đż Lalalar, de frustration et de colĂšre
Lalalar vient secouer le rock anatolien. Fini lâexotisme facile: avec son premier disque, le trio veut aborder la musique traditionnelle turque Ă sa maniĂšre. Et ça passe par des beats indus brĂ»lants et des guitares fiĂ©vreuses. Et ils seront Ă Nantes pour notre Tsugi Birthday Tour, aux cĂŽtĂ©s de Arnaud Rebotini, Madben et Cheap House !
Bi Cinnete Bakar, soit « tout ce quâil faut, câest de la folie ». Câest ce quâaffirme le trio turc Lalalar, qui a fait de cette formule le titre de son premier album paru dĂ©but mai. Mais câest surtout ce quâil amĂšne dans un revival turc dont on perçoit des signes dâessoufflement. Les inflexions anatoliennes si caractĂ©ristiques sont bien lĂ , mais le psychĂ© mollasson est terrassĂ© par un immense kick synthĂ©tique. Il suffisait de les voir aux derniĂšres Trans Musicales : avec ses rythmes indus aux percussions tranchantes, le groupe dâIstanbul a retournĂ© la salle. Tout sauf rĂȘveuse, lâambiance Ă©tait avant tout moite et Ă©lectrique. Extatique, finalement.
Ce revival anatolien, un pied en Orient et lâautre en Occident, les trois Lalalar le connaissent trĂšs bien. Car chaque membre a dĂ©jĂ vingt ans dâexpĂ©rience dans le domaine. Le leader du groupe, Ali GĂŒĂ§lĂŒ Simsek, a participĂ© au renouveau turc via son groupe Bubituzak, et surtout son travail auprĂšs de lâexcellente chanteuse Gaye Su Akyol. Aux machines, Kaan DĂŒzarat a vĂ©cu aux premiĂšres loges le retour de cette musique, Ă travers son travail de DJ. Quant au guitariste Barlas Tan Ăzemek, il a Ă©cumĂ© tout lâunderground du pays. Une Ă©quipe finement Ă©quilibrĂ©e, mĂ»rement rĂ©flĂ©chie par Ali. « Jâavais une recette en tĂȘte depuis six ou sept ans. Jâattendais le bon moment, explique-t-il. Au dĂ©part, je voulais un duo. Jouer avec des groupes Ă©tait devenu Ă©puisant: les balances, devoir trouver un lieu de rĂ©pĂ©tition assez grand, la logistique des tournĂ©es⊠Je ne voulais plus vivre ça. Finalement, on est trois, mais on est une famille maintenant. »
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© Cem GĂŒltepe
Au bord de lâexplosion
Avec ses rythmiques irrĂ©guliĂšres et ses Ă©chelles mĂ©lodiques orientales, on ne peut pas se tromper sur lâorigine de cette musique. Mais cela nâa rien dâune volontĂ© identitaire. « En tant que musiciens turcs, on porte la responsabilitĂ© de cette musique, confesse Ali. Mais on nâest pas lĂ pour porter un drapeau. On essaie juste dâĂȘtre nousâmĂȘmes. » Une chose est certaine : le groupe nâest pas du tout dans la mĂȘme dĂ©marche quâAltin GĂŒn ou dâautres formations souvent rĂ©tro. « Ce nâest pas un mauvais groupe du tout, mais ce quâils font nâest pas trĂšs original », lĂąche le chanteur. Lalalar, lui, cherche dâabord son propre son. Bien sĂ»r, ils ont des rĂ©fĂ©rences, que ce soit Depeche Mode ou le duo dâIDM nĂ©oâorlĂ©anais Telefon Tel Aviv. Et les samples ne manquent pas dans leur musique. Mais câest toujours pour les passer Ă travers leur filtre. « LâauthenticitĂ© est quelque chose de long Ă obtenir. Mais câest ce qui fait que les gens croient en ta musique », souligne Ali. Cette authenticitĂ©, il faut Ă©galement lâarracher Ă un pays sombrant peu Ă peu dans lâautoritarisme et lâobscurantisme. « à cause de ce gouvernement, il y a beaucoup de choses difficiles en Turquie, pas seulement la musique. Cela fait vingt ans, et ça empire. »
