© Geoffrey Hubbel

La flambée des cachets va-t-elle tuer les festivals ?

Moins de gros noms, plus d’artistes français. À l’heure où beau­coup de fes­ti­vals ont annon­cé leur pro­gram­ma­tion pour l’été, c’est la ten­dance qui se des­sine. Elle fait écho à l’enquête que nous avions pub­liée en novem­bre dernier sur la hausse des cachets des artistes. Plusieurs pro­gram­ma­teurs et directeurs de fes­ti­vals nous avaient alors expliqué que cette infla­tion les con­traig­naient à ne plus pou­voir vis­er cer­taines têtes d’affiche inter­na­tionales et à se diriger vers un mod­èle décroissant. 

Qua­tre mois plus tard, le con­stat n’a pas changé pour Benoît Chas­tenet, directeur du fes­ti­val Ecaussys­tème, dans le Lot : “L’in­fla­tion est encore et tou­jours une réal­ité au plan nation­al, mais plus encore à l’in­ter­na­tion­al où les cachets demandés devi­en­nent démesurés.” Elle l’a poussé à tra­vailler sur une pro­gram­ma­tion ori­en­tée vers “des propo­si­tions plus alter­na­tives”. En espérant que le pub­lic suive. “Cette édi­tion nous per­me­t­tra de voir si cet axe est le bon, ou s’il con­vient d’en définir un autre, au risque de dis­paraître faute d’avoir su se réin­ven­ter.” Lisa Béla­geon est plus pes­simiste. La coor­di­na­trice du fes­ti­val Au foin de la rue, en Mayenne, n’a tou­jours pas bouclé sa pro­gram­ma­tion, à cause de “dif­fi­cultés face aux tar­ifs”, mais a dû se résoudre à aug­menter le prix des bil­lets, de 35 à 40€ pour le pass jour, et de 55 à 69€ pour le pass 2 jours. Elle a reçu des com­men­taires négat­ifs. “Cer­tains trou­vent qu’on “se gave” avec cette aug­men­ta­tion. Vis­i­ble­ment, ça ne choque per­son­ne de dépenser 40€ pour un seul artiste en Zénith, mais beau­coup plus pour en voir dix en festival…”

 

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Cet article est issu du Tsugi 155 : L’argent fou

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La pandémie n’aura pas freiné le phénomène, bien au con­traire. Un an après la reprise des con­certs, les pro­fes­sion­nels de la musique live s’alarment de voir les cachets des artistes mon­ter en flèche pour attein­dre des sommes folles. Une infla­tion qui men­ace la péren­nité de plusieurs fes­ti­vals et inter­roge sur leurs mod­èles économiques.

Septem­bre 2022. Alors que la France ren­tre de vacances, Chris­t­ian Allex a déjà la tête tournée vers l’été suiv­ant. Il la prendrait bien entre ses mains si celles-ci n’étaient occupées à jon­gler entre télé­phone et ordi­na­teur, tableaux Excel et boîtes mail. Pro­gram­ma­teur depuis plus de trois décen­nies, passé notam­ment par les Eurock­éennes de Belfort, il est aujourd’hui en charge de plusieurs fes­ti­vals, La Mag­nifique Soci­ety à Reims, le VYV Fes­ti­val à Dijon et le Cabaret Vert à Charleville- Méz­ières, qui a accueil­li 125 000 per­son­nes en août, venues écouter Stro­mae, Slip­knot ou Liam Gal­lagher. Il n’est pas sûr d’avoir déjà vécu une ren­trée si com­pliquée. “Je suis en pleines négo­ci­a­tions, mais vu les attentes des artistes, je vois bien qu’il me manque au moins 25 à 30 % sur mes bud­gets artis­tiques. En gros, un artiste qui demandait 30 000 euros il y a un an en veut 80 000 aujourd’hui.” Une explo­sion qui le laisse amer. “La hausse des cachets existe depuis vingt ans, mais il y a eu un effet Covid. En 2021, alors qu’on ne savait pas si on allait réou­vrir, tous les agents et artistes du monde nous ont dit : “On va réduire nos cachets, ne vous inquiétez pas, on sait que c’est com­pliqué.” Depuis, c’est une boucherie !”

