Kraftwerk : 50 nuances d’Autobahn
Oeuvrant jusqu’alors sous les radars francophones, Kraftwerk profite du 1er novembre 1974 pour passer la quatrième avec Autobahn, une symphonie synthétique autoroutière qui entre illico au panthéon de la pop culture. De Cerrone à Todd Edwards, les artistes se souviennent. Alors que le groupe vient d’être annoncé aux Nuits de Fourvière, il ressort une nouvelle édition de son album en version Dolby Atmos.
Par Maxime Delcourt
Article issu du Tsugi Magazine n°175 : Kraftwerk, ascendant vierge, Elisa do Brasil… Le Tsugi est 175 est dispo !
C’est le premier miracle de ‘Autobahn’, le plus évident : malgré son format presque opératique et sa mélodie qui s’étire sur près de 23 minutes, au point d’éclipser totalement la face B de l’album du même nom, l’endroit où ce morceau installe l’auditeur reste un confessionnal, un espace solitaire taillé pour les longs trajets introspectifs, seul avec ses pensées, soumises aux aléas des paysages qui défilent de l’autre côté du pare-brise. On parle évidemment ici de l’habitacle d’une voiture, peu importe laquelle tant qu’elle peut aller sur l’autoroute.
C’est là, sur ces longues routes bétonnées allemandes, que Kraftwerk devient réellement Kraftwerk. Dorénavant, les trois albums précédents seront reniés. Ou du moins, plus forcément évoqués en interview. Les suivants, eux, seront toujours plus conceptuels, toujours plus futuristes, tout en étant profondément ancrés dans les problématiques de l’époque : la radioactivité (Radio-Activity, 1975), l’hybridation homme-robot (The Man-Machine, 1978) et la numérisation du monde (Computer World, 1981). Le 1er novembre 1974, c’est donc l’autoroute qui hante l’esprit des quatre compères allemands. L’idée leur serait venue en se rendant dans leur studio, le fameux Kling Klang.
Il ne restait ensuite qu’à mettre en abyme cette vision, qui prend chez eux la forme d’une symphonie motorique répétitive, et pourtant progressive, qui se révèle aujourd’hui toujours aussi influente auprès de plusieurs générations d’artistes, contemporains ou héritiers de Kraftwerk. Ce n’est donc pas un hasard si Jean-Michel Jarre, Daniel Avery, Nina Kraviz ou Giorgio Moroder ont tenu à rendre hommage à Florian Schneider à l’annonce de son décès le 21 avril 2020. Ce n’est pas un hasard non plus si Rodolphe Burger, Para One, Pone, Cyril Cyril, Cerrone, Todd Edwards, Laetitia Sadier ou encore Alan Braxe témoignent ici d’un tel enthousiasme au moment d’évoquer leur obsession. Pour ‘Autobahn’, certes, mais aussi envers la profonde radicalité du groupe de Düsseldorf.
Rodolphe Burger (Fondateur de Kat Onoma et explorateur sonore)
» ‘Autobahn’ est un single fondateur à plein d’égards, aussi bien pour le groupe que pour la musique populaire. Avec le recul, c’est tout de même marrant de noter que c’est à partir de ce moment-là que Kraftwerk va réellement devenir Kraftwerk, quitte à renier les albums précédents, jugés dès lors trop fidèles au reste de la scène krautrock allemande. À l’écoute de ‘Autobahn’, on perçoit bien sûr des bribes de guitares ou d’instruments acoustiques, voire des bruits concrets (le moteur, les portes qui claquent, etc.), mais ce sont bien là les prémices d’un son électronique typique de Kraftwerk, celui qui influencera directement des artistes anglais en quête de modernité, tels que Bowie ou Brian Eno.
C’est un manifeste, qui pose les principes de tous les morceaux ultérieurs du groupe. On pourrait dire, bien sûr, que ‘Autobahn’ a totalement éclipsé le reste de l’album du même nom, ce qui a d’ailleurs incité le groupe à présenter les disques suivants comme des concepts à part entière, à écouter dans leur intégralité, mais comment aurait-il pu en être autrement au sujet d’un morceau aussi long, aussi foisonnant ? Malgré tout, il faut évoquer la dimension profondément pop d’une telle chanson.
