© Nabil Elderkin

Jayda G, au nom du père et de la mer

Dev­enue l’une des fig­ures de proue du label Nin­ja Tune, recon­nue pour ses DJ-sets passionnés comme pour ses pro­duc­tions house enjouées, la Cana­di­enne Jay­da G revient avec Guy, deuxième album qui rend hom­mage à son père, et sur lequel cohab­itent l’envie de faire danser et celle de faire réfléchir.

 

Cet arti­cle est extrait du Tsu­gi 161 : Jay­da G, Rahill et Nabi­hah Iqbal, les nou­velles reines de Nin­ja Tune

 

Elle reçoit en visio, mais à la mai­son, en jog­ging, une tasse de café à la main. Ce n’est pas forcément fréquent, Jay­da G faisant par­tie de cette catégorie de DJs tou­jours par monts et par vaux, de retour du Brésil avant de s’envoler pour l’Égypte puis Ibiza. Orig­i­naire de Grand Forks, une petite ville de 4000 habi­tants de l’Ouest cana­di­en, elle s’est installée à Lon­dres en 2019, après des escales à Van­cou­ver, Los Ange­les et Berlin, et s’y sent désormais comme chez elle. “À Berlin, j’en étais arrivé à un point où je venais telle­ment à Lon­dres, entre la pro­mo­tion de mon pre­mier album, ma résidence sur la BBC et celle au club Phonox, que je crois que je n’étais plus que trois ou qua­tre jours par mois à la mai­son. Ça n’avait plus vrai­ment de sens de con­tin­uer à vivre là-bas. Toute mon équipe est ici : mon man­age­ment, mon label, mon équipe de styl­isme. C’est plus sim­ple en ter­mes de tra­vail. J’y ai beau­coup d’amis, en plus. Et la langue aide, évidemment. Ça n’a pas été un déménagement dif­fi­cile.” Envisagerait-elle de ren­tr­er un jour à Grand Forks ? “Je ne sais pas… J’y pense assez sou­vent, en fait. J’y retourne au min­i­mum deux fois par an, pour voir ma mère, mes amis. Et puis mon mari est également orig­i­naire de là-bas. Donc on en par­le par­fois, on se dit qu’on y revien­dra quand on sera plus vieux. Mais Grand Forks est une petite ville très calme, à six heures de Van­cou­ver. Ce n’est pas l’idéal lorsque tu es DJ et que tu tournes partout dans le monde.

Redécouvrir son père

Ce ne sera sans doute pas dans les mois à venir, donc, le rythme des tournées n’étant pas appelé à dimin­uer pour la DJ, pro­duc­trice et chanteuse, dont la carrière grimpe irrésistiblement depuis la sor­tie de son pre­mier album en 2019 sur Nin­ja Tune, Sig­nif­i­cant Changes. Entretemps, il y a eu “Both Of Us”, sin­gle house red­outable pub­lié en pleine période Covid, qui a fait espérer à des mil­lions de per­son­nes le retour des clubs et l’a propulsée aux Gram­my Awards, nominée dans la catégorie meilleur titre dance ; il y a eu des remix­es pour Dua Lipa et Tay­lor Swift, un DJ-Kicks, des presta­tions à Glas­ton­bury et Coachel­la… Autant de mar­queurs d’une forme de réussite musi­cale qui ont fait de son deuxième album un disque atten­du. Un album char­ri­ant house et R&B, plus pop dans la forme, mais plus intime dans le fond, dédié à son père, William Richard Guy. “Le point de départ, c’était vrai­ment de par­ler de mon père. Il est mort quand j’avais 10 ans. Il a été malade pen­dant longtemps, durant cinq ans. Comme il savait qu’il allait mourir, il a décidé de racon­ter sa vie sur des cas­settes vidéo. Il a enreg­istré onze heures de ban­des. J’avais tou­jours eu en tête cette idée de faire un album autour de ces cas­settes vidéo, parce qu’il y a telle­ment d’histoires que je voulais en faire des chan­sons, mais ça m’a pris du temps avant de le faire. Quand tu tournes tout le temps, que tu voy­ages à tra­vers le monde, c’est com­pliqué. Je sais que cer­tains sont très doués pour com­pos­er de la musique sur la route, mais je n’en fais claire­ment pas par­tie ! Et puis la pandémie est arrivée. J’ai eu du temps pour m’attaquer à ce pro­jet.