Un sen­ti­ment qu’il n’est pas le seul à partager. La hausse des cachets est le sujet qui agite tout le secteur de la musique live en France en ce moment. Celui dont tout le monde a par­lé dans les couliss­es du MaMA, la con­ven­tion des pro­fes­sion­nels de la musique qui s’est tenue à Paris mi-octobre. “Le point majeur” qui est ressor­ti du dernier con­grès du SMA (Syn­di­cat des musiques actuelles), selon sa direc­trice Aurélie Hannedouche. En août déjà, Jean-Philippe Thiel­lay, directeur du CNM (Cen­tre nation­al de la musique), s’en était ému lors d’une table ronde à Rock en Seine, appelant ouverte­ment les artistes à revenir à “plus de décence”.

 

Tout augmente sauf la fréquentation

Le phénomène n’a pour­tant rien de nou­veau. L’inflation des cachets remonte au milieu des années 2000, au moment où les ventes de dis­ques s’effondrant, les artistes musi­caux se sont tournés vers le live pour pal­li­er le tarisse­ment de leurs revenus. C’est à cette péri­ode que de grands groupes tels que Viven­di, Live Nation et AEG investis­sent le secteur, rachetant salles de con­cert et fes­ti­vals et pro­posent des con­trats records à des artistes pour pro­duire leurs tournées. En France, la fil­ière, encore très asso­cia­tive, presque arti­sanale, s’industrialise, et le nom­bre de fes­ti­vals explose – 70% d’entre eux ont vu le jour après les années 2000. Les cachets aus­si, de façon mécanique. Mais après deux ans de fer­me­ture due à la pandémie, dans une péri­ode où tout aug­mente sauf la fréquen­ta­tion (-18% de recettes bil­let­terie en fes­ti­val entre 2019 et 2022, chiffres CNM), ces hauss­es ont plus de mal à pass­er. “Ce qui com­plique la donne cette année, c’est qu’on a des coûts qui ont explosé à tous les niveaux : appro­vi­sion­nements, logis­tique, tech­nique, sécu­rité, détaille Benoît Chas­tanet, directeur du fes­ti­val Ecaussys­tème à Gignac, dans le Lot. Et en face, les leviers sont moins nom­breux. Dans le con­texte économique actuel, il est com­pliqué d’augmenter le prix des places, les bud­gets des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales sont con­traints, et il est égale­ment plus dif­fi­cile d’aller sol­liciter des parte­naires privés.” Aujourd’hui, la plu­part des fes­ti­vals ne sont renta­bles que s’ils vendent 95% de leurs bil­lets, voire au-delà. Le SMA évoque même le cas d’un fes­ti­val défici­taire en ayant été com­plet. “Il y a encore sept ou huit ans, on avait besoin d’un taux de rem­plis­sage de 65% pour équili­br­er, désor­mais, à 95% on arrive à zéro, s’inquiète Alain Navar­ro, respon­s­able du fes­ti­val Pause Gui­tare à Albi. Ce manque de rentabil­ité est notam­ment lié aux coûts de sécu­rité, qui ont beau­coup aug­men­té ces dernières années, mais surtout à l’inflation des cachets. On ne la voit pas frein­er, du coup on se pose tous beau­coup de ques­tions sur l’avenir de nos mod­èles économiques.” Thomas Main­dron, directeur du fes­ti­val de Poupet à Saint-Malô-du-Bois, en Vendée, pré­cise: “À l’époque, les têtes d’affiche français­es étaient à plus ou moins 80000 euros et on arrivait à avoir de belles poin­tures inter­na­tionales pour 200000. Doré­na­vant, une tête d’affiche française, c’est entre 150000 et 200000 euros min­i­mum. Les inter­na­tionaux démar­rent à 300000 ou 400000 euros et on arrive régulière­ment au mil­lion.” Une infla­tion qui, selon eux, con­cern­erait tout type d’artistes, petits comme gros. “Cette année, j’ai des artistes qui me deman­dent qua­tre fois le prix de l’an dernier”, s’alarme Clé­ment Meyère, pro­gram­ma­teur pour les fes­ti­vals parisiens We Love Green et Pea­cock Soci­ety.

