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La façade du ∄ ©François Brulé
11 février 2022

J’ai passé 17 heures dans un des derniers clubs ouverts en Europe, à Kiev

par François Brulé

Il s’appelle – autrement dit le club qui n’existe pas – et semble être l’Eldorado de tout clubbeur en quête de sensations depuis novembre dernier. Situé dans le quartier historique de Podil au nord de Kiev, ∄ s’affiche comme l’un des derniers hauts lieux de la nuit encore ouvert sur le vieux continent. Reportage au sein de la scène club ukrainienne sur fond de menace d’un conflit armé avec la Russie.

Cela fait plusieurs mois que la rumeur à propos d’un club de Kiev considéré comme le “petit frère du Berghain” circule sur les dancefloors d’Europe. Au creux de cette énième vague d’épidémie de Covid-19, les établissements de nuit affichent porte close quasi-partout en Europe sauf en Angleterre, en Pologne et… en Ukraine. L’occasion était trop belle pour ne pas aller vérifier ce que l’on raconte à propos de ce fameux club qui n’existe pas à Kiev. Le lieu tant réputé, répond au nom de ∄, le signe mathématique signifiant la non-existence. Pour faciliter la chose, les locaux l’ont renommé K-41, en référence au numéro 41 de la Kyrylivska Street où il se situe.

Fraîchement débarqué – avec une température extérieure de – 10° C – dans la capitale ukrainienne le vendredi 21 janvier, je m’attelle vers ce lieu qui suscite tant de curiosité au sein de la scène club. Au-delà de l’ambiance, ce qui vaut au K-41 une comparaison au Berghain est d’abord lié à l’architecture intérieure du bâtiment. Situé dans une friche industrielle entourée d’usines plus ou moins désaffectées, ∄ a été designé par le studio berlinois karhard. À ce sujet, les artistes et clubbeurs locaux n’apprécient guère la comparaison avec la Mecque berlinoise de la techno et préfèrent revendiquer ∄ comme étant leur propre club en mettant en avant la scène ukrainienne. “Je n’aime pas trop l’idée de comparer ces deux lieux. Je n’ai encore jamais été au Berghain mais c’est certainement très différent, estime Nastya Vogan, DJ résidente à ∄. Kyiv regorge de DJs et producteurs très talentueux. Quelques-uns commencent à jouer dans toute l’Europe. La scène ne cesse de se développer.” Ce week-end, Nastya ouvre le club le samedi soir en b2b avec Gael, autre artiste ukrainienne. Mais ce vendredi, ∄ propose d’abord un line-up alternant disco et house. Une première pour le club qui se cantonne habituellement à des styles plus brutaux.

 

“Voir tout le monde sourire »

Cette tentative d’adoucissement est loin de déplaire à Serge Yamroz. Habitant à Odessa, au sud du pays, cet amoureux de la fête monte à Kiev une à deux fois par mois “pour danser”. En le croisant sur le dancefloor, sa bonne humeur et son sourire m’interpellent. “Je suis un grand fan de house et de disco. Cela amène davantage de sourires, de rires et de cris. Normalement au K-41, tu dois attendre le lever du jour pour entendre un peu de house”, m’explique le clubbeur âgé de 31 ans. C’est pourtant lors d’une soirée hard techno que Serge découvre ∄ pour la première fois. “J’y ai retrouvé la même énergie. J’ai été tellement surpris de voir tout le monde sourire, il n’y avait aucune colère. Ce mouvement n’amène que des vibes positives”, estime Serge. Alors qu’il continue de s’exalter sur la piste de danse, je me lance à la découverte du lieu. Au rez-de-chaussés se tiennent les vestiaires, puis le bar principal, le dancefloor et le DJ booth dans une seule et même grande pièce haute de plafond entourée par d’épais murs en pierre. En empruntant un escalier de fer en colimaçon, j’accède à l’étage. De là-haut, j’essaye d’apercevoir le dancefloor au loin. À travers l’épais nuage de fumée qui nous sépare, je distingue une dizaine de silhouettes qui s’abandonnent sur la disco envoyée par Pavel Plastikk, le seul DJ ukrainien de la soirée Ground Floor. En plus des chill rooms, l’étage renferme un deuxième bar plus intimiste et quelques dark rooms. Face à l’escalier, d’immenses toilettes – qui ne sont pas sans rappeler celles d’un certain Berghain – m’attendent. Dans la cacophonie générale, je tente de percevoir qui de ces personnages parlent anglais, russe ou ukrainien mais aussi où je mets les pieds… Je sors des toilettes, traverse les chill rooms peuplés d’humains se lézardant sur d’énormes coussins posés au sol et me retrouve face à un second escalier en fer. Je ne vois pas à plus de deux mètres tant la fumée englobe la pièce. Ce second escalier me mène vers un troisième tout en pierre. Éclairé par des bougies toutes les trois marches, celui-ci rejoint le booth. Arrivé en bas, j’atterris juste derrière le DJ face aux danseurs un peu plus nombreux qu’à mon arrivée. La troupe de la nuit est encore loin de remplir la pièce.

