💬 La Fraîcheur : “La vie que je connaissais n’existe plus, et n’existera pas non plus en 2021”
La DJ et proÂducÂtrice techÂno La FraĂ®cheur signe avec Leonard de Leonard la face B du dernier split EP de Gegen Records, sorÂti aujourd’hui.
La DJ et proÂducÂtrice française La FraĂ®cheur, imporÂtante figÂure de la scène techÂno hexagÂoÂnale actuelle, a signĂ© une face du dernier split EP The Grace, sorÂti aujourÂd’hui sur le tout nouÂveau label de la Gegen, l’une des plus anciÂennes soirĂ©es queer de Berlin. Après son dernier album Self FulÂfillÂing PropheÂcy sorÂti chez InfinĂ© en 2018, elle prĂ©Âpare Ă©galeÂment la bande-son d’une pièce de danse conÂtemÂpoÂraine qui met en lumière la culÂture club en tant qu’eÂspace de rĂ©belÂlion, M.A.D, chorĂ©ÂgraphiĂ©e par Julien Grosvalet.
Après une annĂ©e 2020 comÂpliquĂ©e, TsuÂgi a disÂcutĂ© de la sitÂuÂaÂtion actuelle avec la touÂjours intĂ©resÂsante et engagĂ©e musiÂciÂenne basĂ©e Ă Barcelone, de son amour pour la Gegen, de sa comÂplicÂitĂ© avec Leonard de Leonard, d’eÂspoir pour la filÂière culÂturelle et de sanÂtĂ© mentale.
ComÂment est nĂ©e cette colÂlabÂoÂraÂtion avec Leonard de Leonard et les autres artistes de l’EP pour la Gegen ?
Gegen Records est le label que lance Gegen, l’une des plus anciÂennes et grossÂes soirĂ©es queer de Berlin. Elle a lieu au KitKatÂClub depuis mainÂtenant dix ans. Je suis rĂ©siÂdente de cette soirĂ©e, ça fait un bout de temps que je joue pour eux et que je fais parÂtie du colÂlecÂtif. Ce label donne une plateÂforme Ă leurs artistes, et ce rĂ´le est ampliÂfiĂ© en ce moment puisque tous les artistes sont au chĂ´Âmage. Il perÂmet de conÂtinÂuer Ă nous donÂner de la visÂiÂbilÂitĂ© et Ă soutenir notre art.
Leonard de Leonard est un colÂlabÂoÂraÂteur avec qui je bosse depuis très longtemps de manière fusionÂnelle. Je fais de la musique avec lui mais il est Ă©galeÂment mon ingĂ©nieur son, on a fait des soirĂ©es ensemÂble, des Ă©misÂsions de radio (Berlin CallÂing), j’ai ausÂsi bossĂ© dans son label en tant qu’attachĂ©e de presse (LeonizÂer Records). Ă€ ce niveau-lĂ , il est plus que mon colÂlabÂoÂraÂteur. C’est mon frère, c’est ma femme ! On a ausÂsi lancĂ© un proÂjet de live lorsque j’ai quitÂtĂ© Berlin pour Barcelone, c’était la bonne excuse pour ĂŞtre ensemÂble. On a jouĂ© deux fois (dont une Ă la Gegen) avant la pandĂ©mie, et après tout s’est interrompu.
OlivÂer Deutschmann, qui signe la face A de l’EP, est un DJ renomÂmĂ©, un piliÂer de la techÂno alleÂmande pure souche. Il joue souÂvent au Berghain et il s’imÂplique dans la techÂno avec ses mulÂtiÂples labels. Quant aux remixeurs Mar/us et WarinD, ce sont deux ItalÂiens qui sont dĂ©jĂ passĂ©s par la case Gegen.
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La fraîcheur & Leonard de Leonard © Loic Sattler
Que représente la Gegen pour toi ?