 

Peacock Society 2022

© Maxime Chermat

 

L’effet Covid

Alors que cer­tains organ­isa­teurs de fes­ti­vals espéraient que la par­en­thèse pandémique per­me­tte de repar­tir sur des bases plus mod­érées, elle sem­ble au con­traire avoir accéléré le phénomène. Julien Cata­la, qui dirige l’agence Super!, qui pro­duit des con­certs et fait tourn­er en France une cen­taine d’artistes, sou­vent inter­na­tionaux (Bicep, Ani­mal Col­lec­tive, Belle&Sebastian…), voit claire­ment un effet Covid. “Les artistes n’ayant pas tourné pen­dant deux ans ont besoin de gag­n­er encore plus. Les Français ont été aidés par l’État, mais pas les artistes étrangers.” Et ce n’est pas avec le stream­ing qu’ils ont pu se rat­trap­er. Les dernières don­nées pub­liées par Spo­ti­fy en mars ont rap­pelé que seule une minorité d’artistes (1%, soit 50000 à tra­vers le monde) pou­vait espér­er attein­dre 10000 dol­lars de revenus annuels via la plate­forme, chiffre auquel il faut sous­traire la part de la mai­son de dis­ques. “La plu­part des artistes se plaig­nent tou­jours de ne pas avoir assez de rémunéra­tions sur le stream­ing. Le live reste clé”, con­firme Julien Catala.

En tant que tourneur, il pour­rait se réjouir de voir les tar­ifs de ses artistes mon­ter (il touche un pour­cent­age sur chaque cachet), mais il s’inquiète d’une ten­dance qu’il juge “pas saine” pour le secteur. “On essaie de représen­ter les artistes à leur juste prix.” Seule­ment, avec les artistes, et leurs man­agers, le dia­logue n’est pas tou­jours évi­dent. “On en par­le avec les Français qu’on représente, et je pense qu’ils voient bien que c’est vital pour eux que les fes­ti­vals français tien­nent le coup. Avec les artistes étrangers, c’est plus com­pliqué. Déjà, parce qu’on échange moins sou­vent avec eux qu’avec leur agent ou man­ag­er.” Le patron de Super! s’inquiète égale­ment d’une nou­velle façon de tra­vailler, plus spécu­la­tive. “Avant le Covid, il exis­tait une sorte de barème informel lié au pub­lic que le groupe rame­nait sur ses con­certs. Par exem­ple, un groupe qui jouait à l’Olympia, on savait que ça équiv­alait à tel prix en fes­ti­val d’été, un groupe qui fai­sait le Zénith, ça valait à peu près tant, etc. Mais aujourd’hui, pas mal de man­agers ou agents étrangers nous dis­ent: on ne veut pas faire de con­cert, on veut juste aller dans les fes­ti­vals. On est dans une sorte de bulle où le man­ag­er ne veut pas mon­tr­er com­bi­en son artiste vaut pour pou­voir deman­der un max­i­mum d’argent. Moi j’aimais bien l’idée : on pro­dui­sait un con­cert à Paris, voire une tournée en province, et du coup la valeur de l’artiste représen­tait vrai­ment ce qu’il pesait en ter­mes de bil­let­terie. Ça me parais­sait plus sain que de le ven­dre sur des bases comme le nom­bre de streams ou d’abonnés Tik Tok, qui sont super volatiles.” Clé­ment Meyère abonde dans son sens : “Les chiffres du stream, c’est à la fois irréfutable et biaisé. Il y a tou­jours une manière de mon­tr­er que ton artiste a bat­tu un record sur tel laps de temps, telle caté­gorie, tel ter­ri­toire, mais en réal­ité, ça ne dit pas quel est son poten­tiel de billetterie.”

 

Avant, on avait des bus de tournée qui nous coû­tait entre 1000 et 1500 euros par jour en moyenne, aujourd’hui c’est entre 2500 et 3000 euros.”
Ange­lo Gopée (Live Nation)

 

