L’amapiano à la conquête du rap français
Encore confidentiel il y a quelques années, l’amapiano sud-africain a étendu son influence en France et s’est rapproché de la scène rap. Anatomie d’une lente mais efficace infiltration.
Un article issu du Tsugi 171 écrit par David Bola.
Le 29 mars dernier, la superstar du rap belge Shay donnait le premier concert de sa carrière à l’Olympia, sur la même scène foulée par son grand-père, le musicien congolais Tabu Ley Rochereau, cinquante-quatre ans plus tôt. Ce concert était précédé d’un DJ-set, un moment qui est habituellement l’occasion de bouger la tête sur des morceaux en vogue et des classiques du hip-hop.
Pourtant, ce soir-là, la DJ Jeune Pouce, en charge du top départ de cette communion du Jolie Garce Gang, proposait un set nourrit de remixes house et de hits revisités à la sauce amapiano. Si la house copine avec la scène rap française depuis ses débuts (David Guetta et l’animateur-rappeur Sydney signent le titre hip-house ‘Nation Rap’ en 1991), l’amapiano, lui, est un nouveau venu dans le secteur.
L’amapiano a d’abord été l’affaire de quelques autodidactes passés maitres du logiciel FL Studio.
Mais il semble avoir déjà pris ses marques. En 2022, le rappeur Youssoupha l’a adopté le temps d’un titre sobrement intitulé ‘Amapiano’, le newcomer Vacra a signé l’un des plus gros tubes de 2022 avec ‘Tiki Taka’ aux influences amapiano et même Jul en a glissé quelques touches dans ‘Miné sur Paname‘, featuring avec Tiakola tiré de son vingtième album paru en décembre dernier. Comment expliquer que ce genre électronique sud-africain, qui reste encore une musique de niche dans l’Hexagone, se rapproche aujourd’hui du grand public et des artistes de la scène rap française? Pour le comprendre, il faut retourner quelques années en arrière.
French (Touch) Connection
En 2015, Ludovic Navarre, l’homme derrière le projet mêlant jazz et deep house St Germain, est en tournée de promotion pour la sortie de son troisième album homonyme. À cette occasion, il passe dans les locaux de Radio Nova pour participer au Nova Club. L’émission, guidée par une obsession récente de Navarre, accueille ce soir-là quelques morceaux d’un genre émergent de musique électronique sud-africaine qui emprunte autant à la house qu’au jazz. Ce phénomène n’est alors l’affaire que de quelques autodidactes passés maîtres du logiciel FL Studio.
À l’époque strictement instrumental, l’amapiano se compose de house héritée du kwaito, d’un soupçon de jazz (incarné en particulier par des notes de pianos) et quelques prémices des marqueurs du genre: les shakers qui dictent le tempo et une basse qui vient casser le rythme, appelé «log drum». Pas de rappeurs, chanteurs et autres interprètes dans le cercle. Niveau structure, on y retrouve tout ce qu’il ne faut pas faire pour entrer en playlist de bande FM: des morceaux de sept minutes ou plus, autour de 115 BPM. Pas étonnant donc que le genre intéresse des producteurs à l’affût d’innovations.
En 2020, cinq ans après son Nova Club en forme de première rencontre avec ce nouveau style, Ludovic Navarre délivre un remix amapiano de son titre ‘So Flute’, réalisé par ses soins. Trois ans plus tard, DJ Gregory propose en 2023 une relecture de son ‘Tourment d’amour’ et les Phoenix voient leur titre ‘Alpha Zulu’ retravaillé par deux duos de producteurs sud-africains: GemValleyMusiQ et Toxicated Keys.
Cette connexion entre Versailles et le township de Mamelodi East a été facilitée par Jess (du duo french touch Jess & Crabbe) qui, avec son label PSSNGR, accompagne et diffuse des artistes sud-africains dénichés sur Internet. Un séjour en Afrique du Sud a permis à Jess, alias Jean-Sébastien Bernard, de créer une relation de confiance idéale pour assurer une collaboration avec des artistes hexagonaux. Aujourd’hui, il caresse l’espoir de rapprocher les artistes montants de son roster avec la sphère rap française.
Amapiano, Musique Globale
Côté majors, on cherche déjà depuis un moment à se placer sur la case amapiano, encouragé par des soubresauts dans l’actualité musicale, qui désignaient le genre sud-africain comme l’une des prochaines vagues à surveiller. Déjà en 2016, DJ Maphorisa, aujourd’hui l’une des figures emblématiques de la scène amapiano, coproduisait le morceau ‘One Dance’, un tube mondial porté par Drake et Wizkid.
Ce titre n’a pas une trace d’amapiano dans sa structure, mais son succès est tel (plusieurs milliards d’écoutes au compteur) qu’il place automatiquement DJ Maphorisa, et dans le même geste cette nouvelle génération de producteurs sud-africains, sur les radars. Dans la seconde moitié des années 2010, des interprètes commencent à s’associer à des producteurs (qui restent les réelles stars du courant) pour poser sur leurs compositions. Leurs voix vont permettre au genre d’entrer plus facilement en radio, de développer un propos et de mieux s’exporter. La scène grandit alors à vitesse grand v, avec chaque année, de nouvelles sorties, artistes et événements.