Son père, décédé d’un can­cer il y a un peu plus de vingt ans, a eu à la fois une vie singulière et l’une de celles à laque­lle de nom­breux Afro-Américains pour­ront sans doute s’identifier. Né à Kansas City dans les années 1950, dans un quarti­er pau­vre, il fut très vite con­fronté à la vio­lence, au racisme et aux fins de mois dif­fi­ciles, et décida, pour s’extraire de cet envi­ron­nement, de s’engager dans l’armée à l’âge de 18 ans. En pleine guerre du Viet­nam, il fut envoyé en Thaïlande, se deman­dant ce qu’il fai­sait là. De retour aux États-Unis, il s’installa à Wash­ing­ton, fut DJ dans une radio la nuit, avant de se faire arrêter par erreur par la police durant les émeutes de 1968 faisant suite à l’assassinat de Mar­tin Luther King. Il par­tit ensuite pour le Cana­da, où il refit sa vie, reprit l’école afin de devenir tra­vailleur social et où il ren­con­tra la mère de Jayda.

L’écotoxicologie aux platines

De son père, Jay­da G con­serve des sou­venirs ten­dres, sou­vent liés à la musique. “Je me sou­viens qu’il nous fai­sait des mix­tapes pour les longs road trips que l’on fai­sait à tra­vers le Cana­da ou vers la Cal­i­fornie. Je me sou­viens aus­si qu’il achetait ses CDs via un cat­a­logue. Je m’asseyais avec lui sur le canapé et on feuil­letait le cat­a­logue pour choisir les dis­ques à com­man­der. La musique était impor­tante.” Mais se rep­longer dans les récits de son père fut aus­si une occa­sion de le redécouvrir.  “Tu sais, quand tu es enfant, tu vois tes par­ents comme des gens qui sem­blent tout savoir. Et puis tu gran­dis, et tu te rends compte qu’ils galèrent comme tout le monde, et qu’ils n’ont pas toutes les réponses. Mon père est décédé avant que ça n’arrive. Donc rep­longer dans ces cas­settes a été une façon de réapprendre qui il était, avec une per­spec­tive d’adulte. Ça m’a per­mis de mieux com­pren­dre les his­toires qu’il racon­tait, d’en saisir la pro­fondeur. Et en partageant ses his­toires, j’autorise les autres à se les appro­prier. Ça m’arrive tout le temps quand j’écoute de la musique ou que je lis un livre, je m’identifie à l’histoire d’un autre, je me vois dans l’histoire d’un autre. Ça aide à se con­necter avec les autres. Et c’est ce qui est le plus impor­tant à la fin. Ces expériences humaines qu’on partage, c’est avant tout une façon de se con­necter aux autres.

Ce besoin de con­nex­ion est sans doute ce qui l’a amenée à délaisser la carrière de biol­o­giste qui lui était promise pour épouser celle de DJ. Diplômée d’un mas­ter en ressources et ges­tion envi­ron­nemen­tale, avec spécialisation en tox­i­colo­gie envi­ron­nemen­tale, elle a durant un temps mené de front études en biolo­gie et dee­jay­ing, avant de choisir de se con­sacr­er pleine­ment à la musique au moment de la sor­tie de son pre­mier album. “Mais toute ma famille est assez sur­prise que je sois DJ, finale­ment. Moi aus­si, d’ailleurs !”, ajoute-t-elle en riant. Elle se considère néanmoins tou­jours comme une sci­en­tifique. Sa bio sur Insta­gram le rap­pelle, d’ailleurs :  “DJ, pro­duc­trice de musique et écotoxicologue.”