Hausses mécaniques et concurrence étrangère

Du côté de Live Nation, poids lourd mon­di­al du live, représen­tant et organ­isant des con­certs pour plus de qua­tre mille artistes, pro­prié­taire de plus de deux cents salles et qua­tre cents fes­ti­vals, dont Lol­la­palooza et Main Square en France, on estime au con­traire que ces hauss­es sont en phase avec une réal­ité économique. “Depuis la pandémie, tous les coûts ont aug­men­té par deux ou par trois, rap­pelle Ange­lo Gopée, directeur général de Live Nation France. Avant, on avait des bus de tournée qui nous coû­taient entre 1000 et 1500 euros par jour en moyenne, aujourd’hui c’est entre 2500 et 3000 euros. Ces aug­men­ta­tions se réper­cu­tent sur le cachet. Les artistes français tour­nent doré­na­vant avec des scéno­gra­phies beau­coup plus ambitieuses. Avant, ils venaient juste avec leurs instru­ments. Aujourd’hui, on le voit avec Orel­san, Stro­mae ou Nek­feu, ils arrivent avec de la lumière, de la vidéo, et tout ça a un coût qu’il faut bien réper­cuter sur le cachet. Et les artistes anglo-saxons étant devenus très chers, les fes­ti­vals se tour­nent de plus en plus vers les Français. Le souci, c’est qu’ils veu­lent tous les mêmes artistes, mais un artiste ne peut pas faire physique­ment plus de quar­ante fes­ti­vals d’été. Alors que se passe-t-il ? Ceux qui ont les moyens surenchéris­sent au détri­ment des autres. Et for­cé­ment, à moins qu’ils aient des accoin­tances ou une his­toire avec un fes­ti­val, les artistes vont choisir ceux qui leur pro­posent le plus d’argent. C’est nor­mal, ils sont là pour gag­n­er leur vie.”

 

La Magnifique Society

©C.CARON

 

Chris­t­ian Allex ne le con­tred­it pas : “Je pense que ce qui fout en l’air notre bazar, ce sont les coûts de pro­duc­tion. Les artistes français tour­nent avec des scéno­gra­phies hyper cools, mais ça leur coûte une blinde. Et le marché des fes­ti­vals leur fait un bien fou, parce que ça leur per­met d’amortir ce qu’ils ont investi sur les tournées. Ils sont aus­si sur un équili­bre frag­ile.” Une pra­tique qui a ten­dance à l’irriter, cepen­dant. “Avant, ils fai­saient une tournée de fes­ti­vals une année, et l’année suiv­ante ils par­taient en salle. Quand je les avais en fes­ti­val, je prof­i­tais pleine­ment de leur bil­let­terie, et puis ils fai­saient une quin­zaine de dates. Main­tenant ils en font une trentaine, voire une cinquan­taine, calées avant et après l’été. En fes­ti­val, ça ne fait pas le rem­plis­sage escomp­té. Nor­mal.” Pour rem­plir, assure-t-il, rien ne vaut une grosse tête d’affiche étrangère – “Metal­li­ca ou les Red Hot Chili Pep­pers, tu es sûr de ven­dre très vite 40000 bil­lets” – mais elles sont de moins en moins acces­si­bles pour la France. “La plu­part des fes­ti­vals européens sont capa­bles d’offrir beau­coup plus d’argent que les fes­ti­vals français, pointe Ange­lo Gopée. Aujourd’hui, il y a des fes­ti­vals en Europe de l’Est avec des moyens colos­saux. Ils ont des mar­ques d’alcool, de cig­a­rettes, de gros spon­sors qu’on n’a pas, des jauges de cent mille per­son­nes avec des pass jours à près de 100 euros. Ils peu­vent pro­pos­er le dou­ble ou le triple des offres françaises.” 

 

Con­tenir l’augmentation du prix des billets 

Pour l’été prochain, les organ­isa­teurs de fes­ti­val savent d’ores et déjà que leurs marges de manœu­vre seront faibles. Elles passeront sans doute par une aug­men­ta­tion du prix des bil­lets. “On va y être obligé, con­cède Chris­t­ian Allex. On a tou­jours voulu rester sur des coûts inférieurs, parce qu’en France on a tou­jours con­sid­éré qu’un fes­ti­val devait être une sorte de ser­vice pub­lic. Sauf qu’on est des entre­pris­es privées, même si pour cer­tains il y a des sub­ven­tions der­rière. On a 30% de retard sur ce que devrait être le prix des bil­lets aujourd’hui. Mal­heureuse­ment, ce n’est vrai­ment pas la bonne péri­ode pour aug­menter. » Les exem­ples récents du Hellfest, qui a dépen­sé 17 mil­lions d’euros sur sa dernière pro­gram­ma­tion, et qui vient de faire mon­ter le prix de son pass qua­tre jours de 289 à 329 euros, sans inci­dence sur ses ventes (cinquante-cinq mille sésames écoulés en un peu plus d’une heure, sans aucun nom annon­cé), et de Rock en Seine, qui a fait le plein cet été avec des pass jours à 69 euros, mon­trent pour­tant que c’est envis­age­able. Mais il s’agit de cas par­ti­c­uliers, béné­fi­ciant d’une thé­ma­tique bien spé­ci­fique (le met­al pour le Hellfest) ou de très gross­es têtes d’affiche (Kraftwerk, Nick Cave, Arc­tic Mon­keys et Tame Impala pour Rock en Seine). Pour les événe­ments inter­mé­di­aires général­istes, cela sem­ble moins évi­dent, d’autant ce n’est pas for­cé­ment leur souhait, comme l’indique Aurélie Hannedouche, la direc­trice du SMA, qui compte comme adhérents une cen­taine de fes­ti­vals. “Tous les agents inter­na­tionaux nous dis­ent: “Pourquoi vendez-vous vos places si peu chères ?” Mais il y a une vraie volon­té de ne pas aller au-delà de 50 euros pour un pass jour. Pour une famille de qua­tre, ça fait déjà 200 euros, sans par­ler de la nour­ri­t­ure, voire du déplace­ment et du loge­ment. On n’a pas envie d’aller vers une cul­ture élitiste.”

