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©R Bassenne
8 février 2022

🌳 La scène électro peut-elle réussir son virage écolo ?

par Smaël Bouaici

En 2011, We Love Green débarquait dans le game des festivals de France avec l’allure d’un petit rai de soleil qui tenterait de traverser un gros nuage de frites et de gobelets en plastique. Assumant son rôle de laboratoire entre énergies renouvelables, gastronomie locale et conférences de sensibilisation, le festival, grâce à une forte médiatisation, a peu à peu essaimé ses idées et son mode opératoire chez ses congénères. Dix ans plus tard, l’Ecocup ne suffit plus et ce sont presque toutes les parties de l’écosystème qui se bougent pour une scène plus verte.

En juin 2020, alors que l’Hexagone se relève tout juste du premier confinement, c’est le DJ Simo Cell qui jette le premier pavé dans la mare avec une tribune dans Libération, dans laquelle il raconte sa remise en question : “Pour la seule année 2019, j’ai parcouru 5 continents et fait 65 dates dont 47 à l’étranger et 18 en France. J’ai effectué 33 allers-retours en avion, 30 en train et 2 en voiture. […] Quand je repense à tout ça, j’ai le sentiment que cela n’a absolument aucun sens.”

Avec ce texte, le producteur signé chez Livity Sound a levé une sorte de tabou de l’industrie. Car s’il est politiquement correct d’afficher sa volonté de réduire les déchets, la consommation d’eau ou de proposer de la bouffe et de l’alcool du terroir, il est plus compliqué de s’attaquer à la pollution provoquée par les déplacements des artistes. Ces dernières années, il n’était pas rare de voir les DJs les plus demandés enchaîner les avions pour assurer deux ou trois gigs en moins de 24 heures, ou faire un aller-retour express à l’autre bout du monde pour une date.

« Quand on fait venir un artiste Ă©tranger, plutĂ´t que de lui faire gaspiller des trajets en avion, on va se demander comment le garder plusieurs jours sur le territoire et mutualiser les bookings d’une rĂ©gion Ă  une autre. »

 

Mutualiser les bookings

C’est Ă  ces pratiques que s’attaque Circuits Courts, un cercle de rĂ©flexion lancĂ©e par La Sphère Ă©lectronique et Le Collectif des festivals, qui rappelle que, dans l’organisation d’un Ă©vĂ©nement, c’est le poste des transports qui est, de loin, le plus polluant. L’initiative, qui rassemble des acteurs comme Astropolis, Bordeaux Open Air, Cabaret AlĂ©atoire, Château PerchĂ© ou Family Piknik, a pour objectif “de mutualiser la programmation d’artistes internationaux”, et ainsi rĂ©duire l’impact des tournĂ©es. Il s’agirait de mettre en place un cachet en commun, un partage des frais et de dĂ©velopper des activitĂ©s autres que le seul DJ set. “Quand on fait venir un artiste Ă©tranger, plutĂ´t que de lui faire gaspiller des trajets en avion, on va se demander comment le garder plusieurs jours sur le territoire et mutualiser les bookings d’une rĂ©gion Ă  une autre”, dĂ©taille Kevin Ringeval, fondateur de la Sphère Electronique et Ă  l’initiative de Circuits Courts, qui veut “sortir du greenwashing, comme ça l’a Ă©tĂ© pendant longtemps, et qu’on mette en place de vĂ©ritables solutions”.

 

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Après un an et demi à l’arrêt, l’industrie semble prête à basculer. L’éveil des consciences est dans l’air du temps dans la scène électronique ces derniers mois. Le mouvement Music Declares Emergency, né au Royaume-Uni en 2019, est arrivé en France et rassemble des professionnels (dont Rone, Fakear, Louisahhh ou Manu le Malin) qui “reconnaissent l’impact environnemental des pratiques de la filière musicale” et se sont engagés à le réduire. Plusieurs protagonistes de la scène française se sont aussi distingués récemment par leur engagement, comme la DJ Roni, qui travaille à fabriquer des vinyles moins polluants pour son label Nezha Records, tandis que le label Yotanka Records (Octave Noire ou Yan Wagner) a publié ses dix engagements en faveur de la transition écologique. Signée chez l’agence Bi:Pole depuis quatre ans, la DJ Manar Fegro alias Glitter, a vu beaucoup de gâchis dans les riders – et pas seulement parce qu’elle est allergique au gluten. Elle estime que les artistes ont un rôle important à jouer dans la sensibilisation du secteur en “communiquant davantage sur leur engagement, pour que ça pousse le public et les promoteurs”.

 

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Changer le prisme

Reste à voir ce qui va en sortir. Parce que derrière cette histoire de circuits courts se dessine une véritable révolution de l’état d’esprit des acteurs de la scène. Comment faire accepter aux programmateurs des grands festivals de renoncer aux fameuses exclusivités de booking pour lesquelles ils se battent à coups de gros chèques avant chaque été ? Comment mutualiser des bookings entre des lieux ou des événements qui se font concurrence ? Ou faire adopter aux clubs et festivals des line-up locaux, leur faire partager des stars internationales ? On parle en fait de rationaliser une industrie connue pour ses excès et qui se trouvait, avant le Covid, dans une bulle spéculative sur les montants des cachets – faisant grimper d’autant le prix des places.

« A un moment, c’est un engagement, c’est plus pertinent de travailler intelligemment que d’enchaĂ®ner les dates pour faire du fric. » Glitter, artiste

“On part de loin, reconnaĂ®t Kevin Ringeval. C’est toute une mentalitĂ© Ă  changer. Est-ce que des festivals rivaux voudront travailler ensemble ? Je crois qu’il faut que tout le monde se mette autour de la table et qu’on change le prisme. Quand on organise un Ă©vĂ©nement, on a toujours envie d’ĂŞtre le seul Ă  faire jouer l’artiste. On peut avoir l’artiste sur son territoire, mais l’empĂŞcher de jouer dans d’autres rĂ©gions, c’est presque absurde aujourd’hui.”