Aux obstacles que tous les musiciens du monde connaissent sâajoutent dâautres contraintes : « Il y a peu dâespaces oĂč jouer. Un musicien amateur aura rarement un garage ou un studio de rĂ©pĂ©tition Ă disposition. Et le matĂ©riel importĂ© est taxĂ© Ă des niveaux dĂ©lirants, on doit parfois payer le double du prix normal. » Pour rĂ©sumer cette triste situation, il Ă©voque un dicton quâon pourrait traduire par « Le chagrin est un service public du quotidien. » Cette situation provoque des sentiments trĂšs ambivalents sur leur ville dâIstanbul. « Jâaime cette ville, elle a une culture riche visible Ă chaque coin de rue, affirme Ali. Mais elle est aussi Ă©puisante, il y a dix millions dâhabitants, tout le monde est pressĂ©. Pour une personne sensible, cette hyperactivitĂ© charrie Ă©normĂ©ment dâĂ©motions, qui peuvent te mener au bord de lâexplosion. » Ce tourbillon dâĂ©motions est justement au cĆur de la musique de Lalalar. Paradoxalement, cet Ă©puisement se traduit en morceaux dynamisants, qui sont autant dâexutoires extatiques.
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© DR
De ce fait, le groupe semble reliĂ©, presque malgrĂ© lui, Ă Istanbul. « Si jâavais assez dâargent, jâirais vivre en Suisse », avoue Ali. Câest dâailleurs grĂące Ă Lalalar quâil a dĂ©couvert ce pays, le trio Ă©tant signĂ© sur lâexcellent label Les Disques Bongo Joe, basĂ© Ă GenĂšve. De quoi donner des envies dâĂ©vasion au bord du lac LĂ©man: « Tout y est tranquille, jâadore. Câest comme dans un rĂȘve. » Mais il sait bien que ce nâest pas ce dont il a envie, du moins pour le moment. Lâaventure permanente quâest pour lui Istanbul inspire en lui cette musique excitante. AprĂšs tout, il chante lui-mĂȘme dans « Hata Benim Göbek Adım » : « Quelle que soit la ville oĂč je me rĂ©fugie, elle devient la capitale des erreurs. »
Ănergie primale et introspection
Câest peut-ĂȘtre le plus frappant chez Lalalar: ce contraste entre une musique communiquant une Ă©nergie primale intense et des paroles bien plus introspectives. La frustration et la colĂšre sont contenues dans chaque percussion, chaque riff furieux des quinze titres de ce premier album. Mais dans ces textes, il est bien plus question de lâhumain et de ses failles. Ali ne cherche pas la rĂ©volte facile, prĂ©fĂ©rant regarder dans les yeux les dĂ©fauts de lâhumanitĂ©. EmportĂ© dans ses beats exaltants, il se livre Ă cĆur ouvert dans de longues sĂ©quences en chantĂ©/parlĂ©. Dans cette transe hallucinĂ©e, la mĂ©lancolie quâil exprime est justement transcendĂ©e par la fougue de la musique. Câest ce qui fait tout le sel dâun morceau comme « Hiç Mutlu Olmam Daha Ä°yi », oĂč il explique: « Je prĂ©fĂšre ne pas ĂȘtre heureux dĂšs le dĂ©part, plutĂŽt que malheureux en cherchant Ă ĂȘtre heureux. » Il le confesse: « Je ne sais pas comment ĂȘtre joyeux dans tout ce que je fais. Je suis heureux, mais toujours avec une part de mĂ©lancolie. » Câest une curieuse dialectique qui sâopĂšre alors dans ses chansons, oĂč lâacceptation de cette part de malheur lui permet justement de se laisser aller Ă la folie. « Par la suite, je voudrais mieux explorer mes Ă©motions, et trouver des choses joyeuses pour les nourrir. »
