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Lee "Scratch" Perry, Bilbao (2016) / ©Dena Flows
30 août 2021

Lee « Scratch » Perry : tout ce que la musique électronique lui doit

par Brice Miclet

En contribuant à l’émergence du dub, à la modernisation du reggae roots et en utilisant sa console de studio comme un instrument live, il a pesé de tout son poids sur la musique moderne. Le son jamaïcain est étroitement lié à la spiritualité et à l’électronique, Lee Scratch Perry en est la preuve ultime.

Il existe en ce bas monde une poignée d’artistes capables à la fois d’être des symboles de leur genre musical tout en étant des ovnis en son sein. En somme, des musiciens qui sont à la fois des définitions et des exceptions. Dans le reggae, et plus largement dans les musiques jamaïcaines, Lee Scratch Perry est de cette trempe. Le fou furieux mystique, surtout connu pour avoir produit Bob Marley, s’est éteint à l’âge de 85 ans sur l’île qui l’a vu naître, lui qui était pourtant exilé en Suisse depuis plus de trente ans. Un dernier retour vers la terre mère, donc. Avec lui, c’est tout un pan de la musique moderne qui s’évapore.

D’ailleurs, une illustration de son état d’esprit : un mois à peine avant son décès, il annonçait la sortie d’un nouvel album de drone jazz en collaboration avec le duo expérimental New Age Doom. Voilà de quoi était capable, à un tel âge, Lee Perry. Voilà ce qui a contribué à la construction de son mythe, ce qui a fait de lui un artiste totalement à contre-courant. Car dès la fin des années 1960, le marabout des studios s’est détaché de la culture musicale jamaïcaine pour embrasser d’autres sphères et innover. Les traces de ces voyages artistiques nous parviennent encore par bien des biais.

La culture sound-system

Pour cerner le personnage et comprendre son œuvre, il faut avoir une chose en tête : Lee Scratch Perry a toujours fui ce qu’il considérait être un establishment musical et artistique. Autrement dit, il avait le talent, l’influence et l’aura pour faire partie, comme moult compères, des hautes sphères, des leaders d’opinion. Mais la recherche de la vibe a toujours été plus forte. Dès qu’une direction générale se dessinait en Jamaïque, il s’en détachait. Dans ses studios successifs, sans se soucier des usines à tubes voisines, il pouvait parfaire un son en créant une sorte de chaos, réunissant tout ce que les ghettos de Kingston contenaient de créateurs instinctifs et d’aspirants musiciens. Ce qui a fait sa force, c’est sa vision globale de la musique. Si l’énergumène pouvait sembler fou, possédé lors des sessions d’enregistrement, c’est parce que ce lâcher prise, ces instants de liberté totale, étaient en fait calculés.

Cette culture du vivant est l’héritage de sa culture sound system. A la fin des années 1950, il fut l’un des bras armés (au sens propre et figuré) de Coxsone Dodd, légendaire producteur et deejay jamaïcain. C’est ce dernier qui l’engage au mythique Studio One en tant que parolier, arrangeur et occasionnellement producteur. Mais pas chanteur, au grand dam de Perry, qui souhaite déjà chroniquer la vie dans les bas-fonds de la capitale. Ca ne vend pas à l’époque, ça ne se fait pas. Alors, il vadrouille, travaille avec le grand Prince Buster, cherche à construire son propre studio pour gagner son indépendance… Sans grand succès, si ce n’est cette chanson, « Chicken Scratch », sortie en 1965, et qui lui offre un surnom sur un plateau.

Les faces B deviennent les faces A

Déjà, Lee Scratch Perry est un control freak. Il lui faut des musiciens pouvant exaucer ses moindres vœux, mettre en application sa vision mystique et sociale du reggae émergent. Alors que le rocksteady domine encore la scène jamaïcaine sur les cendres du ska, il prend d’emblée le reggae en affection et réunit autour de lui une bande de musiciens d’élite qu’il nomme The Upsetters. C’est cette fine équipe qui pousse, en 1969, les Wailers de Bob Marley a frapper à sa porte et à démarrer une collaboration d’une richesse folle pendant deux ans. A la base, Perry ne souhaite pas travailler avec des chanteurs. Car il a une chose en tête : la musique, l’instrumental. Une caractéristique essentielle pour comprendre l’influence qu’il aura sur la musique mondiale. Quand toute l’industrie phonographique jamaïcaine compose des chansons avec des versions instrumentales en face B, lui choisit de faire l’inverse et de les mettre en face A. Avec une base de composition, il se met dès 1969 à pousser ses consoles de mixage dans leurs retranchements. Comme en témoigne le titre « The Tackro », sorti en 1970.