Mais plutôt que d’agir à la sortie du tuyau, au niveau des festivals, est-ce qu’il ne serait pas plus efficace de sensibiliser celles qui remplissent les tuyaux, les agences de booking ? C’est la réflexion menée par la productrice parisienne Anetha, qui a abouti à la création de l’agence Mama Loves Ya. Parmi dix engagements, ses artistes promettent de toujours privilégier le train à l’avion, de vendre du merchandising écoresponsable ou encore de réduire au maximum le transport entre l’hôtel et la salle où ils ou elles joueront (et donc de ne pas exiger un 5 étoiles à l’autre bout de la ville comme certain(e)s).

 

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Inventer un nouveau modèle

Des artistes sans exigences dĂ©mesurĂ©es, et prĂŞts Ă  faire quelques concessions pour le bien commun, en somme. Est-ce faisable ? Kevin Ringeval y croit. “On dit que les artistes sont en train de prendre conscience, mais ils avaient conscience depuis longtemps. Ceux qui ont perdu cette conscience, ce sont plutĂ´t leurs agences de booking. Ce sont des vendeurs, et ils ont parfois tendance Ă  Ă©puiser leurs artistes. On a connu plusieurs cas de dĂ©pression de DJ Ă  force de voyager tout le temps. A un moment, il faut sortir de cette logique. Les artistes ne seront pas mĂ©contents de peut-ĂŞtre un peu moins tourner, de rester plus longtemps au mĂŞme endroit, avoir le temps de visiter. Et pourquoi pas ĂŞtre utilisĂ© diffĂ©remment que pour la scène ? Un DJ se dĂ©place pour jouer mais il peut faire d’autres choses, collaborer avec un label ou un autre artiste, faire des masterclass… Tout ça implique de rĂ©flĂ©chir Ă  un nouveau modèle de club. Est-ce que les clubs ne devraient pas devenir des lieux polyvalents, avec de la diffusion mais aussi des studios de rĂ©pĂ©tition, de crĂ©ation, offrir des rĂ©sidences ?”

« Une organisation qui offre un cachet moins Ă©levĂ© mais davantage de bienveillance aux artistes et Ă  l’environnement est forcĂ©ment privilĂ©giĂ©e. Mais c’est certain, il y a encore une belle marge de manĹ“uvre pour faire mieux. »

“Je dĂ©teste les one shot sur les territoires Ă©trangers”, confirme Glitter. “C’est Ă©puisant, quitte Ă  se dĂ©placer, autant trouver une ou deux dates autour, quitte Ă  attendre s’il s’agit d’un club.” Pour elle, les agences de booking ont aussi un rĂ´le Ă  jouer : “A un moment, c’est un engagement, c’est plus pertinent de travailler intelligemment que d’enchaĂ®ner les dates pour faire du fric. Mais au final, il faut que ça vienne de l’artiste. Il a le choix d’accepter ou dĂ©cliner chaque offre.”

Une offre modelĂ©e en amont par les agences de booking, de plus en plus conscientes de leur part Ă  jouer sur l’impact environnemental de leurs artistes : « Chez Bi:Pole, une tournĂ©e est une coopĂ©ration entre artistes, agent.e.s, organisations, technicien.ne.s, et bien d’autres membres qui doivent avant tout s’accorder. Nous avons Ă©ditĂ© la charte RIDER.e en faveur des bonnes pratiques inclusives et environnementales, confirme Cyril Tomas-Cimmino, boss de l’agence basĂ©e Ă  Marseille. Chaque Ă©quipe artistique l’approuve et la joint Ă  son hospitality rider. Pour confirmer une date, l’organisation doit la signer et s’y engager. » Dans cette charte, le train est privilĂ©giĂ©, les fournitures (alimentaires, techniques…) doivent ĂŞtre issues de circuits courts et indĂ©pendants. « De plus, depuis trois ans sur nos tournĂ©es, le plastique Ă  usage unique est proscrit, tout comme les tourbus pour moins de 12 voyageurs. Nous devons chaque jour choisir entre plusieurs bookings sur une mĂŞme date. Une organisation qui offre un cachet moins Ă©levĂ© mais davantage de bienveillance aux artistes et Ă  l’environnement est forcĂ©ment privilĂ©giĂ©e. Mais c’est certain, il y a encore une belle marge de manĹ“uvre pour faire mieux. »

 

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Donner plus de sens au DJing, c’est ce à quoi travaille le collectif Clubs Cultures, qui rassemble depuis le mois de février dernier une quarantaine de clubs français, qui ont pour objectif de sortir du statut de discothèque pour devenir des “lieux culturels festifs” et “établissements recevant du public, la nuit ou le jour”. Si le projet n’a pas de vocation écologique, il participe de ce changement d’état d’esprit en cours dans l’industrie de la musique électronique, pas toujours encline par le passé à se serrer les coudes entre différentes tribus. L’exemple de Gorillaz ou Massive Attack montre aussi que la starification n’est pas insurmontable, même si le chemin est encore long avant de réguler une économie basée sur les déplacements de masse. “Bien sûr, nous aurons besoin d’une puissance publique forte pour éviter le désastre humanitaire et écologique qui se dessine”, expliquait Simo Cell dans Libération. “Mais, pour cela, c’est d’abord à nous de nous mobiliser, à l’échelle individuelle et dans une dynamique collective.”

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