Je ne fais pas de recherche, je ne tra­vaille pas dans un labo, mais j’essaie de faire coïncider mon amour des sci­ences à celui de la musique, explique-t-elle. Beau­coup de mes pre­miers morceaux fai­saient référence à ma carrière sci­en­tifique. Mon pre­mier album était une ode à la thèse que j’écrivais. En 2019, j’ai organ­isé une série de conférences à Lon­dres, intitulées JMG Talks, où j’invitais les gens à venir écouter de jeunes sci­en­tifiques que j’interviewais. Je veux ren­dre la sci­ence plus acces­si­ble, et c’est sans doute pour ça qu’une boîte de pro­duc­tion m’a contactée pour faire un doc­u­men­taire envi­ron­nemen­tal.

Jayda G

© Nabil Elderkin

Un délicat exercice d’équilibre

Réalisé par Nico­las Brown (Serengeti : les clés de notre avenir), pro­duit par Fer­nan­do Meirelles (La Cité de Dieu) et mis en musique par RZA et Seu Jorge, ce film, inti­t­ulé Blue Car­bon, sor­ti­ra en fin d’année. Jay­da en est la nar­ra­trice. Une grande fierté pour elle, le sujet abor­dé lui ten­ant à cœur. “Le film par­le des écosystèmes océaniques côtiers, appelés écosystèmes de car­bone bleu : les marais salés, les man­groves, les her­biers marins, qui sont très effi­caces pour con­tenir le dioxyde de car­bone en dehors de l’atmosphère et le stock­er dans le sol. Des sortes de puits de car­bone naturels qui per­me­t­tent d’atténuer le change­ment cli­ma­tique. Tout le sujet du film est là : si nous défendons ces écosystèmes, si nous les protégeons et les aidons à croître, nous pou­vons lut­ter con­tre le réchauffement cli­ma­tique. Et c’est aus­si un sujet de jus­tice sociale, car le film par­le du décalage entre ceux qui vont subir le change­ment cli­ma­tique et ceux qui con­tribuent à ce change­ment. Entre les pays en développement et le monde occi­den­tal.” Des préoccupations écologiques qui ne s’accommodent pas forcément très bien avec sa carrière de DJ, elle en a bien con­science. “Je voy­age pour vivre. Je suis la première à reconnaître que mon mode de vie n’est pas durable, j’ai une empreinte car­bone énorme. Pour essay­er de con­tre­bal­ancer, je par­ticipe à un pro­gramme de com­pen­sa­tion car­bone. Je cal­cule le vol­ume de CO2 que je génère et je reverse ensuite une par­tie de mes revenus de tournée à des organ­i­sa­tions qui lut­tent con­tre le réchauffement cli­ma­tique. D’ailleurs, le film évoque cela également : lorsque l’argent est directe­ment mis entre les mains des gens qui vivent à côté de ces écosystèmes océaniques et qui en pren­nent soin, cela peut être bénéfique. Car on sait très bien ce qu’il faut faire pour lut­ter con­tre le réchauffement cli­ma­tique, il faut juste don­ner les moyens aux gens de le faire. Si elle ne fait pas par­tie de cette catégorie de musi­ciens doués pour com­pos­er de la musique sur la route, elle le reconnaît, en revanche, elle fait par­tie de cette catégorie de gens opti­mistes de nature, qui veu­lent croire à un monde meilleur. “L’espoir fait par­tie de notre nature humaine. C’est ce qui nous aide à con­tin­uer, à essay­er de trou­ver des solu­tions. Dans la musique, beau­coup de gens essaient de trou­ver des solu­tions. Beau­coup de fes­ti­vals essaient d’être plus durables. Et c’est le plus impor­tant, que les gens essaient.” C’est l’une des leçons qu’elle a retenues de son père, qui a tout fait pour avoir une vie meilleure.