L’arrière du K-41 ©François Brulé

 

“On ne sent pas en Ukraine”

Ce vide ne sera pas comblé du week-end. Et pour cause, la situation politique entre l’Ukraine et la Russie est loin d’être bonne. Six ans après la révolution, les deux pays entretiennent certaines tensions. Sous la pression militaire soviétique, l’Ukraine a déployé des forces le long de la frontière en cas d’invasion. Le président russe Vladimir Poutine a annoncé qu’il répondrait par la force si cette dernière venait à rejoindre l’OTAN. Pourtant, dans les rues de Kiev, on est loin de sentir un climat de peur. “Les médias exagèrent et donnent une impression de panique dans notre pays, estime Nastya. La situation décourage sûrement certains mais si le club est moins bondé, c’est surtout parce que nous nous situons dans une période creuse juste après le Nouvel An. Les gens se préservent pour la soirée Pornceptual du 29 janvier.” Ce collectif queer, basé à Berlin et connu pour son expertise dans l’organisation de soirées sex-positives, suscite beaucoup d’engouement au sein de la communauté techno locale. En me baladant dans le club, je remarque à quel point le ∄ s’ouvre à tous les genres et toutes les sexualités. Né en novembre 2019, le lieu se considère comme un espace non-binaire permettant à toustes de s’exprimer librement. En croisant Serge à nouveau sur le dancefloor, je lui demande si cette politique se retrouve dans beaucoup d’endroits à Kyiv. “Ça a commencé à bouger après la révolution. La jeune génération remplie d’énergie, de force et de courage a organisé davantage de soirées, se souvient le natif d’Odessa. Les raves Cxema puis le club Closer sont vite devenus les lieux les plus libres.” Mais selon lui, ∄ a atteint un tout autre niveau de liberté durant ces dernières années. “Je suis tombé amoureux de ce club. On ne se sent pas en Ukraine. C’est un choc pour les locaux à quel point c’est multiculturel. Il n’y a aucun sexisme ni racisme. Tu ne ressens aucun jugement ni danger. C’est la première fois que je fréquente un tel lieu en Ukraine. Costumés ou nus, on vient comme on veut”, scande Serge, toujours le sourire aux lèvres. La première soirée touche à sa fin. Près du premier bar en bas, les rayons du soleil traversent la grande baie vitrée donnant sur la chill room. Blanchie par la neige, la lumière du jour m’éclate les yeux. Ça signe mon départ. Je quitte les lieux pour y revenir quelques heures plus tard…

« Les figures politiques du pays sont âgées et ne saisissent pas tout ce que nous réalisons avec ∄. Mixer devient alors politique. »