Durant deux ans, Lee Scratch Perry connaît un succès monstrueux en tant que producteur des Gladiators ou des Wailers (les tubes « Duppy Conqueror », « Trench Town Rock » ou « Small Axe » portent sa signature sonore). Mais surtout, il s’appuie de plus en plus sur les innovations technologiques de King Tubby et Errol Thompson, deux ingénieurs-son de génie qui permettent, grâce à la bidouille, d’augmenter drastiquement les capacités techniques d’un studio. Lee Perry est un peu l’héritier de King Tubby en la matière. Il va embrasser ces nouveaux outils, plantant ses musiciens dans la cabine, se juchant derrière la console et mixant en live. Cette console, c’est son instrument, et ça change tout. L’instinct de l’ingénieur est fondu dans la composition, empreint de psychédélisme et de vibe mouvante. L’électronique prend le reggae roots d’assaut et un nouveau son émerge, le dub. Avec deux détails majeurs, hérités de King Tubby : un énorme bouton rouge qui permet d’enclencher instantanément un filtre passe-haut, et un nombre de pistes augmentés autorisant le maestro à muter un instrument à sa guise, en direct. Et s’il y a bien un album à retenir de cette période, c’est sans hésitation Blackboard Jungle Dub de The Upsetters, paru en 1973.

Une volée de classiques

Même si les Wailers lui font faux bon dès 1971 pour signer avec Island Records, emportant avec eux le génial duo basse-batterie des Upsetters (les frères Barrett), Lee Perry ne perd pas espoirs. Il monte un studio, The Black Ark, dont le nom trahit sa profonde spiritualité. Durant sept années, il sera le théâtre de certaines des plus belles pages de l’histoire de la musique jamaïcaine. C’est dans cet antre que des albums majeurs tels que War Inna Babylon de Max Romeo (1976), Party Time de The Heptones (1977) ou Police And Thieves de Junior Murvin (1977) ont été enfantés.

Mais l’aboutissement sonore vient avec Heart Of The Congos de The Congos. Lee Perry parvient, grâce à ses techniques studio perfectionnées, à faire émerger la quintessence des harmonies vocales du trio de chanteurs. Un classique parmi les classiques. L’équilibre entre spontanéité et rigueur est la clé de son succès. Dans le livre Bass Culture : quand le reggae était roi, de Lloyd Bradley, le chanteur reggae Junior Delgado expliquait : « Le Black Ark était une école. On a dit ça à propos de Studio One, mais le Black Ark était pareil. Quand tu étais formé par Scratch, et que tu venais du Black Ark, alors tu étais quelqu’un de très bien formé. Tu devais connaître la musique dans tous les sens, tous les chanteurs devaient connaître non seulement le chant mais aussi les accords, les changements d’accords, les figures rythmiques… Tout. Il te fait faire attention non seulement à chacun des mots, mais à chaque syllabe de chaque mot pour être sûr que cela sonne juste et que cela correspond exactement à ce qu’il en attend. » Pas fou pour un sou, pas uniquement un type fait d’instinct.

Le paradis perdu

La légende largement répandue voudrait que Lee Scratch Perry ait mis le feu au Black Ark en 1982. Parce que la venue du groupe anglais et blanc The Clash en son sein a été mal reçue par les puristes de l’île, parce que le label Island Records, qui éditait la majorité des albums enregistrés au studio, aurait arnaqué le maître des lieux, parce que l’industrie musicale dégoûtait Lee Perry, parce que le lieu était maudit… En fait, plusieurs sources évoquent plutôt un incendie survenu à cause d’un problème électrique en 1983. Quoi qu’il en soit, par les expérimentations sonores et technologiques qui y ont pris place, il reste un paradis perdu du son jamaïcain, la preuve que le roots peut être modernisé sans perdre son essence, et que la musique locale, intimement liée à l’évolution de la technologie, a profondément influencé le hip-hop, la house, le trip-hop et toutes les musiques électroniques anglaises. Grâce, en grande partie, à Lee Scratch Perry et son art de maniement du studio.

Si c’est durant cette période de plus de vingt ans que l’impact du producteur a été la plus forte, la suite de sa carrière est la conséquence de cette capacité à prendre le large quand il l’entend. Une période d’errance prenant fin après son installation en Suisse à la fin des années 1980, des collaborations fructueuses avec les Beastie Boys au milieu des années 1990, une soixantaine d’albums sortis entre 1980 et aujourd’hui… Son retour en grâce il y a désormais vingt-cinq ans et sa personnalité allumée en a fait une figure de la musique jamaïcaine à l’international. Ses tournées, certes inégales, ont toujours trouvé un accueil chaleureux en France. Et le son du Black Ark réduit en cendres, ces albums et ses plages dub lunaires résonnent encore dans toutes les contrées du monde.

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