d’aussi fou, s’exclame Cres­si­da, habitué à jouer partout en Europe. Le bâti­ment en lui-même, un staff adorable, le sound sys­tem et le pub­lic ouvert évidem­ment. Ici, je me sens à l’aise de pass­er des morceaux UK break­beat. Ce qui n’est défini­tive­ment pas pos­si­ble dans les clubs à Berlin.” Cres­si­da ne se fait pas prier pour sor­tir des car­cans de la tech­no berli­noise et s’aventure dans un set plus fourni en breaks que d’ordinaire. Agye­na se charge de la suite. Le DJ orig­i­naire de Nurem­berg oscille entre gross­es balles elec­tro et pépites italo-disco. Il me main­tient en haleine jusqu’au petit matin. Je ne le sais pas encore mais le jour s’est levé depuis quelques heures déjà. Comme la veille, je prends la lueur du soleil en pleine fig­ure en pas­sant devant cette fichue baie vit­rée. Il est temps de ren­tr­er et de saluer ce club qui n’existe pas. J’aurais dan­sé près de 17 heures dans cette anci­enne brasserie datant de 1881.

 

Contrôle de routine

En sor­tant du club, j’attrape un fly­er indi­quant le com­porte­ment à adopter en cas de con­fronta­tion avec la police ukraini­enne. L’information m’intrigue. Coup de kar­ma ou que sais-je, à peine ai-je mis un pied sur le trot­toir, une voiture se gare à mon niveau. Deux policiers sor­tent et me deman­dent si j’ai quelque chose d’illégal sur moi. La rai­son de ce con­trôle ? Vis­i­ble­ment aucune en par­ti­c­uli­er selon le polici­er qui mène l’opération devant son col­lègue. Si ce n’est que je sors de ∄. N’ayant rien de spé­cial dans mes poches, les gar­di­ens de la paix me lais­sent par­tir. Après coup, ce con­trôle inopiné me laisse per­plexe. Leur voiture sem­blait véri­ta­ble­ment atten­dre les clubbeurs à la sor­tie. En vision­nant des vidéos de la file d’attente devant le club lors des soirées fréquen­tées, j’ai pu voir des policiers arrêter des clubbeurs pen­dant qu’ils patien­tent devant le club. “Ce dérange­ment s’explique par de l’incompréhension, estime Nastya Vogan. Les fig­ures poli­tiques du pays sont âgées et ne sai­sis­sent pas tout ce que nous réal­isons avec ∄. Mix­er devient alors poli­tique. Dans mes sets, je place sou­vent des poèmes ou des tracks sym­bol­iques.” Ce week-end, la DJ n’a pas dérogé à la règle en jouant un col­lage de poèmes signés Delia Der­by sur le thème de la chute.

De son côté, ∄ fait au mieux pour apais­er les rela­tions avec le gou­verne­ment. À l’instar de la Com­mis­sion des clubs à Berlin, l’équipe du K‑41 a lancé des deman­des auprès des autres étab­lisse­ments noc­turnes pour mon­ter une organ­i­sa­tion sim­i­laire. En menant des cam­pagnes de préven­tion autour des drogues et en plaçant la musique et la danse au cœur du débat, ∄ rap­pelle à sa com­mu­nauté les enjeux cul­turels du club­bing. Ce qui per­met à Nastya de rester opti­miste : “Nous avons besoin de sou­tien, pas de pres­sion. Le temps et l’éducation devraient aider.”