La Gegen est vraiÂment un moment imporÂtant pour moi. Et je dis un “moment” et non un lieu, ni une fĂŞte, parce que c’est vraiÂment un moment. Une Gegen, c’est une bulle temÂporelle, un moment oĂą tu oublies l’exÂtĂ©rieur. Bon, c’est ce qui se passe un peu dans tous les clubs tu vas me dire, mais parÂtiÂcÂulièreÂment dans celui-lĂ car c’est une soirĂ©e queer et fĂ©tiche. C’est ausÂsi une soirĂ©e “sex posÂiÂtive” donc des gens y sont nus, on y retrouÂve un lâchÂer prise, il y a une libÂertĂ© d’expression, de son idenÂtitĂ©, de sa corÂpoÂralÂitĂ© ou de sa sexÂuÂalÂitĂ©. Et de voir les autres libres, ça t’apprend Ă ĂŞtre libre ausÂsi. BeauÂcoup de gens opprimĂ©s, dĂ©nÂiÂgrĂ©s, jugĂ©s par la sociĂ©tĂ© mainÂstream y trouÂvent un oasis de bienÂveilÂlance et la chaleur d’une comÂmuÂnautĂ©. Le pubÂlic de la Gegen forme une famille.
La Gegen est un endroit oĂą j’ai perÂsonÂnelleÂment granÂdi en tant qu’humain, dans un enviÂronÂnement très fraterÂnel et familÂial. Je pense que les perÂsonÂnes, qu’elles soient majoriÂtaires ou minoriÂtaires mais disÂcrimÂinĂ©es, quand elles se retrouÂvent entre elles et qu’elles senÂtent la bienÂveilÂlance, baisÂsent la garde. Et quand tout le monde baisse la garde, ça donne encore plus envie d’être bienÂveilÂlant et genÂtil. C’est con mais renÂtrÂer dans une Gegen, c’est renÂtrÂer chez les bisounours, mais les bisounours Ă moitiĂ© Ă poil avec des harÂnais et en latex.

Soirée La Gegen © Gili Shani
Ton art est claireÂment poliÂtique et engagĂ©. Selon toi, comÂment sera la filÂière culÂturelle de demain ?
La pandĂ©mie a mis un coup d’arÂrĂŞt bruÂtal Ă l’industrie qui avait de mauÂvaisÂes habiÂtudes sexÂistes, capÂiÂtalÂistes et conÂsumĂ©ristes. Elle nous donne l’occasion de metÂtre les choses un peu Ă plat et d’eÂspĂ©rÂer que les nouÂveaux proÂjets (entreÂprisÂes, clubs, labels, mĂ©dias…) qui pourÂraient se lancer, changent ces mauÂvaisÂes habiÂtudes. CerÂtains ne pourÂront pas surÂvivre Ă la pandĂ©mie et j’espère que sur leurs cenÂdres on conÂstruÂira des proÂjets plus Ă©galÂiÂtaires. Je ne peux pas dire que je suis heureuse qu’un paquet de fesÂtiÂval se casse la gueule, mais si ce n’éÂtait que des fesÂtiÂvals avec seuleÂment Ă leurs tĂŞtes des mecs blancs, cisÂgenÂres et hĂ©tĂ©roÂsexÂuels, de 40 ou 50 ans, cela laisÂserait du terÂreau Ă la nouÂvelle gĂ©nĂ©raÂtion que j’eÂspère plus diverse que la scène qu’on a aujourd’hui.
“CerÂtains ne pourÂront pas surÂvivre Ă la pandĂ©mie et j’espère que sur leurs cenÂdres on conÂstruÂira des proÂjets plus Ă©galitaires.”
Ce sera plus facile de crĂ©er Ă parÂtir de rien pour les nouÂvelles gĂ©nĂ©raÂtions Ă qui on n’ouÂvrait pas les portes que de devoir s’infiltrer dans le sysÂtème en espĂ©rant comÂmencer staÂgiaire, puis assisÂtant de, enfin directeur de, et tu peux en avoir pour 30 ans avant d’arriver dans les zones de pouÂvoir de l’industrie de la musique. Donc j’espère que ça perÂmeÂtÂtra Ă une gĂ©nĂ©raÂtion plus diverse de trouÂver sa place.
Après une annĂ©e 2020 si difÂfiÂcile, dans quel Ă©tat d’esprit es-tu pour 2021 ?