Après m’être accordé un bon repos, je reprends le chemin du ∄. Minuit pointe son nez. Pour la seconde fois, je me fais tester au Covid-19 dans une tente prévue à cet effet à l’entrée du club avant de retrouver le fameux lieu. Ce soir, je sens davantage de ferveur dans le public pourtant toujours aussi peu nombreux que la veille. “J’apprécie quand le club n’est pas bondé”, explique Nastya Vogan qui finit son set. À 28 ans, la native d’Odessa a démarré le DJing “plus sérieusement” il y a trois ans. En intégrant ∄, elle a lancé Module Exchange, une école de production MAO dans le même bâtiment. “J’essaye de partager au maximum mes connaissances sur la musique avec ceux qui n’en ont pas. Nous proposons des cours pour différents niveaux et même des masterclass avec des DJs guests”, liste la fondatrice. Avec une filiale parisienne, son école prend du galon. Tout comme ∄ qui, depuis septembre 2020, s’appuie sur son propre label Standard Deviation pour mettre en lumière la scène ukrainienne. Toutes ces initiatives permettent de placer Kiev sur la carte du clubbing au niveau mondial. Après le b2b de Nastya et Gael, DJ Cressida prend les rênes de la soirée. Vivant à Berlin, l’artiste britannique a déjà mis les pieds en Ukraine il y a trois ans mais aussi en mars 2021. C’est à ce moment là qu’il découvre ∄. “J’en avais entendu parlé via quelques amis mais jamais je ne m’attendais à quelque chose d’aussi fou, s’exclame Cressida, habitué à jouer partout en Europe. Le bâtiment en lui-même, un staff adorable, le sound system et le public ouvert évidemment. Ici, je me sens à l’aise de passer des morceaux UK breakbeat. Ce qui n’est définitivement pas possible dans les clubs à Berlin.” Cressida ne se fait pas prier pour sortir des carcans de la techno berlinoise et s’aventure dans un set plus fourni en breaks que d’ordinaire. Agyena se charge de la suite. Le DJ originaire de Nuremberg oscille entre grosses balles electro et pépites italo-disco. Il me maintient en haleine jusqu’au petit matin. Je ne le sais pas encore mais le jour s’est levé depuis quelques heures déjà. Comme la veille, je prends la lueur du soleil en pleine figure en passant devant cette fichue baie vitrée. Il est temps de rentrer et de saluer ce club qui n’existe pas. J’aurais dansé près de 17 heures dans cette ancienne brasserie datant de 1881.

 

Contrôle de routine

En sortant du club, j’attrape un flyer indiquant le comportement à adopter en cas de confrontation avec la police ukrainienne. L’information m’intrigue. Coup de karma ou que sais-je, à peine ai-je mis un pied sur le trottoir, une voiture se gare à mon niveau. Deux policiers sortent et me demandent si j’ai quelque chose d’illégal sur moi. La raison de ce contrôle ? Visiblement aucune en particulier selon le policier qui mène l’opération devant son collègue. Si ce n’est que je sors de ∄. N’ayant rien de spécial dans mes poches, les gardiens de la paix me laissent partir. Après coup, ce contrôle inopiné me laisse perplexe. Leur voiture semblait véritablement attendre les clubbeurs à la sortie. En visionnant des vidéos de la file d’attente devant le club lors des soirées fréquentées, j’ai pu voir des policiers arrêter des clubbeurs pendant qu’ils patientent devant le club. “Ce dérangement s’explique par de l’incompréhension, estime Nastya Vogan. Les figures politiques du pays sont âgées et ne saisissent pas tout ce que nous réalisons avec ∄. Mixer devient alors politique. Dans mes sets, je place souvent des poèmes ou des tracks symboliques.” Ce week-end, la DJ n’a pas dérogé à la règle en jouant un collage de poèmes signés Delia Derby sur le thème de la chute.

De son côté, ∄ fait au mieux pour apaiser les relations avec le gouvernement. À l’instar de la Commission des clubs à Berlin, l’équipe du K-41 a lancé des demandes auprès des autres établissements nocturnes pour monter une organisation similaire. En menant des campagnes de prévention autour des drogues et en plaçant la musique et la danse au cœur du débat, ∄ rappelle à sa communauté les enjeux culturels du clubbing. Ce qui permet à Nastya de rester optimiste : “Nous avons besoin de soutien, pas de pression. Le temps et l’éducation devraient aider.”

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