En 2020, l’amapiano est devenu un genre de musique global, largement écouté sur le continent africain. Ses hits, diffusés massivement sur les réseaux sociaux et amplifiés par des chorégraphies, deviennent viraux. Ses producteurs phares amassent des millions d’écoutes sur les plateformes et s’acoquinent régulièrement avec des stars de Lagos, comme Burna Boy et Wizkid qui poussent la chansonnette sur ‘Sponono’ produit par le «King of Amapiano» Kabza De Small. Cette déferlante allait bien finir par éclabousser l’industrie musicale occidentale.
Dans le monde post-confinement, les mentions de l’amapiano se font plus fréquentes dans l’Hexagone. On le chronique sur les fréquences de Mouv’, RFI, Nova, dans les lignes des Inrocks ou dans notre numéro 131, et le collectif Amapiano France invite les meilleurs DJ du courant à s’essayer aux platines parisiennes. Jules Borie, directeur artistique chez Universal Music Publishing Group, s’y intéresse en 2021 après avoir écouté le terriblement efficace ‘Paris’ de Q-Mark et TpZee. Il décide alors de mettre en place deux sessions de travail pour connecter des artistes portés par la major avec des producteurs sud-africains.
Le succès de ces temps de travail, Borie le mesure par le nombre de collaborations établies, le savoir-faire échangé entre producteurs et par les liens formés entre des artistes basés à des milliers de kilomètres les uns des autres. Ces camps ont lieu à Londres et à Johannesburg en septembre et novembre 2022, et comptent, parmi les plus de quatre-vingts artistes et producteurs invités, quelques noms de la scène rap française, comme les MC Meryl et Squidji (qui signe un morceau amapiano en 2022 avec ‘Recommence’) ou le producteur BGRZ. Ce dernier figure aux crédits de morceaux du rappeur Harley, l’un des principaux représentants de l’alliance entre rap français et amapiano, avec des morceaux comme ‘Party Anthem (Amapiano)’.
Une partie des sorties d’Harley sont des titres où il pose sur une composition 100% amapiano, mais d’autres se contentent d’en saupoudrer des éléments sur une production pop, rap ou afrobeats plus classique. Cette méthode, qui intègre un soupçon d’amapiano à d’autres genres de musiques, convertit son lot d’adeptes dans le rap actuel.
Rapiano
Le travail du Nigérian Asake, en particulier l’album Work Of Art, est la référence qui revient le plus souvent quand on interroge les artistes comme les producteurs de la sphère rap se lançant dans l’amapiano de nos jours. Ce disque, paru en 2023, est un symbole du rapprochement entre la scène afrobeats de Lagos avec ce genre sud-africain et de ce que leur fusion peut amener. De l’amapiano, Asake garde principalement les shakers maîtres du tempo et la basse irrégulière du log drum, venue casser le rythme. Un cocktail qu’il associe à une manière de chanter et des orchestrations tirées de l’afrobeats.
Ces morceaux, dépassant rarement les trois minutes (ce qui équivaut à la durée de l’intro d’un amapiano old-school), sont accrocheurs, fréquences-friendly (ou playlists-compatibles), et se rangent dans un courant surnommé afropiano. Sur YouTube, on trouve des centaines de tutoriels partageant les secrets de fabrication d’un log drum, et les forums musicaux de Reddit pullulent de posts recommandant tel ou tel pack de shakers pour bien émuler le son amapiano. En clair, n’importe quel producteur suffisamment débrouillard peut tout à fait répliquer la méthode afropiano, et l’appliquer à d’autres genres.
C’est ainsi qu’on entend des log drums masser nos oreilles dans les morceaux ‘Djinzin’ de Lala &ce feat. Ste Milano (produit par Phazz), ou ‘Miné sur Paname’ de Jul et Tiakola, composé par l’équipe de producteurs Boumidjal X et Holomobb. Ces derniers, duo de producteurs masqués bien connu dans le monde du rap français, cumulent les placements chez Kekra, PLK, Kaaris mais aussi dans l’afrobeats sur le morceau ‘Silk & Cologne’ d’EI8HT et Offset.
Selon eux, insérer des références amapiano permet aux rappeurs de dresser des ponts vers d’autres scènes (house, afro…) mais aussi de se montrer dans l’air du temps, conscients des tempos forts de l’époque. S’ils ont déjà des productions pleinement amapiano dans leurs disques durs, prêtes à êtres soumises à des rappeurs, rares sont ceux, côté micro, déterminés à se lancer franchement dans la tendance. Harley est l’une des rares exceptions.
Le fait que la chanteuse sud-africaine Tyla ait remporté cette année un Grammy Award pour son ‘Water’, ou que le géant du rap US Travis Scott ait posé sur le remix ce même morceau encouragera peut-être les plus réticents à s’y intéresser. Peut-être que l’apparition sur les plateformes de streaming d’Imad, premier album mi-amapiano, mi-afrobeats du youtubeur devenu musicien THEODORT, agira comme un déclic.
Initialement prévu comme un album de rap, le disque trouve sa nouvelle vision après un voyage du vidéaste auprès de sa famille au Bénin, et prend forme grâce au travail du producteur des Hauts-de-France Lowonstage et du directeur artistique web7, tous deux issus du monde du rap. La réception de ce disque, sûr de sensibiliser un nouveau public aux codes de l’amapiano, pourrait bien servir d’indicateur aux prochains artistes tentés de se frotter à la dance music d’Afrique du Sud.