Le dĂ©but d’annĂ©e 2020 se pasÂsait Ă peu près bien, j’éÂtais en tournĂ©e Ă droite Ă gauche… FinaleÂment, me retrouÂver chez moi Ă cause du conÂfineÂment et pouÂvoir profÂiter de ma vie sociale, amoureuse, pouÂvoir me calmer un peu et dormir, c’était cool. Et puis ça s’est vite transÂforÂmĂ© en frusÂtraÂtion. J’ai perÂdu ma crĂ©aÂtivÂitĂ© penÂdant une bonne parÂtie de l’anÂnĂ©e, et ça m’a Ă©norÂmĂ©Âment pesĂ©. Je conÂsidÂère la crĂ©aÂtion comme une Ă©norme parÂtie de mon idenÂtitĂ©, et j’ai vraiÂment eu une crise exisÂtenÂtielle. “Je suis qui ? Ă€ quoi je sers sur Terre si je ne peux pas crĂ©er ?” Et puis ça s’est transÂforÂmĂ© en dĂ©pression.

M.A.D © Emanuele Rosa
J’ai comÂmencĂ© une thĂ©rapie. Je prĂ©fère ĂŞtre transÂparÂente lĂ -dessus, parce qu’il faut dĂ©stigÂmaÂtisÂer la dĂ©presÂsion. J’ai comÂmencĂ© les anti-dĂ©presseurs, que j’ai arrĂŞtĂ© rapiÂdeÂment parce que ça ne me plaiÂsait pas. Il y a eu beauÂcoup de hauts et de bas. Et puis est arrivĂ©e la pièce M.A.D. On a pu se retrouÂver en sepÂtemÂbre et faire des rĂ©siÂdences artisÂtiques. C’éÂtait ma bouĂ©e de sauveÂtage : je me suis retrouÂvĂ©e avec des humains crĂ©atÂifs, c’était stimÂuÂlant crĂ©aÂtiveÂment, intelÂlectuelleÂment et humaineÂment. Et puis surtout, il y a une presÂsion. Que tu sois crĂ©aÂtive, dĂ©primĂ©e, inspirĂ©e ou non, t’as pas le choix, il faut bossÂer. Et vite car le temps de crĂ©aÂtion a Ă©tĂ© limÂitĂ© Ă cause de la pandĂ©mie. Ça m’a forÂcĂ© Ă sorÂtir de mon puit. J’ai du m’y metÂtre Ă fond et donÂner un rĂ©sulÂtat dont j’allais ĂŞtre suffÂisamÂment fière pour me dire que les gens qui allaient danser dessus pouÂvaient en ĂŞtre fiers aussi.
“Je conÂsidÂère la crĂ©aÂtion comme une Ă©norme parÂtie de mon idenÂtitĂ©, et j’ai vraiÂment eu une crise existentielle.”
Pour ce qui est de 2021, je la prends avec plus de calme. 2020 a Ă©tĂ© Ă©puisante dans le sens oĂą tous les trois mois on espĂ©rait que dans trois mois ça se terÂmine, mais ça ne reveÂnait pas. Je suis perÂsuadĂ©e qu’on ne traÂvaillera pas en 2021. Le fait d’avoir devant moi une durĂ©e plus longue m’imÂpose des choix de vie et de traÂvail difÂfĂ©rents. La vie que je conÂnaisÂsais n’existe plus, et n’existera pas non plus en 2021, c’est sĂ»r. Du coup, il faut que je trouÂve mon bonÂheur ailleurs, vivre ma crĂ©aÂtivÂitĂ©, ma musique et ma culÂture autrement, et trouÂver ausÂsi des manières de vivre en dehors de ma culÂture. Ce qui n’est finaleÂment pas si facile. C’est un Ă©norme pan de ma vie qui m’a Ă©tĂ© enlevĂ© donc c’est difÂfiÂcile de repenser les forÂmats, les modes de crĂ©aÂtion, mais on y est obligĂ©. C’est très intĂ©resÂsant et exciÂtant de rĂ©inÂvenÂter les choses mais ça ne se fait pas du jour au lendeÂmain. Ça veut dire qu’il faut accepter le temps long. Et moi, en 2021, j’accepte le temps long.
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La FraĂ®cheur va sorÂtir cette annĂ©e un EP solo sur le label anglais LobÂster Theremin, ainÂsi qu’un EP avec Leonard de Leonard sur le nouÂveau label de RebeÂka WarÂrior ; WARRIORECORDS. Un troisième EP en colÂlabÂoÂraÂtion avec Leonard de Leonard devrait sorÂtir sur le label new-yorkais Sheik’n’Beik.