Les membres de Kraftwerk n’avaient aucune envie de faire du Stockhausen, ils voulaient simplement être radicaux, rejeter tout ce qui pouvait s’apparenter au folklore allemand et composer une musique remplie de subtilité, dans les paroles comme dans l’imagerie ou la mélodie, totalement pensée pour être diffusée à la radio. C’est d’ailleurs là toute l’intelligence et la beauté de “Autobahn”, un morceau ô combien performatif, dans le sens où les paroles racontent ce que les artistes font, tout en étant en adéquation parfaite avec l’univers qu’elles suggèrent. Quiconque a déjà écouté “Autobahn” en roulant sur l’autoroute le sait parfaitement : on touche là à une véritable alchimie. »
Todd Edwards (DJ et producteur américain, collaborateur de Daft Punk)
« Ayant grandi dans les années 1970 et 1980, mes goûts se sont longtemps limités à ce qu’écoutait ma grande sœur, qui a neuf ans de plus que moi, ou à ce qui passait à la radio. À cette époque, l’un de mes morceaux préférés était ‘Planet Rock‘ d’Afrika Bambaataa, avec cette ligne de synthé terriblement accrocheuse – j’ignorais bien sûr qu’il s’agissait en réalité d’un sample de ‘Trans-Europe Express‘… Une fois au lycée, j’ai commencé à m’intéresser davantage à Kraftwerk, notamment via l’album Computer World, sans toutefois tendre une oreille à ce que le groupe avait pu faire auparavant.
Il n’y avait pas de streaming, je ne pouvais pas acheter des centaines de vinyles et j’avais de toute façon d’autres obsessions musicales à assouvir. Ces dernières années, grâce à Spotify, j’ai pu rattraper mon retard au sujet de Kraftwerk, et j’ai vraiment pris conscience de ce que symbolise un titre comme ‘Autobahn’, aussi bien dans le parcours du groupe que dans l’histoire de la musique moderne. Ce morceau est tellement innovant, tellement dans un autre monde par rapport à la production de l’époque que j’aime le considérer comme l’incarnation même d’une musique new age aux sonorités synthétiques.

Kraftwerk en concert à l’Alex Colley’s electronic Ball Room le 21 avril 1975 à Atlanta
Jusqu’alors, Kraftwerk était davantage dans une expérience d’écoute, dans quelque chose de très rock finalement. À partir de ‘Autobahn’, on comprend que le groupe s’essaye à des rythmes plus élevés. Ce n’est pas vraiment de la dance, mais ce sont clairement là les prémices de la synth-pop, cette façon de réaliser des variations synthétiques sur le même thème dans des morceaux hyper marquants, comme ‘Radioactivity’ ou ‘Trans-Europe Express’.
En quelques notes de synthés, souvent magnifiques, toujours très minimalistes, les gars parviennent à définir un concept et à développer un imaginaire qui pourrait totalement être un film. C’est fascinant. D’ailleurs, je tiens à le dire : la façon dont ils superposent des lignes synthétiques et des sons de cloches sur “Autobahn”, c’est typiquement quelque chose que j’aimerais m’approprier aujourd’hui si je ne risquais pas d’avoir de gros ennuis juridiques pour avoir samplé Kraftwerk. (rires) »
Laetitia Sadier (Cofondatrice de Stereolab)
« Je me souviens avoir entendu ‘The Model’ dans les années 1980. Cette mélodie parfaitement sculptée au scalpel qui m’avait envoûtée dès la première écoute et qui, aujourd’hui encore, me paraît être un single froidement exaltant. Il faut dire que Kraftwerk, de la même manière que le Velvet Underground, My Bloody Valentine ou Aksak Maboul, est une pierre incontournable de l’édifice musical qui nous a forgés avec Tim Gane, mon partenaire au sein de Stereolab. Si vous écoutez bien ‘OLV 26’, vous pouvez entendre une ligne de basse similaire à celle de Kraftwerk, quelque chose d’assez suave, linéaire, qui trace toujours tout droit paisiblement et avec une force gentiment volontaire.