 

rock en seine

© Olivi­er Offschir

 

Notre tête d’affiche de 2022 nous a coûté deux fois plus cher que celle de 2019. si on ne suit pas cette infla­tion, cela impacte notre fréquentation.”
Lisa Bélan­geon (Fes­ti­val Au foin de la rue)

 

Autre levi­er pour encaiss­er la flam­bée des cachets : jouer sur la répar­ti­tion du bud­get. C’est l’option envis­agée par le fes­ti­val Musi­calarue, situé dans le vil­lage de Lux­ey, dans les Lan­des. “Pour nous, il est vital d’avoir des têtes d’affiche, développe Bastien Perez, son directeur (cet été, il s’agissait d’Angèle, Bernard Lav­il­liers et Ibrahim Maalouf). Je ne vais sans doute pas aller jusque-là, mais poten­tielle­ment, sur quatre-vingt-dix artistes, si j’en enlève vingt à 2000 euros, ça me per­me­t­tra de sor­tir 40000 euros dont je pour­rais avoir besoin pour boucler une tête d’affiche qui assur­era ma bil­let­terie.” Ne plus miser sur les têtes d’affiche, le petit fes­ti­val Au foin de la rue, situé à Saint-Denis-de-Gastines, en Mayenne, s’y est essayé et en a subi les con­séquences. “De 2016 à 2019, notre bud­get pro­gram­ma­tion n’avait pas évolué, racon­te sa coor­di­na­trice Lisa Bélan­geon, quitte à ne plus pro­gram­mer cer­tains artistes. Mais dès 2018, on a con­staté une baisse de fréquen­ta­tion, qui a été vrai­ment impor­tante en 2019, et nous a oblig­és à réaug­menter ce bud­get. Notre tête d’affiche de 2022 nous a coûté deux fois plus cher que celle de 2019. On voit que si on ne suit pas cette infla­tion, cela impacte notre fréquentation.”

Un con­stat qui agace Ange­lo Gopée, dont l’entreprise, con­nue pour avoir dans son ros­ter des super­stars inter­na­tionales type Kendrick Lamar ou Depeche Mode, représente aus­si beau­coup d’artistes en développe­ment. “Si les artistes cen­sés être les têtes d’affiche de demain ne tour­nent pas, on ne per­me­t­tra pas un renou­velle­ment de généra­tion. Il y aura encore moins de têtes d’affiche et plus de con­cur­rence pour les avoir. Tout le monde se bat pour les têtes d’affiche, alors qu’il y a plein d’artistes disponibles qui vont explos­er l’an prochain. Un exem­ple, il y a sept ans, on dit aux fes­ti­vals : “Il y a un artiste qui arrive, il a une voix incroy­able, on pense qu’il faut le faire.” Per­son­ne n’en veut. Au mois de jan­vi­er, il gagne six Gram­my Awards et d’un coup, tout le monde le veut. Ben non, désolé, il n’y a plus de place ! Il s’appelait Sam Smith. Dua Lipa, il y a qua­tre ans, per­son­ne n’en voulait… Il ne faut pas atten­dre que ça marche, il faut oser. Sinon le ser­pent risque de se mor­dre la queue.”

