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9 novembre 2018

Jean-Michel Jarre : “J’ai construit chaque titre d’Equinoxe Infinity comme les scènes d’un film »

par Patrice BARDOT

Il enchaîne Jean-Michel Jarre. À peine terminé de digérer la copieuse compilation Planet Jarre sortie en début d’automne, voilà qu’est annoncé l’arrivée vendredi prochain d’un nouvel album Equinoxe Infinity. Un nouveau pic créatif démarré  il y a trois ans avec les deux épopées fleuves Electronica où il avait convié une liste d’invités longue comme le bras, de Gesaffelstein à Jeff Mills enpassant par Rone ou Sébastien Tellier. Pas de casting à rallonge pour la nouvelle oeuvre du musicien de soixante-dix ans (il en parait facile quinze de moins) mais une inspiration personnelle très en verve où il mixe avec élégance mélodies accessibles et expérimentations électroniques. Rencontre.

Comment est-ce que tu définirais le lien entre Equinoxe Infinity et Equinoxe ton second album sorti en 1978 ?

Au départ, je n’avais pas l’intention de faire une suite à ce disque, mais quand on a évoqué l’idée de fêter l’anniversaire d’Équinoxe, j’ai eu envie de quelque chose que j’avais en tête depuis très longtemps : partir du visuel d’une pochette pour composer un album. Et c’est ce que j’ai fait en me demandant ce que sont devenus les créatures, ces espèces de “watchers”, qui sont sur la pochette d’Équinoxe, dont on ne sait pas trop ce qu’elles regardent. À l’ère du vinyle, c’est un visuel qui avait marqué son époque.

Avant même de m’atteler à cet album, j’ai demandé à un jeune artiste tchèque que j’ai découvert sur Instagram, Filip Hodas, de lui imaginer deux pochettes différentes, l’une qui symbolise un futur plus apaisé et l’autre un futur plus sombre. Et après j’ai composé la musique comme une sorte de bande-son qui puisse coller à ces images

C’est la première fois que tu travailles comme cela ?

Oui et du coup cela a été assez rafraîchissant. C’est une approche totalement différente. J’ai élaboré dans ma tête une sorte de scénario. Ces personnages symbolisent pour moi l’évolution, l’idée que la technologie nous observe, et ce depuis le début de mon travail avec les outils analogiques puis numériques et aujourd’hui l’intelligence artificielle. Bientôt les machines à travers les algorithmes prendront le pouvoir, mais de quelle manière ? On ne le sait pas encore. Est ce que cela débouchera sur un futur apocalyptique ou non ? J’ai construit chaque titre de cet album comme les scènes d’un film. Par exemple “Don’t Look Back” explore l’idée que l’on ne pourra imaginer le 21e siècle qu’à partir du moment où on regardera en avant, en arrêtant de se baser sur les modèles précédents. Plus que jamais, il va falloir inventer le futur. Equinoxe Infinity pourrait être la bande-son de ce qu’avait prédit le physicien Stephen Hawking. Il avait affirmé qu’avant la fin du 21e siècle, il faudrait que l’on aille coloniser d’autres planètes, car c’est la seule chance de s’en tirer.

Je trouve que cet album ramène la mélodie au cœur de ton travail…

C’est tout à fait juste. Je me suis senti exactement dans l’état d’esprit assez vierge dans lequel j’ai composé Oxygène, mon premier album. C’est pour ça que Equinoxe Infinity est aussi assez jouissif et dynamique. C’est un des albums les plus mélodiques que j’ai réalisés. Ces mélodies sont venues après une phase assez sombre de ma vie. J’ai perdu mes parents, mon premier producteur Francis Dreyfus, plus un divorce pénible. Pendant une dizaine d’années, j’ai été bloqué, je n’arrivais plus à aller en studio. Les collaborations musicales que j’ai faites avec les deux albums Electronica m’ont beaucoup aidé à m’en sortir. Du coup, j’ai sorti pratiquement l’équivalent de cinq albums en trois ans, je suis dans une phase assez productive.

Est ce que tu as travaillé avec des machines de l’époque d’Équinoxe ?

Au départ, je comptais utiliser les mêmes instruments que pour Équinoxe, mais très vite je me suis aperçu que cela n’avait pas de sens par rapport au scénario que j’avais imaginé : il fallait que j’utilise les instruments d’aujourd’hui, que je mélange les instruments analogiques avec les derniers “plug in” et algorithmes. J’avais envie également de laisser une place importante à des logiciels d’intelligence artificielle, mais c’était tôt. Il faut attendre encore quelques mois pour utiliser ces algorithmes de manière pertinente. Aujourd’hui les logiciels de IA te permettent au mieux de copier une chanson de Michael Jackson et des Beatles ou bien à partir d’une mélodie que tu leur donnes, de créer quelque chose d’assez rigoureux à la Canon de Pachelbel, ce qui n’est pas très intéressant. Mais avec les avancées de Sony, Google ou Microsoft dans ce domaine, je pense que mon prochain album sera composé avec une grande partie d’intelligence artificielle.

Quelle importance aura alors la partie humaine dans le processus de création ?

C’est une question intéressante. Dans mon prochain album, elle sera encore importante, mais il faut absolument réaliser que d’ici une dizaine d’années, tu auras des robots et des algorithmes d’intelligence artificielle qui seront capables de créer des romans, des films et des albums de musique originaux. Donc ça pose effectivement un problème important : comment l’être humain créateur va se positionner par rapport à ça ?

En donnant des directives aux robots ?