Bien sûr, l’imagerie autour du groupe est mémorable et a sûrement quelque chose à voir avec son succès, mais c’est aussi le son de Kraftwerk qui marque les esprits, dans le sens où il contraste avec le glam rock des usuels groupes anglais et américains tout en étant complètement à sa place parmi tout ce beau monde. Quant à ‘Autobahn’, ce qui m’a toujours plu dans ce morceau, c’est non seulement la nouveauté et la radicalité dans le son qu’il présente, mais aussi le fait qu’il s’appuie sur un groove d’enfer et sur une mélodie qui transporte ailleurs : on se croyait bel et bien en voyage sur l’autobahn ! Ce titre est tout bonnement excellent, même si je dois confesser avoir un amour particulier pour le premier album de Ralf Hütter et Florian Schneider, enregistré sous le nom Organisation. Ils avaient alors les cheveux longs et l’air de hippies engagés à gauche. »
Cyril Yeterian (Membre de Cyril Cyril et fondateur de Bongo Joe Records)
« Je me souviens de la première fois où j’ai entendu Kraftwerk : j’étais alors au collège en Suisse et c’était ‘Showroom Dummies‘, un titre qu’un pote avait mis sur une cassette aux côtés d’Autechre, DJ Shadow ou Aphex Twin. Direct, ce morceau est devenu pour moi un classique et a littéralement changé ma vie. Surtout, il m’a ouvert à la musique de Kraftwerk, avec ce groove lent, millimétré et froid, qui convient tellement à l’idée de la mécanique, de la route, à ces longues journées de déplacement où tu ne vois rien d’autre que des bandes blanches défiler à l’infini.
Dans ‘Les Gens’, j’évoque d’ailleurs une autoroute blanche, mais c’est vrai aussi que beaucoup de chansons de Cyril Cyril parlent souvent de route, probablement l’endroit le plus fréquenté par n’importe quel musicien en tournée. Avec ‘Autobahn’, Kraftwerk a tout simplement magnifié cette idée. Et le plus beau, c’est que ça n’a pas pris une ride. Il faut dire que le geste musical est tellement ultime… Je ne parle pas uniquement de l’utilisation des synthés, hyper avant-gardiste, mais aussi des lives du groupe, du côté iconique de la pochette, ainsi que du ton et de la froideur qui se dégagent de la mélodie, des paroles. C’était déjà hyper moderne il y a 50 ans, et nul doute que ça le sera encore en 2074. »
Para One (DJ, producteur et compositeur)
« À défaut d’être un contemporain de Kraftwerk, je dirais que je suis un des enfants du groupe. Je suis né en 1979 et j’ai grandi avec un tas de références : Telex, Yellow Magic Orchestra, Akira, Lio, le hip-hop… Assez naturellement, j’ai fini par réaliser l’influence monumentale qu’avait pu avoir Kraftwerk sur toutes ces œuvres, tous ces mouvements, notamment via une musique indéfinissable au moment de sa sortie. À l’époque de ‘Autobahn’, il n’y a rien de similaire au sein du paysage musical. C’est totalement nouveau et ça incarne finalement la transition de Kraftwerk, qui se débarrasse de cette base rock qui constituait jusqu’alors la structure mélodique de ses morceaux tout en n’étant pas encore un groupe électronique à proprement parler.
Là, les gars arrivent avec un concept très affirmé, les gens n’y sont pas préparés, mais ils parviennent malgré tout à populariser leur idée, tout en laissant les auditeurs dans une forme d’incompréhension face à ce qu’ils viennent d’écouter. Une fois, Kavinsky m’avait d’ailleurs raconté une soirée passée avec Guy-Man des Daft et m’expliquait que ce dernier bloquait complètement sur ‘Numbers’. Il ne comprenait pas comment Kraftwerk avait réussi à créer un tel son de synthé.
On sait, bien sûr, que la musique du groupe émerge d’un contexte social et politique propre à l’Allemagne des années 1960-1970, mais cette capacité à créer du futur à partir de presque rien, un peu comme les rappeurs de Memphis dans les années 1990, me fascine toujours autant. Cela dit, il me faut être honnête : au- delà de ‘Autobahn’, les deux morceaux de Kraftwerk ayant eu la plus grande influence sur moi sont indéniablement ‘It’s More Fun To Compute’, qui est pour moi semblable à une sculpture classique qui traverse les âges et que je joue dans mes sets, et ‘Numbers ». À mon avis, ces deux titres peuvent retourner n’importe quel club d’aujourd’hui. Pas parce que les gens les connaissent, mais parce qu’ils sont imparables et donnent l’impression d’être hors du temps. »
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Alan Braxe (Icône french touch, coauteur de ‘Music Sound Better With You’)
« À titre personnel, je suis tenté de citer ‘It’s More Fun To Compute’ et ‘Numbers’, deux titres que j’ai énormément écoutés, sans jamais comprendre comment ils étaient parvenus à créer de telles mélodies à partir des instruments utilisés. Il y a un côté hasardeux que j’aime beaucoup, comme si le groupe avait laissé de la place aux erreurs, à l’immédiat, à l’écriture automatique que peuvent parfois encourager les synthés. Pour moi, on tient ici deux titres impossibles à rejouer autrement, avec d’autres instruments, là où ‘Autobahn’ pourrait totalement être revisité au piano.