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Car au fond, malgrĂ© cette noirceur, Ali est plein dâespoir. « Je crois en lâhumanité », affirme-t-il. Et cela vaut Ă lâĂ©chelle de lâindividu comme de la sociĂ©tĂ©, et surtout de luiâmĂȘme. Car si mĂ©diocre que soit lâĂȘtre humain (et cette mĂ©diocritĂ© est probablement le thĂšme central de ce disque), il est toujours capable de progresser. « Je suis toujours en train dâessayer de mâamĂ©liorer. Pour moi, câest par lĂ que commence le vĂ©ritable changement politique. » Il faut se changer soi-mĂȘme pour changer les autres : le lieu commun est facile, peut-ĂȘtre. Mais câest toujours plus facile Ă dire quâĂ faire. Ali en revient alors de nouveau Ă la question de lâauthenticitĂ©. « Ătre honnĂȘte est difficile, en musique comme dans la vie. Mais câest ce qui permet de progresser. » Câest au fond ce qui est exprimĂ© dans « Yalnız ĂlĂŒ Balıklar Akıntıyı Takip Eder » et son riff en rouleau compresseur: « Jâai une bonne nouvelle les amis, lâesclavage commence dâabord dans lâesprit », chante le Stambouliote, avant dâassĂ©ner « seuls les poissons morts suivent le courant ». LâĂ©mancipation ne commence que lorsquâon regarde sa mĂ©diocritĂ© dans les yeux, nous dit-il. Et les amoureux de musique Ă©lectronique le savent bien: pour ĂȘtre pleinement soi-mĂȘme, il nây a pas de meilleur endroit que le dancefloor. Ă Istanbul comme ailleurs, la libertĂ© passerait donc avant tout par un beat qui claque? Quelle bonne nouvelle !
Instanbul en révolution
La musique anatolienne a bien conquis lâEurope. Si le mouvement est notamment parti de musiciens turcs expatriĂ©s (comme câest le cas pour Altin GĂŒn ou Derya Yildirim aux Pays-Bas ou Mehmet Aslan Ă Berlin), dâautres ont adoptĂ© le style. On peut penser Ă la pop de Kit Sebastian en Angleterre, au duo belge Hun Hun et son beatmaking bourrĂ© de samples, ou au planant suĂ©dois Sven Wunder. Sans oublier les trĂšs psychĂ© King Gizzard&The Lizard Wizard, qui ont publiĂ© trois albums inspirĂ©s par cette musique. Mais pour Ă©viter tout souci dâappropriation culturelle, autant puiser directement Ă la source. Car si Ali se montre rĂ©servĂ© vis-Ă -vis dâAltin GĂŒn, câest bien parce quâil peut entendre quotidiennement des groupes du mĂȘme calibre dans sa ville dâIstanbul. Y compris dans un format bien plus orientĂ© club. Sa grande amie Gaye Su Akyol, au cĆur de la scĂšne anatolienne, a notamment posĂ© sa voix envoĂ»tante sur des productions de Dirtmusic ou Hey!Douglas. Lâun trip-hop enfumĂ©, lâautre disco solaire, ils sont au fond les deux faces dâune mĂȘme piĂšce. Et surtout deux artistes qui valent le dĂ©tour. On peut Ă©galement penser aux DJs locaux, qui ont Ă©tĂ© aux avant-postes de ce revival anatolien en diggant dans les vieux disques de leur pays. Dans cette scĂšne vivace, on peut citer Nigar Zeynep, alias DJ Zozo, ou bien Kozmonotosman. Adepte de reworks pour de nombreux artistes (dont Gaye Su Akyol, dĂ©cidĂ©ment incontournable), il apporte Ă des titres des annĂ©es 1970 comme contemporains un groove planant irrĂ©sistible. On tient peut-ĂȘtre lĂ un dĂ©but dâexplication Ă la popularitĂ© de cette musique mi-orientale mi-occidentale: elle sâadapte Ă tout type de transe.