 

La Magnifique Society

© A.THOME

 

Une décroissance nécessaire

Encore faut-il que le pub­lic suive. Alors afin de cass­er cette spi­rale, de plus en plus de fes­ti­vals songent désor­mais à chang­er de dynamique et envis­agent l’avenir sous un axe décrois­sant. “Il y a quelques années, les fes­ti­vals réfléchis­saient encore à grossir pour absorber les coûts. Aujourd’hui j’ai l’impression que c’est l’inverse”, note Lisa Bérangeon. “Quand tu en es à devoir faire 100% de rem­plis­sage pour arriv­er à l’équilibre, c’est que tu es dans une impasse et qu’il faut faire demi-tour”, affirme Benoît Chas­tanet. Faire demi-tour, ou marche arrière, c’est le choix que vient de faire le fes­ti­val Panora­mas à Mor­laix qui, lors de sa prochaine édi­tion en sep­tem­bre 2023, passera d’une jauge de 13000 à 5000 per­son­nes. “On a décidé de faire dégrossir l’événement, expose Joran Le Corre, cofon­da­teur du fes­ti­val bre­ton. On ne veut plus par­ticiper à cette course folle aux cachets. On veut tra­vailler le côté écologique, par­i­taire, équitable. On ne veut plus mon­ter un événe­ment où, même com­plet, on arrive à peine à ren­tr­er dans nos frais. Ça devient absurde.” D’autres fes­ti­vals devraient suiv­re cette voie, selon Aurélie Hannedouche, qui pré­sume que “le tour­nant s’amorcera en 2023, et que le paysage chang­era en 2024. Les fes­ti­vals que nous représen­tons sont indépen­dants et asso­ci­at­ifs, il n’y a pas d’actionnaires der­rière, et ils se dis­ent qu’il va fal­loir arrêter de con­tribuer à cette surenchère. Parce qu’ils n’en ont pas les moyens financiers et qu’ils vont met­tre en péril leurs struc­tures. Qua­si­ment tous les fes­ti­vals ont reçu une aide de la part du CNM pour com­penser cette dif­fi­cile péri­ode de reprise. L’an prochain, c’est sûr qu’il n’y en aura pas. J’ai envie de croire que les organ­isa­teurs vont se repo­si­tion­ner sur des pro­jets artis­tiques sin­guliers. Cette année, en regar­dant les affich­es des fes­ti­vals, on retrou­vait un peu les mêmes artistes partout. Heureuse­ment, cer­tains ont envie de se démar­quer, en mis­ant peut-être sur l’accueil et le cadre”.

 

À lire sur Tsugi.fr : Quel futur pour les festivals ?

 

Les impérat­ifs d’ordre écologiques, appelés à devenir prépondérants dans l’organisation d’événements, devraient égale­ment avoir une influ­ence sur l’évolution des fes­ti­vals. “S’interroger sur le prix des cachets, c’est s’interroger sur un mod­èle économique, qui amène à s’interroger sur la dimen­sion des événe­ments, estime Olivi­er Jacquet, codi­recteur de Grand Bon­heur, société coopéra­tive musi­cale qui fait notam­ment tourn­er avec suc­cès French 79, l’un des Français les plus bookés à l’étranger actuelle­ment. Il affirme en dis­cuter avec celui-ci, qui s’interroge. Mais quand il fait des live devant douze mille per­son­nes, il ne peut pas nier que ça le grise. En tant que spec­ta­teur aus­si, on est attiré par des jauges dingues, des line-ups qui empi­lent les têtes d’affiche. En même temps, quand on voit cette con­cen­tra­tion de trans­ports, cette dif­fi­culté à gér­er les déchets, cette sur­con­som­ma­tion, on ren­tre chez soi et on se doute bien qu’il y a un truc qui ne peut pas dur­er. Je pense que le pub­lic va avoir besoin à un moment de con­cili­er sa mobil­i­sa­tion envi­ron­nemen­tale et sa par­tic­i­pa­tion à un événe­ment. C’est peut-être ce qui amèn­era à une pondération.”

Ce n’est pour l’heure pas encore d’actualité. Une récente étude du CNM indique même le con­traire. Depuis la reprise des con­certs, ce sont les gros événe­ments qui font le plein et tirent la fréquen­ta­tion glob­ale vers le haut. Entre 2019 et 2022, alors que le Stade de France a dou­blé le nom­bre de ses représen­ta­tions, les salles de moins de mille places, qui représen­tent la plus grosse par­tie des salles en France, ont vu leurs recettes bil­let­terie fon­dre de 38%. Une ten­dance qui fait écho à celle que con­naît le ciné­ma, où seuls les block­busters s’en sortent.

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