Ce titre est nettement plus mélodique, plus froid également, ce qui explique sans doute pourquoi il me touche un peu moins que les deux morceaux évoqués plus haut. Cela dit, impossible de pas reconnaître là la justesse du propos, l’avant-gardisme de la production et cette facilité avec laquelle Kraftwerk parvient toujours à sortir ce qu’un synthé a de plus beau à offrir. »
Pone (Cofondateur de Birdy Nam Nam et champion du monde de turntablism en 2000)
« Kraftwerk est un groupe que j’ai d’abord découvert lors d’une finale de DMC en 1993, aux États-Unis, où un DJ faisait des passe-passe et scratchait sur ‘Tour de France’. Par la suite, j’ai compris que beaucoup de DJ utilisaient le même morceau, y compris l’un de mes mentors, Crazy B. J’ai décidé donc d’acheter le maxi, puis j’ai découvert d’autres titres, comme ‘The Robots’, mais aussi la façon dont Kraftwerk se produisait sur scène. Indirectement ou non, on s’en est inspirés du temps de Birdy Nam Nam, dans le sens où on se présentait également tous les quatre alignés face au public.
En 2011, on a même fait un gros clin d’œil à Kraftwerk via l’EP Trans Boulogne Express : on défendait alors un son plus électronique et on trouvait ça sympa de faire écho à ‘Trans-Europe Express’, un morceau que l’on a d’ailleurs diffusé en intro de notre Zénith en 2011… Quant à ‘Autobahn’, disons que ce que j’aime dans ce titre est semblable à tout ce que j’apprécie chez Kraftwerk : le travail sur les rythmiques, très électroniques, très méticuleuses, presque spatiotemporelles. J’avoue être moins intéressé par le travail mélodique.
Pas parce que les gars sont moins bons dans ce domaine, mais parce que je vais avant tout vers leur musique en tant que DJ, à la recherche de leur beat, d’un snare hypermoderne, de ces sons et ces nappes synthétiques qui ne sont jamais classiques. Mais là où je suis le plus impressionné, et ‘Autobahn’ en est la parfaite démonstration, c’est qu’il est possible de piocher autant d’idées dans des morceaux finalement assez épurés. »
Cerrone (Auteur du mythique ‘Supernature’ et pape de la rythmique disco)
« En 1977, au moment de composer ‘Supernature‘, mon collaborateur Alain Wisniak me conseille de m’imprimer du style de production d’un groupe allemand qu’il a découvert quelque temps plus tôt. J’avais déjà la mélodie, mais il savait que ce que j’allais écouter pourrait m’influencer, quand bien même la musique de Kraftwerk était très éloignée de la mienne. L’histoire lui a donné raison : très vite, l’écoute de ‘Autobahn’ a eu un effet déclencheur sur moi.
Dans les années 1970, tous les artistes cherchaient à tout prix à ressembler aux autres ; Kraftwerk avait en cela une approche différente. À la manière de Pink Floyd et de Tangerine Dream, on sentait chez eux l’envie d’amener les gens dans un univers, de proposer un véritable voyage. Et comme trois minutes, c’est un peu court pour réaliser un tel projet, ils ont eux aussi choisi de développer des thèmes et trouver des idées à même de capter l’attention sur parfois plus de dix minutes. La différence, c’est que ces gars-là proposaient un son nettement moins léché, plus brut, moins produit.
Chez eux, il y a certes des concepts très forts – l’autoroute, la radioactivité, le devenir-robot de l’être humain –, mais il y a surtout ces mélodies relativement simples, ce travail d’épure, cette façon de ne retenir que l’essentiel. À titre personnel, ‘Autobahn’ fait donc partie de ces titres qui m’ont toujours incité à aller vers des sonorités différentes. Pour tout dire, dans les années 1970, dès que je sentais que je me répétais ou que je tournais en rond, j’écoutais Kraftwerk, mon esprit s’en nourrissait et je revenais à chaque fois en studio avec des intentions plus étranges.
De là à affirmer que ‘Supernature’ n’aurait pas existé si je n’avais pas écouté ‘Autobahn’, ou Kraftwerk dans son ensemble ? C’est difficile à dire… Ce qui est certain, c’est que ces gars-là ont popularisé l’utilisation des synthés et qu’ils ont ramené un imaginaire, un état d’esprit que l’on réduit souvent à un côté futuriste alors qu’il n’y a finalement rien de plus terre à terre que l’autoroute. »
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