C’est le grand point d’interrogation. Jusqu’à présent on a toujours réussi à maîtriser la technologie, il n’y a pas de raison que l’on n’y arrive pas encore. Mais ce qui va beaucoup changer, c’est quand les algorithmes seront tellement sophistiqués qu’ils seront capables d’émotions. Est-ce qu’un jour les robots pourront éprouver de la nostalgie par exemple ? Et là on sera mal barré par rapport à l’intelligence artificielle qui sera capable de nous faire rire ou pleurer. Cela peut conduire à la disparition de la création telle qu’on l’entend aujourd’hui. Beaucoup d’artistes vont se trouver découragés parce que quoi qu’ils fassent, des machines le feront au moins aussi bien qu’eux…

©EDDA. Mark Tso.

Les deux visuels de pochette traduisent une vision positive et une vision négative du futur, tu penches de quel côté ?

Ce serait arrogant d’avoir une position tranchée sur un futur que, par définition, l’on ne maîtrise pas. Mais je pense qu’aujourd’hui il faut être optimiste par subversion. Si l’on regarde en arrière génération après génération, il y a eu cette attitude assez réactionnaire de se dire : hier c’était mieux et demain ça sera pire. Or dans notre évolution, les lendemains ont été plutôt meilleurs que les “hier”. Il y a deux siècles on avait une espérance de vie de 30 ans, on perdait ses dents à 20, on pouvait mourir d’un rhume et 80% de la planète mourrait de faim. Loin de moi de dire que c’est parfait aujourd’hui, mais ça va quand même un tout petit peu mieux. Surtout si on n’écoute pas toute la journée les chaînes d’info. Donc il n’y a pas de raison que notre futur soit moins bien que celui des générations précédentes. Sauf qu’il y a un phénomène dont on parle peu qui est l’explosion démographique. Nous sommes trop devant le même frigo comme disait le commandant Cousteau, et à un moment donné il va falloir partir dans l’espace. Pour la première fois dans l’histoire humaine, les incertitudes ne sont pas seulement liées au seul futur.

Est-ce que dans cette époque assez anxiogène avec le changement climatique, l’omniprésence de la technologie, il est urgent pour les artistes de s’engager, même si l’on fait comme toi une musique instrumentale ?

Quand on prend Beethoven ou Wagner, il y avait aussi une forme d’engagement dans les thèmes évoqués dans leurs symphonies qui sont pourtant instrumentales. Dans tous les mouvements musicaux, il y a un côté hédoniste et un côté avec une résonance sociale. Je suis absolument convaincu qu’il ne faut pas mélanger la culture et la politique. Mais ça ne veut pas dire que les artistes ne doivent pas s’engager à travers des convictions. Par exemple, j’ai joué il y a peu de temps en Arabie Saoudite. C’était la première fois que pour un concert en extérieur, le public hommes et femmes étaient mélangés. En plus, il y avait la vision 2030 de l’après-pétrole donc les instruments et le backline étaient alimentés par des panneaux solaires. Donc je n’hésite pas à aller dans ces endroits, comme je l’ai fait dans la Chine de l’après Mao. Parce que je suis foncièrement contre toute forme de boycott. C’est dans ces endroits où les populations sont isolées et privées d’une forme de liberté qu’il faut justement aller. Sinon on les punit une deuxième fois en les privant de culture, et on devient collaborateur de la radicalisation, car on les isole encore plus. En Arabie Saoudite 50% de la population à moins de 30 ans, ce qui est énorme. Ce sont des jeunes qui sont avides de changement, il faut leur tendre la main. J’ai été élevé par ma mère qui était une grande résistante, déportée, et elle m’a toujours dit quand j’étais enfant qu’il ne fallait pas confondre un peuple et une idéologie. Ce n’était pas évident de tenir ce genre de discours à son époque où l’on avait tendance à confondre Allemands et nazis.

Donc si on te propose d’aller jouer en Corée du Nord tu acceptes ?

Il est évident qu’à partir du moment où la Corée du Nord s’ouvre, il faut y aller. Il n’y a pas de question à se poser. C’est la seule manière d’arriver à cicatriser les plaies et faire en sorte d’aider à ce que le peuple soit moins isolé.

Mais tu ne sers pas ainsi de caution à un régime politique ?

L’objectif c’est d’arriver à travers la musique à exprimer des idées que le peuple n’a pas le droit d’affirmer. Il faut mieux risquer de se faire récupérer en allant dans ces pays, mais en tendant la main à un peuple et en exprimant un certain nombre d’opinions, plutôt que de ne pas le faire.

Bon, on se retrouve dans 40 ans pour voir qui a gagné l’homme ou la machine ?

À mon avis il faudrait que l’on se retrouve avant, non pas pour des questions d’âge, mais parce que cela va arriver beaucoup plus vite, dans les dix ans à venir. Bientôt tu ne pourras pas ouvrir la porte de ton frigo avant telle heure parce que ton taux de cholestérol est trop élevé ou tu ne pourras pas ouvrir la porte de ton appartement parce qu’une machine va te dire que le taux de pollution est trop fort. C’est effrayant, mais en même temps beaucoup de gens pensent que c’est comme ça qu’il faut vivre. Aujourd’hui avec les enceintes connectées, tu invites le monde entier dans ton salon à écouter ce qu’il se passe donc moi je débranche tout. Les punks de la prochaine génération ce sont ceux qui vont rejeter en masse internet. Nous sommes à la préhistoire de l’âge numérique, c’est un peu le Far West.

Jean-Michel Jarre Equinoxe Infinity (Columbia/Sony) sortie le 16 novembre

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